Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Une société civile dynamique

Publié le 25/03/2010




Après l’offensive lancée par l’armée contre les insurgés talibans dans la vallée de Swat, le pays est frappé par une vague d’attentats-suicides meurtriers. Le sort des quelque deux millions de réfugiés qui fuient les combats dans la Province de la frontière du Nord-Ouest inquiète d’autant plus que l’Etat paraît incapable d’assumer leur secours. Et, pourtant, loin d’être dominée…

par les fondamentalistes, la société civile est vivace et entreprenante dans ce pays de 150 millions d’habitants. En témoigne l’initiative rapportée dans l’article ci-dessous, paru le 19 mai 2009 dans les colonnes du New York Times. La traduction est de la rédaction d’Eglises d’Asie.

 

L’idée était simple, mais au Pakistan, dans un pays qui palabre mais n’agit que très peu, elle avait presque des relents de rébellion. A Lahore, un groupe de jeunes Pakistanais, fatigués d’entendre leur famille se plaindre du gouvernement, ont décidé de ne pas joindre leurs voix à ce concert de lamentations en prenant eux-mêmes les choses en main : tous les dimanches, ils prendraient des pelles, iraient en ville et ramasseraient les ordures.

C’était tout à fait étrange de faire ça pour des élèves d’un des collèges privés les plus huppés de la ville, qui passaient habituellement leurs dimanches après-midi à se reposer dans leurs maisons climatisées. Mais ils se sont sentis encouragés par le récent succès du mouvement des avocats, qui, par des manifestations nationales de protestation, avait contraint le gouvernement à remettre en poste le président de la Cour suprême, précédemment démis de ses fonctions. Et leur désir de sensibiliser le public était irrépressible.

« Tout le monde critique sans cesse le gouvernement, mais personne ne fait rien, explique Shoaib Ahmed, 21 ans, un des organisateurs. Alors, pourquoi ce ne serait pas nous qui ferions quelque chose ? »

Ces jeunes se sont donc connectés sur Facebook et ont invité tous leurs amis à ramasser les ordures le dimanche. Les ordures, comme le dit Shoaib Ahmed, « font partie des choses les plus basiques. Ce n’est pas un sujet de controverse et cela se ramasse facilement ».

Le Pakistan est un pays perclus de problèmes, de l’islamisme extrémiste à la pauvreté la plus extrême. Mais ces jeunes gens montrent un autre aspect de ce pays, une drôle de nouvelle génération, qui regarde avec scepticisme les privilèges de ses parents et réunit les mollahs et les généraux dans un même dédain. « La jeunesse du Pakistan veut voir changer les choses », explique Shahram Azhar, le chanteur de Laal, un groupe de rock pakistanais, représentatif de cette jeunesse à l’attitude rebelle.

« La raison pour laquelle les talibans se sont rendus maîtres de Swat, dit-il en se référant à cette vallée au nord d’Islamabad que les extrémistes islamiques avaient investis cette année, est que les talibans sont organisés. Nous devons donc nous organiser aussi. »

« La seule réponse aux problèmes du Pakistan, ajoute-t-il, est de susciter un mouvement ayant une large base populaire. »

Le mouvement de ramassage des ordures, auto-baptisé « Les Citoyens Responsables », ne peut assurément pas encore être qualifié de grand mouvement, bien qu’il ait attiré une foule respectable un de ces derniers dimanche, surtout si l’on prend en compte la chaleur (plus de 33 °C) et l’heure (vers 16 h). Shoaib Ahmed et ses amis ont distribué des sacs à ordures, achetés pour l’occasion. Près de quarante personnes avaient répondu à l’appel. Quelques-unes portaient des masques et toutes avaient des pelles.

Ils n’avaient pas visé très haut. La zone où ils opéraient, Ghalib Market, est un quartier modeste dans le centre de Lahore, ayant peu de circulation, entourée de boutiques, d’un terrain de cricket et d’une mosquée. Cela n’est pas un des coins les plus sales de la ville, mais le groupe y est attaché, car il l’avait déjà nettoyé dans le passé et voulait se rendre compte si son action avait eu quelque effet.

La première fois qu’ils ont nettoyé, c’était comme balayer des feuilles en automne un jour de vent. « Nous avons ramassé près de 30 sacs d’ordure, et l’on ne voyait pas la différence », explique Shoaib Ahmed. Mais ils ont parlementé avec les commerçants du coin et ils leur ont demandé de porter leurs ordures dans les poubelles, comme une sorte de coopération locale. Les relations ainsi créées, continue Shoaib Ahmed, sont la base de la réussite du nettoyage – créer un précédent que tout le monde peut imiter. « Le plus gros problème que rencontrent les gens ici est qu’il n’y a pas de poubelles », ajoute Murtaza Khwaja, 21 ans, étudiant en médecine.

En fait, le problème est encore plus compliqué. Une corruption endémique associée à la faiblesse de gouvernements sans cesse déstabilisés par les coups de force militaire a conduit à l’atrophie des réflexes politiques au Pakistan, ôtant à la société pakistanaise – et plus particulièrement aux pauvres – tout espoir de recevoir jamais ce dont elle a un besoin urgent, à savoir l’éducation, l’eau, l’électricité et la santé. « Les gens disent : ‘C’est très bien, mais les choses ne changeront jamais’ », explique Murtaza Khwaja en désignant un vendeur de rue de sa connaissance qu’il sait être particulièrement pessimiste. « Il existe ici un très fort sentiment d’impuissance. »

C’est là qu’intervient le ramassage des ordures. Les gens du coin le trouvent à la fois déconcertant et extrêmement utile. L’un d’eux, Mohamed Zahid, qui a rencontré le groupe lors de sa première sortie en mars a participé depuis à tous les ramassages. Un homme qui passait là en rickshaw s’est arrêté, est descendu et les a aidés pendant un moment.

Mais les gens qui étaient à la mosquée étaient, eux, plus critiques, et demandaient aux jeunes de nettoyer la mosquée et pas les environs. « Ils nous disaient : ‘Nous avons déjà les chrétiens pour nous faire cela le matin’ », rapporte Murtaza Khwaja. Les chrétiens, très minoritaires au Pakistan, sont le plus souvent situés au bas de l’échelle sociale ; sans éducation, ils occupent des emplois sous payés, comme de ramasser les ordures, balayer les routes ou curer les égouts.

Un dimanche, Malik Waqas, un jeune de 16 ans qui circulait en mobylette, s’est arrêté pour observer ce groupe de jeunes gens occupés à pelleter des ordures. Interrogé sur ce qu’il pensait de la scène, il répond un laconique : « C’est bien ! ». Pressé d’en dire un peu plus, il ajoute simplement : « Parce que c’est utile pour les gens. » D’autres passants sont intrigués ; manifestement, ils ne savent pas quoi en penser et beaucoup s’arrêtent pour regarder ces jeunes, avec leurs jeans, leurs T-shirts et leurs lunettes noires, qui semblent plus venir de New York que du Pakistan.

Ce dimanche, trois hommes, en robe flottante traditionnelle, s’étaient accoudés à une barrière pour regarder ces étudiants qui travaillaient. La mère de Murtaza Khwaja, venue encourager et encadrer le travail des jeunes, a essayé de les faire venir travailler avec eux. « Mais ils n’ont su que se moquer de nous, témoigne-t-elle. ‘Qu’est-ce que vous faites, vous les femmes ? »

Or, les jeunes semblaient comprendre le point de vue de ces trois hommes. « Ils se demandaient probablement pourquoi ces riches ramassaient-ils des ordures ? C’était sans doute un exercice demandé par leur collège », a exprimé un des étudiants.

Cette réflexion amena, ce jour-là, la plus sérieuse discussion entre les étudiants sur le problème dont on peut dire qu’il est le plus important du Pakistan : le fossé entre les riches et les pauvres. Des générations de pauvres et un système de sous-éducation qui les maintient dans cette pauvreté ont créé un terrain favorable à l’islamisme militant, qui constitue une sérieuse menace à la stabilité du pays.

« Ici, si vous êtes pauvre, vous n’êtes même pas un être humain, explique Pavel Qaiser. C’est une culture qui nous est propre – un propriétaire terrien et des paysans qui travaillent pour lui. » Et c’est là que s’est produit le déclic : le ramassage des ordures, que les étudiants voulaient comme un exemple pour les résidents et les commerçants du coin, était devenu un exercice qui les concernait.

« Les riches s’en moquent, les pauvres n’y peuvent rien, c’est donc à la classe moyenne de provoquer le changement. » C’est la conclusion à laquelle est arrivé Murtaza Khwaja, tandis que son groupe d’amis manifeste son approbation. « Nous devons donner l’exemple. Provoquer le changement de l’intérieur. » Et de poursuivre d’une voix impérieuse, comme s’il faisait un discours : « Nous disons à tout le monde : ‘Vous avez le droit. Pendant 60 ans, on n’a pas cessé de vous dire que vous ne l’aviez pas, mais vous l’avez ! » Mais, pour finir, ce jeune idéaliste s’est lamenté du faible nombre d’amis qu’il avait pu réunir pour ce dimanche après-midi de ramassage des ordures. A tous ceux qui n’étaient pas venus, il avait envie de dire : « Vous voulez vraiment faire quelque chose ? Commencez par prendre une pelle. »