Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Les clandestins de Dieu

Publié le 25/03/2010




Pour l’observateur extérieur, les réalités de l’Eglise catholique en Chine sont parfois déroutantes : que comprendre de ces communautés de fidèles, dites « clandestines » ou « souterraines », regroupées autour d’un clergé et de bâtiments ecclésiaux souvent très visibles ? Quelles sont les lignes de fracture et d’unité entre les « clandestins » et les « officiels » ?

Une situation surprenante

Premier étonnement : sur le continent chinois, certaines églises, grandes comme des cathédrales, appartiennent à des communautés catholiques « souterraines » et servent régulièrement à leur culte. Comment ces catholiques peuvent-ils prétendre être « souterrains » et afficher une telle visibilité ? Il est vrai que le terme « souterrain », communément utilisé pour les désigner, est une traduction peu appropriée du chinois dixia (‘sous terre’). Il n’est pas approprié à la situation des communautés catholiques qui refusent l’emprise du gouvernement chinois sur l’Eglise catholique. Le terme « illégal » serait beaucoup plus adapté. En effet, ces communautés refusent de se faire enregistrer auprès des autorités locales alors que cet enregistrement est obligatoire ; de plus, elles sont dirigées par un évêque ou un prêtre dont l’ordination, valide selon l’Eglise, n’a pas été homologuée par le gouvernement. A cela s’ajoute le fait que le lieu de réunion de ces communautés est souvent une propriété privée : cour de ferme, appartement ou bâtiment appartenant à une famille catholique. Or les offices religieux, d’après le droit chinois, ne peuvent avoir lieu que dans des édifices approuvés par les autorités locales. Finalement, ces communautés refusent de toutes leurs forces la présence parmi elles de membres de l’Association patriotique, car le gouvernement les utilise pour espionner, contrôler et, souvent, dévitaliser les activités religieuses.

Second étonnement : les membres de ces communautés ne sont pas des résistants intransigeants à la foi « inoxydable ». Le fait d’être considérés par beaucoup comme les purs et durs de l’Eglise catholique ne les gonfle pas d’orgueil. Dans la vie courante, ce sont des citoyens ordinaires et discrets qui vivent leur foi simplement, et même souvent naïvement, sans essayer de passer pour des victimes ou des héros. Rien, dans leur comportement ou leurs paroles, ne permet de les comparer aux « irréductibles Gaulois » des albums d’Astérix !

Troisième étonnement : ces communautés sont connues des services de renseignement des gouvernements provinciaux mais elles bénéficient, pour certaines d’entre elles, du soutien de gens haut placés : fonctionnaires, cadres du Parti, qui, pour des raisons diverses, les protègent ou, au moins, tolèrent qu’elles poursuivent leurs activités religieuses sans problèmes. « Tant que vous ne serez pas une source d’agitation ou de revendications dans la région, nous vous laisserons faire !, leur promet-on souvent. Mais le jour où il y aura des disputes, des troubles et des problèmes, nous sévirons ! » Les responsables de communautés ont donc intérêt à régler leurs querelles entre eux, à l’amiable, et à ne pas faire de vagues. Inviter des journalistes est sans doute une chose à éviter au maximum ! Car toute publicité excessive risquerait d’attirer des ennuis administratifs aux croyants sans leur apporter quelque avantage que ce soit.

Ces cadres et officiels qui protègent ces « résistants de l’ombre » le font par sympathie personnelle, parce qu’ils ont des croyants dans leur famille, par manque de convictions marxistes ou encore pour éviter les ennuis. Ils préfèrent fermer l’œil sur les activités religieuses qui ne gênent pas l’exercice de leur autorité et ne sont pas politiquement dangereuses.

Des communautés vivantes et ferventes

La vie spirituelle de ces communautés illégales est intense : longues récitations de prières quotidiennes en dialecte local, eucharistie si un prêtre est disponible, adoration du Saint Sacrement, catéchisme mais aussi entraide et solidarité très grandes entre les membres, nombreux volontaires pour rendre service et contribuer au bien commun, climat de confiance entre tous…

Le style de la foi reste très traditionnel. On se méfie des changements qui pourraient bouleverser les vieilles habitudes et désorienter les chrétiens âgés qui forment l’armature de la communauté : ils n’ont plus d’activités professionnelles, ils ne craignent plus les tracasseries des autorités locales, ils ont reçu, dans leur jeunesse, une formation solide et, comme dans toute société chinoise, leur autorité est reconnue et acceptée par tous. En revanche, les jeunes, pris par leurs études ou un engagement professionnel accaparant, ne s’impliquent pas autant qu’on pourrait l’espérer dans la vie chrétienne. Cela donne à ces communautés un visage conservateur mais qui n’est nullement synonyme d’étroitesse d’esprit ou de refus de la nouveauté. Ces clandestins tiennent par-dessus tout à rester en communion avec l’Eglise catholique présente dans le monde entier et à n’introduire de changements dans leur façon de voir et d’agir qu’après un soigneux discernement.

Les religieuses et les prêtres de ces communautés ont une foi très profonde, une grande générosité mais n’ont reçu qu’une formation sommaire, souvent de quelques années seulement après l’école primaire. Beaucoup viennent du Hebei, province de la partie nord du pays où vivent de nombreux catholiques. C’est là aussi où la résistance aux mesures antireligieuses du gouvernement est la plus vive.

Persécutions bien réelles

Quand les autorités locales sont moins accommodantes, il faut agir avec beaucoup de prudence et éviter tout ce qui pourrait passer pour de la provocation ou de la désinvolture envers le gouvernement. Dans ce cas, la situation de ces « clandestins de Dieu » est à haut risque : ils peuvent se faire interroger, arrêter et emprisonner. On peut démolir le lieu où ils se réunissent et confisquer leurs biens liturgiques : livres religieux, vêtements sacerdotaux, vases sacrés, etc. Les prêtres et les religieuses sont particulièrement visés par de tels coups de filets.

La méfiance des catholiques souterrains est proportionnelle à l’agressivité et à l’obstination des autorités locales. Les communautés menacées se referment sur elles-mêmes, changent régulièrement de numéro de téléphone portable, migrent d’un endroit à l’autre, évitent de prendre des habitudes, aussi bien en ce qui concerne leurs horaires, que leurs déplacements, leurs échanges de courrier, etc., de façon à ne pas se faire repérer. Les enfants et les gens considérés comme tièdes ou peu sûrs, sont tenus à l’écart. On espace et limite les rassemblements mais cela ne diminue en rien la ferveur des croyants. Chacun, seul chez lui ou en famille, est fidèle à ses dévotions quotidiennes et s’adapte au climat politique du moment. Il considère ces ennuis comme une épreuve spirituelle, une pauvreté de plus à assumer. Mais quand l’enfermement dure trop longtemps, ces petites communautés risquent de devenir des ghettos.

Dans celles-ci, les éléments extrémistes existent mais sont peu nombreux. Leur foi tourne parfois à l’idéologie : millénarisme, vision manichéenne du monde, mises en gardes contre de nouvelles offensives du démon, campagnes anti-communistes. Ces gens-là servent souvent d’alibi à la persécution au gouvernement, qui se sent menacé par de telles attitudes et croyances.

Les « prêtres noirs », qui exercent secrètement leur ministère, ne reconnaissent pas l’autorité des évêques « officiels », pourtant ordonnés avec l’accord de Rome. Véritables contrebandiers de Dieu, ils se déplacent et agissent sans observer les règles concernant les limites des paroisses et des diocèses et, la plupart du temps, ne rendent de compte à personne de leur travail pastoral. A cause d’un manque d’encadrement, de directives et de repères, certains se comportent en francs-tireurs et leurs activités donnent lieu à des débordements regrettables.

Le refus des « catholiques résistants » de se placer sous l’autorité des évêques reconnus par le gouvernement chinois et par le Saint-Père n’est pas le fait de gens obstinés et bornés. Il vient du plus profond de leur foi. En 2007, quinze évêques « officiels » et en règle avec l’Eglise ont participé à des ordinations épiscopales illicites. En 2008, le 19 décembre, 45 d’entre eux se sont rendus à Pékin à l’appel de l’Association patriotique, qui voulait célébrer solennellement l’élection des premiers évêques chinois ordonnés, en 1958, contre la volonté du Saint-Siège. De plus, ces évêques qui exercent ouvertement leur ministère sont entourés de membres de l’Association patriotique qui les surveillent, les contrôlent et, souvent, les obligent à participer à des réunions politiques. Comment ces successeurs des apôtres pourraient-ils avoir une vision objective de la situation pastorale de leur diocèse et jouir de la liberté nécessaire pour bien administrer leur troupeau ? Les catholiques « souterrains » accusent les évêques « officiels » de ne pas avoir de convictions profondes et de manger à tous les râteliers ! Au contraire, ils admirent le cardinal Zen, évêque de Hongkong pour son franc-parler et ses prises de position sans ambiguïté (1). Mais ils craignent que lorsque ce dernier prendra sa retraite, après la fête de Pâques 2009, il ne perde de son influence.

Peur d’être « lâchés » par Rome

Les catholiques « illégaux » ont apprécié la lettre de Benoît XVI aux catholiques de Chine, de juin 2007. Ce texte précisait bien la façon dont l’Eglise considérait l’Association patriotique : une organisation politique au service du gouvernement chinois. Mais ils ont beaucoup moins aimé la mauvaise interprétation qui a accompagné la publication cette lettre pastorale. En effet, selon les dires de certains, le pape aurait demandé aux catholiques illégaux de Chine de se rallier à l’Eglise « officielle ». Il semblerait même que des personnalités, haut placées à Rome, ont également adopté cette façon de voir : Mgr Zen, lui-même – disent-ils – n’a-t-il pas été plusieurs fois mal reçu à Rome ? Les communautés souterraines se demandent si ce qu’on appelle le « réalisme politique » ne va pas finir par triompher au Vatican. La Chine est une puissance qui monte et avec laquelle il convient de s’efforcer de trouver un accord rapidement. Or, dans le dialogue entre Pékin et le Vatican, les « catholiques résistants » peuvent être considérés comme un obstacle de taille !

Réconciliation problématique

On peut lire aujourd’hui, dans des revues spécialisées très sérieuses, que les catholiques souterrains refusent toute réconciliation avec leurs frères qui pratiquent ouvertement leur foi. De telles affirmations sont injustes envers ceux qu’elles accusent et ne construisent pas l’Eglise. De plus, elles dénotent, chez ceux qui s’expriment ainsi, une incompréhension profonde de la situation des religions dans la Chine actuelle, qui reste, malgré une évolution très positive depuis une trentaine d’années, un pays qui professe le marxisme athée comme doctrine officielle, l’enseigne à tous ses citoyens et oblige ses hauts responsables à l’adopter, au moins théoriquement.

Les catholiques clandestins ne sont pas fâchés avec ceux quoi ne le sont pas. Leur foi, leur credo ne sont pas différents de ceux du reste de l’Eglise. Ils ont seulement, dans une situation fort délicate, fait des choix différents de ceux des autres et ils assument ces choix, souvent douloureux, en conscience, essayant de vivre en cohérence avec ceux-ci. Or, s’ils avaient des contacts avec les catholiques de l’Eglise « officielle », ils risqueraient d’être infiltrés par l’Association patriotique et de ruiner le climat de confiance qui règne parmi eux. Pour qu’un rapprochement soit possible, il faudrait que les pressions du gouvernement sur les religions cessent et qu’une authentique liberté religieuse soit respectée dans le pays. Or, on en est encore loin ! Pouvait-on demander, pendant la dernière guerre mondiale, aux résistants de se réconcilier avec les collaborateurs ? Ce n’est que lorsque la paix est revenue que l’harmonie sociale a pu être restaurée.

La diplomatie et l’Evangile

La foi chrétienne s’accommode mal des arrangements et des calculs de la diplomatie. Certes, des relations diplomatiques entre Pékin et le Vatican seraient souhaitables, mais à quel prix ? La diplomatie vaticane ne peut pas ressembler à celle des autres pays. Elle ne peut pas avoir recours à la roublardise, à la tromperie, voire à la trahison. L’apôtre Paul ne transige pas : « Mais Dieu, qui est fidèle, m’est témoin que, dans la parole que je vous ai annoncée, il n’y a pas eu de Oui et de Non. Car le Fils de Dieu, Jésus-Christ (…) n’a pas été Oui et Non ; mais c’est Oui qui a été en Lui. » (2 Co 1,18-19). Cependant, nous vivons dans un monde bien concret avec lequel il faut apprendre à dialoguer après s’être mis à son écoute. Jésus lui-même reconnaît qu’il est difficile de se garder du péché tout en vivant dans notre monde, corrompu par le mal. Il recommande : « Soyez donc prudents comme le serpent, mais candides comme la colombe ! » (Mt 10,16) Tout l’art de la diplomatie vaticane consiste à faire preuve de souplesse tout en restant ferme sur l’essentiel.

« C’est la quadrature du cercle ! », s’insurgent les catholiques clandestins. Ils redoutent d’être « lâchés » par Rome. En effet, par le passé, le Saint-Siège a fait de nombreuses concessions à Pékin mais n’a pratiquement rien obtenu en échange. Par exemple, le pape ne nomme plus d’évêques clandestins depuis longtemps (sauf rares exceptions) : cela rend la vie difficile aux communautés souterraines, qui n’ont plus personne pour administrer le sacrement de confirmation et pour ordonner les prêtres, sans améliorer pour cela le sort des communautés qui sont officielles ! Mais Pékin n’est pas sensible à ces gestes de bonne volonté. Il semble avoir décidé de faire payer très cher à l’Eglise catholique ses supposées alliances avec les forces hostiles à la Chine (notamment au XIXème siècle) et ses condamnations du communisme, comme l’encyclique Divinis Redemptoris de 1937.

Le bras de fer se poursuit entre le Vatican et Pékin ! Qui l’emportera ? Nul ne le sait encore mais prions pour que ces « clandestins de Dieu » ne soient pas les victimes d’une réconciliation précipitée et insignifiante, ou encore insipide car trop superficielle.