Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Etre hindou en Malaisie

Publié le 25/03/2010




Célébrée au dixième mois lunaire du calendrier tamoul, la fête de Thaipusam est une fête religieuse hindoue pratiquée au Tamil Nadu, en Inde, ainsi qu’à Singapour, l’île Maurice ou la Malaisie. La célébration est particulièrement importante aux grottes de Batu, en banlieue de Kuala Lumpur. L’article ci-dessous replace ce festival dans son contexte politique et social, en Malaisie, …

« L’hindouisme et l’animisme (……) ont façonné et dominé le psychisme malais avant l’arrivée de l’islam (……). Pour que les Malais deviennent musulmans, il faut effacer ces vieilles croyances et y substituer une foi islamique forte et claire. » Mohammad Mahathir, Premier ministre de la Fédération de Malaisie de 1981 à 2003.

Du rituel extatique à l’affirmation politique

9 février 2009. Grottes de Batu, en Malaisie : Selva s’est levé aux aurores. C’est le jour du festival de Thaipusam, l’une des plus grandes célébrations hindoues pratiquées en Malaisie. Selva est l’un des aînés de sa famille. Il lui a été conféré le rôle de « perceur » pour la cérémonie de Thaipusam. La famille de Selva est très pieuse et cinq des hommes ont décidés de porter des kawadis (1). Cette journée est l’aboutissement d’un long processus spirituel et religieux (jeûne de 48 jours, préparation et décorations du kawadi, prières, etc.). Certaines femmes et jeunes filles de la famille ont décidé, quant à elles, de prendre part aux cortèges en apportant au dieu Murugan des offrandes de lait. Selva accompagnera sa famille tout au long de la célébration, des moments intimes dans la maison familiale à la cérémonie de préparation (prières, transe extatique, danse, perçage) au dur chemin de la procession jusqu’à l’aboutissement du cortège au cœur du temple des grottes de Batu.

Pour l’anthropologue Andrew Willford (2), le rituel de Thaipusam est certes l’expression d’une assertion collective de l’identité tamoule et hindoue mais aussi une déclaration d’« indianité » face au discours islamique-moderniste de la nation malaisienne (3). Selon lui, la communauté hindoue de Malaisie participe d’un phénomène de revivalisme religieux en réponse aux politiques gouvernementales et aux discours nationalistes (pro-malais musulmans).

Thaipusam est un festival majoritairement suivi par les classes ouvrières très modestes et prend la forme d’une résurgence de la conscience identitaire tamoule exprimée par des rituels « dramatiques » (au sens théâtral du terme) incluant, la plupart du temps, l’automutilation (4).

Selva ne participe pas au pèlerinage au sens où il ne porte pas de kawadi, ne se perce pas la langue ou les joues ou n’effectue pas de transe extatique. Pourtant, il offre ses cheveux au dieu Murugan. En échange de son geste d’humilité, il prie pour la libération de cinq hommes de sa communauté, dont P. Uthayakumar, M. Manoharan, and T. Vasanthakumar, détenus en vertu de l’ISA (Internal Security Act) sur ordre du Premier ministre, une détention sans procès et pour une durée indéterminée. Ces derniers sont reconnus comme les leaders de l’organisation HINDRAF, fondée en 2006 pour la défense des droits de la communauté hindoue.

Déni d’une histoire et d’une culture partagée

L’Asie du Sud et l’Asie du Sud-est doivent être comprises comme un vaste ensemble relié – et non séparé – par un océan. Leur histoire commune est celle de siècles d’attraction et d’attirance entre empires culturels et puissances marchandes. Durant plusieurs siècles, la péninsule malaise et son archipel ont été un carrefour d’influences, qui, initiées et maintenues par le commerce, enrichirent une culture locale vibrante. Les preuves de cette influence remontent au IVème siècle de notre ère (5). L’absorption d’éléments sud-asiatiques dans la culture malaise s’observe au-delà des preuves archéologiques et historiques et s’entendent au quotidien dans la Malaisie contemporaine : la langue, l’architecture, les arts, la religion et la mythologie.

L’islam fut adopté comme religion par les sultans malais au XVème siècle. En 1957, à l’aube de l’indépendance, l’islam est inscrit comme religion officielle à l’article 3 de la Constitution fédérale (6) de Malaisie. Dès lors, le gouvernement malaisien a toujours cherché à concilier modernisation et valeurs islamiques. Le programme d’islamisation lancé par Mahathir et promu par son fils politique d’alors, Anwar Ibrahim, visait à infuser au sein de la société et de ces structures des valeurs islamiques dites modernes. Les nombreuses agences islamiques créées par l’Etat (7) ont contribué à l’annihilation de l’héritage culturel hindou dans la culture malaise, une initiative soutenue également par le parti islamiste PAS (8). Ainsi, une véritable purge culturelle est opérée, bannissant de la culture malaise toutes pratiques dites non islamiques.

Il existe une véritable volonté de fixer les paramètres et frontières tant culturels qu’ethniques de l’identité malaise, qui, une fois privée de son hybridité, devient un concept exsangue. L’effort est tel que la dite « identité malaise » trouve sa définition verrouillée et cachetée dans la Constitution fédérale. Selon l’article 160, un Malais est un individu qui pratique l’islam, parle habituellement le malais et se conforme à la tradition malaise (9). Ainsi, les individus malais et les autres Malaisiens sont emmurés dans des groupes ethniques aux identités religieuses et culturelles scellées. Et toute mixité, plus particulièrement entre les musulmans et les autres, est fortement découragée.

La politique d’islamisation malaisienne menée depuis les années 1970 et les privilèges accordés aux Malais musulmans (10), soit la majorité de la population, n’ont fait que renforcer les tensions communautaires.

Mise en place et consolidation des frontières dites « raciales »

« Par nature, le Malais est un paresseux, le Chinois est un voleur et l’Indien est un ivrogne. Cependant, chacun, dans sa spécialité de travail, est à la fois rentable et efficace, à condition qu’ils soient bien encadrés » C.G. Wanford-Lock, 1907 (11).

La société malaisienne est fondée sur une division ethnique et religieuse héritée de l’empire britannique et entérinée par cinquante ans de règne du même parti pro-malais (12). La structure actuelle de la société malaisienne, modelée par les ambitions économiques des compagnies marchandes, représentantes exclusives de la couronne britannique, puise ses sources dans l’histoire coloniale et postcoloniale du pays. La discrimination coloniale s’est maintenue après l’accès à l’indépendance et constitue un outil politique de pérennisation du pouvoir aux Malais.

Le mode de gouvernance britannique est à l’origine d’une ségrégation communautaire par l’instauration d’un dialogue avec un interlocuteur unique représenté par la majorité malaise musulmane. Le gouvernement colonial a ainsi maintenu son autorité par une division économique et raciale de la société où le rôle de chacun était défini en fonction de son appartenance ethnique.

A l’avènement de la Fédération de Malaisie, le premier chef du gouvernement malaisien, Tunku Abdul Rahman, posa les fondements du multiculturalisme malaisien, offrant à chaque minorité le soutien institutionnel nécessaire à l’expression de son identité ethnique. Cette position multiculturaliste libérale encourageait les partis représentant des minorités (chinoise et indienne), et garantissait les droits des individus des minorités et leur spécificité culturelle : droit à la citoyenneté, soutien et financement pour les langues minoritaires (le mandarin ou le tamoul) dans l’éducation, les médias, ainsi que le respect des fêtes religieuses de chacune des communautés (13). Ainsi, les minorités, qui occupaient déjà une place majeure dans l’économie malaisienne, devinrent partie intégrante de la nation.

L’efficacité perverse de la rhétorique gouvernementale ethno-nationaliste et la politique de privilèges de la majorité malaise pratiquée de Mahathir à Abdullah Badawi (14) a eu pour conséquence la reformulation de la lutte des classes en termes ethniques. Dans une société où l’origine ethnique demeure un critère de division du travail, le terme « race » s’est substitué à celui de « classe ». Dans ce contexte se dessine une pyramide économique cynique dont les Indiens constituent la base.

Emergence et déclin d’un sursaut communautaire 

Aujourd’hui, la communauté indienne de Malaisie constitue 8 % de la population, soit environ 1,9 million d’individus. Ce groupe hétérogène est composé de 80 % de Tamouls, à 3,4 % de Telugus, à 4,7 % de Mayalalis et à 7,7 % d’Indiens du Nord (Pendjabis et Gujaratis). Les religions pratiquées sont l’hindouisme (à plus de 80 %), l’islam (7 %), le christianisme (4 %), le sikhisme et le jainisme (3 %).

La communauté, dans sa majorité, souffre depuis plusieurs générations d’une marginalisation politique, économique et sociale qui se traduit par un manque d’opportunités scolaires et professionnelles, une discrimination dans les secteurs privé et public, des menaces sur la liberté de religion et la faiblesse du niveau d’enseignement dans les écoles tamoules.

L’année 2007 marque l’apogée du combat pacifique mené par l’HINDRAF ou Hindu Rights Action Force pour l’amélioration des conditions de vie des Indiens malaisiens pauvres (sic). L’Hindraf est formée d’une coalition de trente ONG hindoues dévouées à la défense des droits et de l’héritage de la communauté indienne en Malaisie (15). L’organisation, interdite le 15 octobre 2008 et rebaptisée Makkal Sakti, avait été créée en réponse aux destructions arbitraires de temples (16) et au véritable étranglement économique subi par les membres les plus pauvres de la communauté indienne.

Las de la surdité du gouvernement malaisien face à leur cause, les frères, de facto leaders du mouvement, Waytha Moorthy et Uthayakumar Poosamy, ont déposé une plainte contre la couronne britannique le 31 août 2007, en avançant l’argument qu’en tant qu’ancien pouvoir colonial, la Grande-Bretagne avait des obligations face à ses anciens sujets abandonnés (par le gouvernement colonial) et laissés à la merci d’un gouvernement malais-musulman qui a violé leurs droits en tant que minorité. Le 15 novembre 2007, les frères Poosamy ont adressé une lettre à la reine d’Angleterre, au Premier ministre britannique et à d’autres dirigeants étrangers afin d’attirer leur attention sur la condition de leur communauté. Cette lettre dénonçait les souffrances endurées depuis plus de 200 ans et les persécutions orchestrées par un pouvoir « soutenu par des terroristes islamistes extrémistes violents et armés ». Dans ces termes peu équivoques, les leaders de l’organisation condamnaient les conséquences d’une politique gouvernementale ethno-nationaliste et pro-malaise.

En novembre 2007, Waytha Moorthy s’est rendu en Inde pour faire entendre la cause défendue par son mouvement. Les politiciens indiens, et plus particulièrement du Tamil Nadu, ont exprimé leurs inquiétudes aux gouvernements indien et malaisien. En réponse, le gouvernement malaisien a menacé d’instaurer des quotas pour bloquer l’immigration de travailleurs étrangers en provenance d’Inde et du Bangladesh. L’interdiction d’immigration devait prendre effet le 31 décembre 2007 et bien que soutenue par le président du parti indien malaisien pro-gouvernemental, le Malaysian Indian Congress (MIC), cette mesure n’a pas vu le jour. Les tensions créées par le mouvement n’ont cependant pas remis en cause les relations commerciales et diplomatiques entre les deux pays (17).

Le 25 novembre 2007, plus d’une centaine de sympathisants et membres de l’organisation ont été arrêtés au cours de l’une des plus importantes manifestations de l’histoire malaisienne, un rassemblement de plus de 30 000 personnes devant la Haute Commission du Royaume-Uni. Les manifestants furent brutalement maîtrisés par la police à coups de gaz lacrymogène et de canon à eau. Le 12 décembre, à l’apogée des tensions entre l’Hindraf et le gouvernement, le Premier ministre Abdullah Badawi ordonnait l’arrestation de cinq des leaders de l’organisation en vertu de l’ISA, en les accusant d’être liés à une organisation terroriste et d’avoir incité la population à la haine raciale. Waytha Moorthy, alors militant pour la cause du mouvement en Europe et aux Etats-Unis, décida alors de s’exiler en Grande-Bretagne.

Depuis l’arrestation de ces figures de proue et l’exil de l’un d’eux, l’organisation souffre d’une crise de leadership. Les divisions au sein de l’organisation représentent une entrave à son action et l’Hindraf semble avoir perdu de son influence sur la scène politique malaisienne.

Glas du Malaysian Indian Congress et émergence du MINDRAF

A l’aube de l’indépendance, la communauté malaise était politiquement organisée sous la bannière du parti nationaliste, l’UMNO, créé en 1946, bientôt rejoint par les minorités chinoises et indiennes réunies au sein de deux partis ethniques : la Malaysian Chinese Association (MCA) et le Malaysian Indian Congress (MIC), dans une coalition appelée l’Alliance. Dès sa création, le MIC, dirigé par John Aloysius Thivy, qui avait étudié le droit en Grande-Bretagne, prit ses marques en tant que mouvement anticolonialiste et anti-impérialiste, largement influencé par le mouvement nationaliste indien du mahatma Gandhi (18) et le Parti du Congrès (19).

L’Alliance prit le pouvoir en Malaisie dès l’indépendance en 1957. Néanmoins, l’UMNO reste, encore aujourd’hui, le parti leader de la coalition, rebaptisée depuis Barisan Nasional, le « Front national ». Aux représentants des partis minoritaires, l’élite dirigeante de l’UMNO offre traditionnellement des portefeuilles ministériels de second plan.

Depuis l’émergence de l’Hindraf, la faiblesse du MIC et son échec à défendre les intérêts économiques de la classe ouvrière indienne mais aussi sa langue, son héritage et sa culture sont devenus évident. Le parti est accusé par ses détracteurs d’avoir trahi la communauté en pactisant avec l’UMNO. L’Hindraf a aussi mis en lumière la division de classe régnant au sein du MIC entre une élite dirigeante favorisée et le reste des membres.

Les résultats électoraux de mars 2008 ont marqué la chute du MIC et de son leader, Samy Vellu, et avec lui l’impopularité du Premier ministre Abdullah Badawi. La coalition de l’opposition Pakatan Rakyat (ou « Coalition du peuple ») a obtenu 82 des 222 sièges parlementaires, soit le plus important chiffre de l’histoire malaisienne depuis l’indépendance. Samy Vellu, président du MIC, a lui-même perdu son siège parlementaire, dans la circonscription de Sungai Siput (Etat du Perak) et, avec lui, s’est effondrée à jamais la base électorale de son parti.

La lente extinction du MIC a laissé un espace politique que le MINDRAF a rapidement occupé. Créé au mois d’avril 2009, le Malaysian Indian Democratic Action Front n’a pas été encore enregistré officiellement. Ce parti politique pro-indien a émergé en quelques semaines. Le président du parti Manuel Lopez, un ancien journaliste âgé de 59 ans, assure que son parti est actif officieusement depuis trois ans et est soutenu par environ 3 000 membres. Il énonce un programme politique communautariste et demeure pour le moment indépendant des deux coalitions qui occupent la scène politique malaisienne (opposition ou pro-gouvernement). Manuel Lopez explique que la ressemblance entre les acronymes HINDRAF et MINDRAF ou la similarité de leurs ambitions politiques ne sont que pures coïncidences (20). MINDRAF ne s’adresse pas uniquement aux citoyens de confession hindoue – et, en ce sens, il ne s’agit pas d’un parti religieux – mais il demeure un parti communautaire. L’apparition de ce nouvel acteur dans le paysage politique malaisien confirme la « racialisation » de l’organisation politique du pays. Les échéances politiques à venir révèleront-elles l’efficacité de ce nouveau parti et la nature de sa relation à l’Hindraf : rivalité ou union ?

Quel avenir pour l’Hindraf ?

Le bilan de l’action de l’Hindraf reste mitigé (21). Les appels du mouvement dans et hors les frontières malaisiennes sont restés sans échos. Aucune mesure concrète n’a été prise, si ce n’est l’établissement de Thaipusam comme jour férié national par le Premier ministre Abdullah Badawi. Le succès de l’organisation réside dans la force de mobilisation des masses qu’elle a démontrée au sein et hors de la communauté indienne et la médiatisation de la cause tant sur les plans nationaux qu’internationaux.

Selon Farish A. Noor (22), l’Hindraf est aujourd’hui un mouvement en crise et plusieurs scénarios sont envisageables : la poursuite du combat en tant que groupe de pression au sein de la société civile, la dilution du mouvement et le transfert de ses ressources actives et de son soutien au parti de l’opposition, ou la création d’un parti politique réincarnant le leadership perdu du MIC. Peu importe les options, il semble important de souligner que la dimension de la lutte de l’Hindraf pour la communauté indienne s’inscrit une fois de plus dans la logique d’une politique malaisienne ancrée sur des bases ethniques et religieuses.

Les prières de Selva ont été entendues. Ce n’est pas le dieu Murugan mais le nouveau Premier ministre Najib qui a ordonné la libération de deux des détenus de l’Hindraf au premier jour de son mandat. Cependant, V. Ganabatirau et R. Kengadharan ont été assignés à résidence, le jour même de leur libération, pour une durée indéterminée (23). Bien que l’organisation s’essouffle, le combat de la communauté indienne se poursuit.