Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – La Birmanie récidive dans la tragédie des Rohingya

Publié le 16/04/2010




En début d’année 2009, la tragique épopée de plus d’un millier de boat people Rohingya, partis des côtes de Birmanie, puis repoussés au large par les militaires thaïlandais pour finalement s’échouer sur une île de l’extrême nord de Sumatra, en Indonésie, a – de nouveau – attiré l’attention sur le sort peu enviable fait aux Rohingya de Birmanie. Déclarés apatrides dans leur propre pays…

par la junte militaire au pouvoir à Rangoun, persona non grata au Bangladesh voisin, ces musulmans vivent un sort peu enviable. L’article ci-dessous, publié dans la Far Eastern Economic Review du 6 mars 2009 et traduit en français par la rédaction d’Eglises d’Asie, revient sur la condition de ce peuple. Il a été rédigé par Khin Maung Lay, un Rohingya installé en Thaïlande ; ingénieur diplômé de l’Université de l’Assomption à Bangkok, Khin Maung Lay exerce actuellement différentes activités en faveur des Rohingya et de la défense de leurs droits.

 

Les Rohingya, peuple jusqu’ici méconnu, a été récemment sous les feux de l’actualité internationale, quand deux groupes d’un millier de personnes ont débarqué sur les rivages de la Thaïlande. Pendant des années, et principalement pendant l’hiver, quand l’océan est relativement calme, nombre de Rohingya ont pris la mer sur des embarcations de fortune, sans aucun équipement, pour de longues traversées, à partir de leur terre natale d’Arakan, un Etat dans la partie occidentale de la Birmanie. Ils ont traversé la mer d’Andaman pour fuir les persécutions et chercher une vie meilleure dans le Sud-Est asiatique. Mais, en janvier dernier, les Thaïlandais ne les ont pas accueillis à bras ouverts et avec le sourire. Les autorités du « pays du sourire » les ont littéralement remis dans leurs bateaux et renvoyés en mer. Abandonnés au large, des centaines ont péri.

Les Rohingya vivent en Arakan (pays connu également sous le nom de Rakhine) depuis des siècles. Ils sont les descendants de différentes vagues d’immigrés, dont des marchands arabes, des marins, d’importants contingents de soldats musulmans venus du Bengale, des captifs musulmans amenés par les pirates aux XVIe et XVIIe siècles, ainsi que de la famille et de la suite du prince Moghol Sha Shuja, avec un grand nombre de convertis. Musulmans dans leur grande majorité, ils ont développé une identité, une culture et une langue différentes de celles de la Birmanie, essentiellement bouddhiste. Aujourd’hui, sur un total de trois millions de Rohingya, on estime à 1,5 million ceux qui vivent en Birmanie, alors qu’un autre million et demi vit en exil. La plupart de ces exilés vivent au Bangladesh, au Pakistan, en Arabie Saoudite et en moins grand nombre aux Emirats Arabes Unis, en Thaïlande et en Malaisie. Très peu d’entre eux ont trouvé refuge en Europe, au Japon ou en Australie. Ils sont nombreux à espérer pouvoir un jour retourner en Birmanie, où l’on aura enfin reconnu leurs droits.

Après l’indépendance de la Birmanie en 1948, le régime parlementaire d’alors, avec U Nu comme Premier ministre, reconnut le peuple Rohingya comme une ethnie à part entière. Celui-ci n’a malheureusement pas pu profiter de cette reconnaissance très longtemps. Dès les premiers temps du putsch militaire du 2 mars 1962, qui a amené la junte au pouvoir, les violations des droits de l’homme sur les Rohingya n’ont cessé de croître. La junte, avec l’ambition démente de « birmaniser » l’Arakan et de le transformer en un Etat bouddhiste, s’est livrée à toutes sortes d’abus et actions discriminatoires. Le « Rapport 2008 sur les droits de l’homme sur la Birmanie », publié en février 2009 par le Département d’Etat des Etats-Unis, illustre les différentes formes d’abus que subissent les Rohingya, dont la restriction de la liberté de circulation : « Le gouvernement contrôle sévèrement les déplacements des musulmans Rohingya, particulièrement dans les villes de Buthidaung, Kyauktaw, Maungdaw et Rathedaung, le long de la frontière avec le Banglasdesh. Les jeunes musulmans de Rakhine, qui ont été admis dans les universités ou dans les écoles de médecine en dehors de l’Etat, ont été dans l’incapacité de s’y rendre, du fait des restrictions de déplacement qui leur sont imposées. »

La récente tragédie des boat people rejetés en mer par les militaires thaïlandais n’est pas la première à avoir attiré l’attention des médias internationaux sur le peuple Rohingya. En 1978, des migrants en provenance de l’Arakan s’engouffrèrent en masse au Bangladesh. Le même phénomène se produisit de nouveau en 1991-92. A deux autres occasions, plus de 250 000 réfugiés tentèrent d’échapper à la persécution à grande échelle du régime militaire de Birmanie. Jusqu’à aujourd’hui – près de dix-huit ans plus tard –, rien n’a changé : la brutalité du régime militaire demeure et les choses ont même empiré. Le rapport du Département d’Etat de février confirme que « les Rohingya connaissent une sévère discrimination juridique, économique et sociale ».

Après le flot de réfugiés de 1991-92, la junte birmane changea de stratégie et adopta une nouvelle tactique consistant à pousser lentement mais sûrement les Rohigya en dehors de leur pays, en utilisant toutes les mesures discriminatoires et violations des droits de l’homme imaginables. Parmi eux, elle avait mis en place des obstacles économiques comme des restrictions de déplacement empêchant les activités quotidiennes, la scolarisation ou le travail, mais aussi en imposant le travail forcé, la confiscation des terres, l’interdiction de mariage, de se rendre à la mosquée ou encore même d’entretenir les tombes. C’est la recherche d’un lieu plus sûr et d’un travail qui pousse les Rohingya à quitter leurs familles et à s’embarquer dans des voyages périlleux, tel que celui qui a récemment causé tant de morts.

A l’encontre les Rohingya, de véritables campagnes de terreur et d’extermination, des crimes contre l’humanité ont été perpétrés, de manière systématique et planifiée. La junte les a exclus de la nation en créant une nouvelle loi sur la citoyenneté en 1982, qui les a littéralement transformés en un peuple sans Etat, en apatrides au sein de leur propre pays. Le gouvernement birman déclare 135 ethnies dans le pays, les Rohingya ne faisant pas partie du décompte. Plus récemment, le quotidien New Light of Myanmar, aux mains du gouvernement, a affirmé sans ambages que les Rohingya n’avaient pas droit à la citoyenneté. Ce peuple est aujourd’hui sans travail, sans maison, sans terre, et présente le taux d’analphabétisme le plus élevé de toute la population de Birmanie.

Les restrictions apportées à la liberté de déplacement, à la liberté de se marier ou d’instruire leurs enfants ont réduit à néant tout espoir pour les Rohingya, y compris celui de former une famille, alors qu’ils vivent dans des conditions à peine humaines, dans la plus affreuse pauvreté. Les restrictions de déplacement, humiliantes, – y compris sur de petites distances dans la même localité – empêchent toute activité normale dans les champs et paralysent les Rohingya socialement, économiquement et culturellement. Par exemple, des réglementations particulières ne leur permettent pas de poursuivre des études supérieures à l’université. Cris Lewa, directeur d’Arakan Project, est chercheur ; il s’est fait l’avocat des Rohingya. Il explique : « L’analphabétisme touche 80 % de la population. Il y a des écoles primaires dans la plupart des villages, mais le niveau d’éducation y est très faible. Les écoles secondaires sont très peu nombreuses (12 seulement pour toute la région de l’Arakan-Nord, qui compte 800 000 habitants) et les restrictions de circulation empêchent les enfants qui ont fini leur éducation secondaire d’aller dans une université dans une autre partie de Birmanie pour poursuivre leurs études, même à Sittwe, la capitale de l’Etat d’Arakan. »

Les restrictions sur le mariage sont suffisamment sévères pour que les couples doivent attendre des années avant d’obtenir la permission officielle de se marier, et ils ont souvent recours aux pots-de-vin pour que leur mariage puisse avoir lieu. Le viol des femmes Rohingya est devenu une stratégie des militaires pour dépeupler la patrie ancestrale des habitants de l’Arakan. Dans son rapport de 2007, « Pris entre deux Tigres », Graham Thom, coordinateur des réfugiés pour Amnesty International en Australie, écrit : « Pour les encourager à partir au Bangladesh, leur liberté religieuse et leur liberté de circulation sont limitées; ils doivent demander la permission de se marier, leurs terres sont confisquées et ils subissent de sérieuses restrictions économiques. L’armée a tué les pères et les maris et elle a violé les mères, les sœurs et les filles. Ils sont soumis d’une façon continuelle à des travaux forcés brutaux, à des impositions arbitraires et à de constantes humiliations. » De surcroît, l’augmentation du nombre de villages habités par des colons bouddhistes a changé la composition démographique de l’Arakan.

Le régime militaire a fait des Rohingya un peuple sans Etat, et a institutionnalisé un processus d’extermination à partir de pratiques discriminatoires et d’abus. Toutefois, on peut espérer que l’attention portée récemment aux Rohingya permettra de trouver une solution à leur situation. Le Gouvernement national de coalition de l’Union birmane, qui représente le gouvernement birman en exil, fait pression sur la junte militaire pour qu’elle amende ses méthodes. Récemment, Bo Hla Tint, ministre des Affaires étrangères du Gouvernement national de coalition, a rappelé que « le régime militaire (birman) n’a[vait] adhéré à quasiment aucun traité international de respect des droits de l’homme. Cela ne devrait nullement être une excuse pour se soustraire à l’obligation de respecter les droits fondamentaux, qui, étant inscrits dans le droit positif international, s’imposent à tous les Etats ».

Cependant, encore plus récemment, lors du sommet de l’Association des Nations du Sud-Est Asiatique (ASEAN), qui s’est tenu en Thaïlande, les dirigeants politiques des pays membres ont choisi de ne pas inscrire la crise Rohingya à l’agenda officiel, considérant qu’il s’agissait d’un problème « accessoire ». Mais cela ne signifie pas pour autant que le cas soit tranché. Dans une lettre adressée à Surin Pitsuwan, secrétaire général de l’ASEAN, l’Observatoire des droits de l’homme écrit qu’il considère le problème Rohingya comme « un test pour l’organisation naissante de défense des droits de l’homme de l’ASEAN ». Il faut toutefois remercier le ministre des Affaires étrangères indonésien, Hassan Wirajuda, qui a récemment tenté de trouver une solution durable à ce problème ainsi que le Premier ministre de Thaïlande, Abhisit Vejjajiva, qui a eu le courage de reconnaître les erreurs passées.

Il est néanmoins important de rappeler que le problème Rohingya n’est pas nouveau. La crise que traverse ce peuple est un problème politique enraciné de longue date dans ce pays et qui affecte toute la région du Sud et du Sud-Est de l’Asie. Il relève donc de la responsabilité de la communauté internationale de mettre un terme à cette persécution. Les Nations Unies, l’Organisation de la Conférence islamique, l’ASEAN, l’Union européenne – en coordination avec les responsables Rohingya – ont tous un rôle à y jouer.

Le peuple de l’Arakan a toutefois quelque raison d’être optimiste, après la déclaration du Secrétaire d’Etat américain, Hillary Clinton, au cours de son premier voyage à l’étranger, peu après sa prise de fonctions. Les Etats-Unis, affirmait-elle, « examinent les moyens par lesquelles ils pourraient aider le plus efficacement le peuple birman ». Pour l’instant, les Rohingya espèrent que le « changement », mot d’ordre du président Barack Obama deviendra une réalité par delà les frontières américaines.