Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Les Cambodgiens sont-ils prêts à la purification de leur mémoire ?

Publié le 25/03/2010




Ordonné évêque de Phnom Penh le 24 février 1963 et en charge pendant quasiment 38 ans, Mgr Yves Ramousse est un témoin de premier plan des évolutions considérables et des souffrances du Cambodge lors de la guerre civile. En 2001, après la nomination de son successeur Mgr Emile Destombes, il s’est mis au service de la paroisse de Sihanoukville, située à quatre heures de route de la capitale.

Cet homme à la foi bien trempée redit avec force son espérance pour l’Eglise du Cambodge et invite à une purification de la mémoire. L’entretien ci-dessous, mené par Etienne Loraillère, volontaire MEP au Cambodge auprès du Centre catholique pour les communications sociales à Phnom Penh, a été diffusé sur le blog de celui-ci (http://loraillere.hautetfort.com).

 

Etienne Loraillère : Le procès de Douch s’est ouvert devant le tribunal international chargé par l’ONU de juger les Khmers rouges. Les audiences sur le fond ont débuté le 30 mars dernier. Soutenez-vous cet effort de justice?

Mgr Yves Ramousse : Nous ne pourrons jamais oublier que plusieurs générations de Cambodgiens ont été profondément meurtries. Mais les chrétiens – et les Cambodgiens en général – sont-ils prêts à la purification de mémoire ? A mon sens, le principal souci devrait consister à ne pas transmettre aux jeunes générations des haines du siècle dernier restées sans réponse et sans raison. On ne transmet pas un héritage aussi lourd de crimes et de souffrances sans explication. Voyez la réalité du négationnisme chez les jeunes. Il faut lutter contre l’oubli, évidemment. Mais il faut savoir aussi que, jusque-là, la période Khmer rouge n’a guère été enseignée à l’école. Il faut que cette période soit intégrée dans l’histoire du Cambodge. On ne peut pas vivre avec une histoire tronquée. C’est la raison pour laquelle je pense que le travail de ce tribunal est nécessaire.

Les Cambodgiens ont-ils soif de vérité ?

Les Cambodgiens veulent que la vérité soit dite, mais le procès est technique, difficile d’accès, lointain. Les gens ne voient pas comment y participer et n’en voient pas non plus les résultats depuis la création du tribunal en 2001. Il est vrai que les juges ne sont pas encore entrés dans le vif du sujet : pourquoi, qui a donné les ordres, comment cela s’est-il passé ?

L’Eglise catholique au Cambodge a été elle aussi victime des violences, d’abord sous le général Lon Nol avant 1975, puis sous le régime de Pol Pot. Les églises ont été systématiquement détruites. Il y a bien dû avoir des ordres, des directives venues d’en haut, pour que ces édifices religieux soient démolis jusque dans de petits villages. Seules deux ou trois églises sont restées debout, dont celles de Sihanoukville et sur la montagne du Bokor.

Y a-t-il eu persécution religieuse selon vous sous les Khmers rouges ?

Dans le jargon des Khmers rouges, on sait que les chrétiens étaient assimilés à l’impérialisme et à la CIA. Mais les persécutions religieuses ont toujours eu des aspects politiques. Prenez l’exemple de l’empereur Tu Duc au Vietnam, ou même du temps des Romains… En réalité, les persécutions pour des raisons purement religieuses sont extrêmement rares.

Comment les chrétiens ont-ils résisté ?

Au Cambodge, la religion catholique a été interdite pendant les Khmers rouges, et même longtemps après. Durant cette période, quatorze prêtres, dont deux évêques, une dizaine de religieuses, presque tous les catéchistes et la moitié des fidèles, ont disparu. Les catholiques ont été formidables. Quand on a pu rejoindre les chrétiens, nous avons eu l’immense joie de voir comment ils avaient tenus dans la foi tout au long de ces années de terreur. Les premières retrouvailles eurent lieu en 1989, lorsque j’ai pu retourner au Cambodge après quatorze années d’exil. Nous nous sommes rencontrés discrètement dans un restaurant du boulevard Monivong, à Phnom Penh. Cela fut bref car nous étions surveillés. Mais quelle révélation ! Soixante-treize églises de pierre avaient été démolies, mais l’Eglise vivante au cœur des croyants était toujours là. Les fidèles nous ont raconté comment ils avaient vécu leur vie chrétienne pendant le régime de Pol Pot et ensuite, sous le régime vietnamien.

Comment les chrétiens se sont-ils organisés face à cette interdiction de se rassembler ?

Ils se sont adaptés aux possibilités. A Phnom Penh par exemple, après 1979, les chrétiens se réunissaient chaque dimanche dans une maison, lisaient et méditaient l’Evangile, puis priaient le chapelet. Ayant récupéré la croix épiscopale de Mgr Joseph Chmar Salas, mon successeur mort de faim dans les camps de Pol Pot, ils la plaçaient sur une table au milieu d’eux. Puis chacun venait vénérer la croix de leur évêque mort aux travaux forcés. Dans un régime qui ne reconnaissait pas la liberté de religion, ils avaient inventé une nouvelle manière de pratiquer le dimanche. Et c’était un signe très fort de communion avec l’Eglise universelle.

Sous le régime de Pol Pot, les choses étaient encore bien plus difficiles, car tout acte religieux, tout signe de foi était strictement prohibé. Par la suite, les fidèles rescapés de cette terreur nous ont raconté comment la messe a pu parfois être célébrée clandestinement dans le village de Taing Kauk où travaillait Mgr Salas avec trois autres prêtres khmers. Les prêtres montaient dans la case et célébraient la messe à voix basse, tandis qu’au dehors les chrétiens continuaient de travailler, prêtant l’oreille au déroulement de la messe tout en surveillant aussi les abords.

Mgr Joseph Chmar Salas est-il selon vous un martyr de la foi ?

Oui, certainement. D’ailleurs, nous vénérons sa mémoire avec celle des autres victimes. Nous avons érigé une croix à Taing Kauk, qui inclut dans la largeur de sa hampe, les symboles des souffrances au temps de Pol Pot : les barreaux de la prison, les entraves de fer, le bol de riz cassé symbole de la faim, les rizières du travail épuisant. Nous voulions faire mémoire des centaines de milliers de victimes soumises à un travail d’esclave dans les camps de Pol Pot. Les souffrances des enfants, des femmes et de toutes les familles, tout cela est repris dans la croix du Christ.

Pourquoi n’y a-t-il pas eu de démarches officielles à Rome pour faire reconnaitre les martyrs de la foi ?

Cela se fera un jour. Ce n’est pas trop tard. L’Eglise du Laos a entrepris ces démarches. Le souvenir de nos martyrs est rappelé dans nos litanies. Nous avons été accaparés par l’urgence des tâches présentes Nous avions beaucoup à faire, tout à rebâtir. De plus, nous ne sommes plus que cinq prêtres actuellement au Cambodge à avoir connu ce temps-là. Les autres prêtres sont de nouveaux arrivants.

A Taing Kauk où Mgr Salas est mort, nous avons cherché à créer un lieu de mémoire pour ne pas oublier. Les communautés chrétiennes y viennent en pèlerinage. Une grande célébration y a été organisée à l’occasion des 450 ans de la présence de l’Eglise au Cambodge.

Vous êtes l’évêque qui a poussé l’Eglise à parler le cambodgien ?

Avant les Khmers rouges, il y avait une Eglise qui correspondait aux besoins de l’époque. Maintenant, c’est différent. L’Eglise du Cambodge est bien plus insérée dans la culture khmère qu’autrefois. C’est ma joie de pouvoir célébrer en cambodgien, chanter et lire en cambodgien (1). Il y a de plus en plus de traductions, de littérature catholique en khmer. Le but de la mission n’est-il pas de former une Eglise capable de témoigner et d’annoncer l’Evangile dans sa langue ?

Quand on regarde l’histoire, pendant trois cent ans, les missionnaires ont travaillé au Cambodge avec des résultats très modestes. Puis nous avons fait un effort considérable pour organiser l’usage de la langue khmère. Nous nous sommes donnés les moyens de parler du Christ dans la langue du pays. C’est une grâce que le Seigneur m’a fait de participer à la croissance de cette Eglise. C’est Dieu qui convertit les cœurs ; ce ne sont pas les hommes. Nous ne sommes que les moissonneurs de ce que Dieu fait pousser.

Percevez-vous des conséquences de ce choix pastoral ?

Les visiteurs sont toujours surpris par la jeunesse et la vitalité de l’Eglise au Cambodge. Des jeunes, et aussi des moins jeunes, sont aujourd’hui attirés par le Christ. Ils acceptent de cheminer pendant trois ans pour se former en vue du baptême. C’est une situation nouvelle que l’on n’aurait pu imaginer autrefois.

Il y a tant de fait et encore plus de travail à faire. Il y a surtout un bel enthousiasme pour le faire. Quand ils sont sortis de l’enfer des Khmers rouges, les chrétiens n’étaient pas du tout abattus et peu enclins à s’apitoyer sur leur sort. « Nous sommes l’Eglise au Cambodge, nous ont-ils dit. L’Eglise sortie vivante de la grande épreuve. Nous avons la mission d’organiser la prière, de transmettre la foi et de témoigner de la Charité. » Les catholiques khmers se sont lancés avec une joie étonnante dans la reconstruction de l’Eglise, non pas l’Eglise « comme autrefois », mais avec un visage renouvelé, plus conforme à la culture khmère.

Les jeunes prennent-ils le relais ?

Les jeunes profitent, je crois, de l’engagement des anciens. Mais ils ne doivent pas oublier de s’engager eux-mêmes dans cette Eglise et se nourrir de ce même enthousiasme, pour donner un témoignage de justice, de charité. Sinon, on transforme la vie chrétienne en une routine. « Vous êtes des pierres vivantes pour la construction de l’Eglise », rappelle l’apôtre Pierre. On compte aujourd’hui sur les jeunes, mais les jeunes doivent surtout compter sur eux-mêmes !

A quel âge avez-vous été nommé évêque ?

J’avais trente-cinq ans lorsque j’ai été nommé évêque par le pape Jean XXIII, en 1963. Ce fut une charge difficile à cause des événements. La mission d’un évêque est de servir et de faire grandir l’Eglise, mais il ne contrôle pas les événements. J’ai cherché à comprendre leur signification et leur portée.

Lorsque j’ai été expulsé en 1975 par Pol Pot, j’ai dû vivre quatorze ans en dehors de l’Eglise dont j’avais la charge. L’expulsion d’un pays est une chose très dure à supporter, surtout lorsque l’on a voulu donner sa vie pour ce pays. C’est un rejet qui fait très mal, mais cela fait partie de la vie missionnaire. J’ai pris acte de cette situation. A Paris, j’ai décidé d’apprendre la langue indonésienne pour servir, dans les camps d’Indonésie, les réfugiés cambodgiens. Après cela, j’ai passé sept ans dans les camps de réfugiés à la frontière thaïlandaise, où il y avait plus de 500 000 personnes. J’étais au service des réfugiés cambodgiens dispersés un peu partout dans le monde. Et dès que cela fut possible, je suis revenu au Cambodge. Au fond, je ne me suis jamais éloigné de ce pays. Le Cambodge est devenu ma seconde patrie, a façonné mes références, mes goûts. J’ai investi beaucoup de moi-même au service du pays et de l’Eglise.

Finalement, vous avez été le témoin de différents Cambodge…

Oui, c’est vrai. J’ai connu beaucoup de régimes successifs dans cette période tourmentée : après le protectorat français et l’indépendance en 1953, ce fut la grande époque du Royaume du Cambodge avec le roi Norodom Sihanouk. Le coup d’Etat du général Lon Nol en 1970 instaura la République khmère, vite remplacée par le Kampuchéa démocratique des Khmers rouges de 1975 à 1979. La République populaire du Kampuchéa sous influence du Vietnam prit la suite, remplacée par l’Etat du Cambodge et de nouveau le Royaume du Cambodge. Beaucoup de drapeaux différents se sont succédé. Mais le temple d’Angkor Wat est toujours dessiné sur ces drapeaux successifs comme le symbole de la pérennité du Cambodge, de son histoire, de sa culture et de sa fierté.

Le Cambodge aujourd’hui cherche à s’adapter à la vie moderne. Des centaines d’usines de confection se sont ouvertes dans le pays, de nouveaux problèmes sociaux sont posés. Les infrastructures se sont considérablement développées, les routes, les ponts… mais l’électricité traîne toujours à entrer dans les villages. Le développement économique suit mal le développement de l’éducation. Beaucoup de jeunes sortent de l’université et des écoles et ne trouvent pas de travail, outre le fait que les diplômes facilement accordés ne représentent pas toujours une réelle compétence. Il reste donc beaucoup à faire ; mais on doit rappeler qu’en 1979, il n’y avait plus d’école, plus de professeurs, un désert… La remontée a commencée dès la chute des Khmers rouges.

Quel regard portez-vous sur ces années mouvementées ?

N’oublions jamais que la vitalité de la mission part de la fécondité de la croix. Je voudrais que l’on n’oublie pas la période de Pol Pot. Ce fut comme un berceau de souffrance pour les chrétiens cambodgiens, là où est née une Eglise pour le Cambodge aujourd’hui. Nous ne devons pas oublier le témoignage des martyrs. Mgr Joseph Chmar Salas, sur la route des camps de travail forcé, ne nous a-t-il pas laissé cette consigne au moment de nous séparer : « Ne nous oubliez pas, parlez de nous au monde ! Priez pour nous ! »