Eglises d'Asie – Malaisie
POUR APPROFONDIR – Entre flagellation et exclusion : le sort des « musulmans hérétiques » de Malaisie
Publié le 25/03/2010
… auquel se heurte en Malaisie ceux que les lois religieuses rejettent en-dehors de la communauté musulmane.
« Le rotin (la flagellation) a pour but de permettre à l’accusé de se repentir et constitue une leçon pour tous les musulmans. » (1)
La récente condamnation à la flagellation d’une jeune femme en Malaisie (2) pour avoir bu de l’alcool en public a eu un fort écho dans le monde entier. En Malaisie, la question de cette sentence décidée par la Cour islamique de Pahang fait débat. La jeune femme a été emprisonnée le 24 août puis relâchée, l’exécution de la sentence étant reportée à une date postérieure à la fin du ramadan.
Cette affaire médiatisée hors des frontières malaisiennes n’est qu’un exemple des difficultés rencontrées par les musulmans se situant hors du dogme officiel. En ce sens, les individus, les groupes ou les mouvements musulmans ne se conformant pas strictement aux règles et normes du sunnisme shaféite, tel qu’il l’est entendu par les autorités malaisiennes, s’exposent à des condamnations judiciaires islamiques mais aussi civiles. Ainsi, les homosexuels, les couples religieusement mixtes sont en première ligne et sont susceptibles d’être arrêtés par la police morale. En Malaisie, la sodomie, les pratiques sexuelles orales, les jeux d’argent, la consommation d’alcool, les rapprochements intimes avec des non-musulmans, l’adultère et l’apostasie(3) sont interdits aux musulmans et punis par la loi islamique (4). Pour ce qui est des pratiques sexuelles dites délictueuses, l’interdiction s’adresse à l’ensemble de la population puisque punies par la loi civile un legs britannique. Ces mesures soulèvent la question des libertés individuelles dans ce pays communément perçu comme un Etat moderne où se pratique un islam modéré, présenté par le gouvernement malaisien comme un modèle à suivre pour les autres pays musulmans.
Dogme officiel et raison politique
En Malaisie, la religion est devenue un outil politique. Le parti dirigeant le pays depuis un demi-siècle, non las de sa rhétorique raciste et racialiste pro-malaise et pro-musulmane, est le chef d’orchestre d’une scène politique divisée en deux coalitions (5) et plusieurs partis ethniques. Le discours ethno-religieux, introduit par le pouvoir colonial britannique et selon lequel le pouvoir doit demeurer aux mains de la majorité malaise, constitue la base de la propagande de l’UMNO (United Malays National Organisation) au pouvoir depuis l’indépendance. L’islam est la religion pratiquée par la majorité des citoyens et est de surcroît étroitement associé à l’identité malaise (6).
Dans un tel contexte, la religion constitue une monnaie politique et la morale islamique un atout pour flatter ses rangs ou abattre ses adversaires. Corrélat : Anwar Ibrahim, ancien ministre de Mohamad Mahathir aujourd’hui leader de l’opposition, est accusé de sodomie pour la seconde fois. La « carte religieuse » est employée par l’opposition mais aussi par le parti au pouvoir ainsi que par des leaders d’organisations non gouvernementales islamiques (ONGI) se situant dans le courant dogmatique majoritaire (et ce, indépendamment de leurs positions politiques pro- ou anti-gouvernementales). Les controverses morales qui en résultent sont autant de joutes entre protagonistes politiques et constituent d’évidentes tentatives de manipulation de l’électorat. La dichotomie entre les bons et les méchants s’exerce le long des lignes de la morale islamique et la question du défenseur ou du traitre de l’islam est au centre de tous les débats politiques.
L’existence d’entités gouvernementales religieuses participe au maintien et à la veille du système autoritariste religieux en place. Le Conseil des fatwas (7), un conseil religieux émettant des avis sans pouvoir juridique, n’hésite pas à condamner des groupes, des pratiques ou des individus comme hérétiques ou anti-islamiques. Les récentes fatwas contre le yoga (8), les tomboys (9) (femme s’habillant de manière masculine), la demande d’interdiction de l’organisation féministe musulmane Sisters in Islam par le nouveau leader de la branche jeunesse du PAS (Parti Islam Se-Malaysia) (10) sont autant de témoignages de l’autoritarisme religieux malaisien. Il faut aussi citer l’interdiction de mouvements tels Ayah Pin (11) et Darul Arquam (12), ou bien encore la non-reconnaissance du chiisme. Dans ces derniers cas, l’UMNO et le PAS ont formé un front commun informel avec les ONGI pour interdire ces groupes en marge de la doctrine officielle. De même, c’est d’une voix commune que ces deux formations politiques dénoncent le mouvement des Ahmadis. En effet, tout mouvement offrant une autre voie que celle dictée par le courant majoritaire constitue un risque.
Les Ahmadis : entre schisme et hérésie
Considéré comme une bombe à retardement par l’ancien Premier ministre Mahathir, le mouvement Ahmadiyah compte 1 500 membres répartis dans toute la Malaisie ; 1 500 citoyens malaisiens à qui en dépit de l’article 11 de la Constitution fédérale garantissant la liberté de la religion, il est pratiquement interdit d’exercer leurs rites.
Connu sous le nom de Ahmadiyyah Muslim Jama’at, le mouvement Ahmadiyah fut crée en 1889 au Pendjab (Nord de l’Inde) par Mirza Ghulam Ahmad et prétend rassembler plusieurs dizaines de millions de fidèles dans plus 190 pays, essentiellement dans le sous-continent indien et en Afrique. Ce mouvement a émergé de l’islam sunnite et se considère comme le renouveau de la religion, avec pour devise : « Amour pour tous et haine envers personne » (13). Les différences théologiques entre ce mouvement religieux et l’islam sunnite résident dans l’interprétation de la vie et de la mort de Jésus Christ (14) et sur le dernier prophète. Pour les Ahmadis, Jésus-Christ aurait survécu à la crucifixion et serait parti à la recherche de la tribu perdue ; il serait mort en Inde et enterré dans la région du Cachemire. Le fondateur du mouvement s’est proclamé être le dernier prophète, celui attendu par toutes les religions (15). Depuis, l’autorité de chaque leader ou calife est considéré comme émanant de Dieu.
Les cinq piliers de l’islam, le Coran et la profession de foi sont les mêmes que dans l’islam sunnite. Le fondateur du mouvement s’est autoproclamé prophète et c’est pour cette raison que les Ahmadis sont considérés comme hérétiques par les autres musulmans. Depuis le début de leur mouvement, les Ahmadis souffrent de discriminations, de persécutions politiques et de violences. Ils sont considérés comme des non-musulmans par les autorités islamiques internationales et le pèlerinage à La Mecque leur est interdit. Plusieurs pays musulmans ont déclarés le mouvement comme déviationniste (Pakistan, 1974) (16) et ont parfois édicté des lois visant au contrôle ou la restriction des activités du mouvement (Indonésie, province de Sumatra-Sud en juin 2008) (17).
Le leader actuel du mouvement, Hadhrat Mirza Masroor Ahmad, le cinquième calife, est basé à Londres. Le groupe exerce ses rituels dans la plus grande mosquée de la ville et d’Europe (18). C’est depuis la capitale britannique que s’organise le mouvement : une station de télévision offrant des programmes éducatifs et d’information en huit langues, une maison d’édition, des conférences et une branche humanitaire, Humanity first, partenaire de nombreuses organisations humanitaires à travers le monde. Ces activités internationales sont l’une des raisons pour laquelle les Ahmadis ont souvent été accusés d’être des agents britanniques ou des agents juifs (sic). Le mouvement rejette fermement toute action terroriste, il encourage le dialogue interconfessionnel, l’éducation des femmes, le respect des droits de l’homme et la protection des minorités.
Le premier Ahmadi en Malaisie péninsulaire était originaire d’Inde, du Pendjab, et immigra pour rejoindre les forces de police locales. En Malaisie insulaire, les premiers migrants Ahmadis s’installèrent bien plus tard, en 1939, à Labuan et convertirent deux familles à leur arrivée. La première communauté (Jamaat) Ahmadi dans le pays a été fondée en 1949 dans l’Etat de Selangor, à Jaram, où fut construite une mosquée dans le style architectural des maisons traditionnelles malaisiennes. En 1954, l’organisation obtenait un espace pour célébrer ses rites funéraires et enterrer ses morts.
Le quartier général du culte se situe depuis les années 1950 dans le village de Nakhoda, à une vingtaine de kilomètres de Kuala Lumpur, dans l’Etat de Selangor, où quinze familles pratiquent leur religion. Une mosquée y a été construite une dizaine d’année plus tard sur un terrain cédé par le gouvernement à la communauté en 1959.
Depuis leur arrivée en Malaisie, les Ahmadis ont rencontré des difficultés d’intégration sociale et un harcèlement de la part des autorités religieuses et gouvernementales. La communauté des Ahmadis de Sabah, enregistrée en 1967 sous le nom de « Tahrik-i-Jadid Ahamdiyyah Muslim Association, Sabah », a été rayée des registres des sociétés par le gouvernement en 1984. La raison invoquée par le gouvernement fut celle du refus de l’organisation de retirer le terme « muslim » du nom de l’association. En conséquence, l’organisation a perdu ses titres de propriété mais a néanmoins pu continuer à exercer de manière officieuse. Les Ahmadis de Sabah utilisent aujourd’hui une mosquée à Kota Kinabalu dont ils ne sont plus les propriétaires.
L’organisation de Kuala Lumpur n’a jamais pu s’enregistrer, du fait de l’opposition du gouvernement. En avril 1975, le Comité des fatwas du Conseil national des Affaires islamiques de Malaisie (19), sous la direction du Premier ministre d’alors, Tun Abdul Razak, déclare le mouvement Ahmadi « hors de l’islam ». Leurs livres furent saisis et interdits. En 1976, les Ahmadis sont déclarés non-musulmans par le conseil islamique du territoire fédéral (20). Au plan national, la communauté malaisienne des Ahmadis a été formée en 1987 mais jusqu’à aujourd’hui n’a pas d’existence légale.
Chaque individu appartenant au groupe ethnique des Malais ou pratiquant l’islam est enregistré par le Département de l’identité comme « musulman ». La majorité des Ahmadis sont malais et la mention « Islam » figure sur leur carte d’identité. Pourtant, sur un plan juridique, les Ahmadis ne sont pas considérés comme musulmans. Cette ambigüité de statut a permis de garantir aux Ahmadis une impunité face aux tribunaux islamiques, qui ne peuvent les juger comme des apostats ou des hérétiques car, n’étant pas musulmans, ils se situent hors de la juridiction des tribunaux islamiques.
Aujourd’hui, le mouvement Ahmadi se situe toutefois dans une impasse depuis que les autorités religieuses du gouvernement territorial de Selangor ont interdit à ses pratiquants l’utilisation de leur lieu de prière tant que ces derniers persisteront à le désigner comme étant une mosquée (21). Le Docteur Hasan Ali, président du Conseil des affaires islamiques et de la tradition malaise, instance placée sous l’autorité du Département religieux de l’Etat de Selangor, et chef de la division du parti islamiste du même Etat, a déclaré vouloir « enterrer le mouvement ».
Aujourd’hui, les Ahmadis se réunissent dans des locaux privés et dans un autre Etat pour exercer leurs rites religieux sans risque de réprimandes de l’Etat de Selangor où est basé leur mouvement. Les Ahmadis n’ont reçu que peu de soutien de la part de la société civile ou du parti de l’opposition, qui se dit pourtant « multi-religieux et pluriethnique » et qui détient les reines du pouvoir dans l’Etat de Selangor. Le président de l’organisation Ungku Adnan Ismael confie : « Ils (l’opposition) sont très décevants. Je me demande quel genre de réformistes ils sont ? Ils restent silencieux sur de trop nombreuses questions. Nous demandons juste le minimum : être autorisés à prier et exercer nos rituels sans craindre d’être arrêtés ou jetés en prison » (22). Seuls les quelques bloggeurs malaisiens situés dans la mouvance de l’opposition (23) se sont montrés actifs dans la défense des Ahmadis, mais cela reste dérisoire face à l’influence du courant religieux conservateur majoritaire.
Le harcèlement verbal se poursuit à l’encontre des Ahmadis du village de Nakhoda. Ainul Yakin Mohd Zain, porte-parole de la communauté, nous explique que sa fille aînée, Huda, a dû changer d’école à plusieurs reprises pour ne pas subir les moqueries de ces camarades. Elle a achevé ses études secondaires dans un autre Etat, où elle a pu aisément cacher son appartenance au mouvement. Le jour de son examen final (équivalent du baccalauréat), la jeune fille a dû passer une épreuve de religion, comme tous les lycéens musulmans. A la première question de l’examen, il s’agissait de désigner parmi une liste de plusieurs groupes les mouvements hérétiques ou non musulmans. Pour réussir son examen, la jeune fille s’est trouvée contrainte à mentionner le mouvement Ahmadi.
Victimes de décisions judiciaires ou légales de l’une ou l’autre entité gouvernementale (à l’échelle fédérale ou nationale), les Ahmadis ne trouvent aucun soutien à l’échelle de leur Etat, pourtant dirigé par l’opposition. Les Ahmadis semblent condamner à faire office de dommages collatéraux des joutes politiques internes à la coalition d’opposition, sans pour autant trouver de soutien auprès du gouvernement du Premier ministre Najib Razak. Le parti d’Anwar Ibrahim, le Keadilan, mène la coalition de l’opposition, au sein de laquelle se trouve le parti majoritairement chinois DAP et le parti islamiste PAS. Ainul Yakin Mohd Zain explique en ces termes la décision du leader du parti islamiste, l’un des responsables de l’interdiction du mouvement Ahmadi : « Son geste politique a pour but de se glorifier, lui et son parti, comme de vrais musulmans tandis que les autres ne seraient que des non-croyants ( …). Les musulmans orthodoxes comme ceux du PAS ne peuvent nous apprécier. Les plus éclairés cependant nous donneraient raison. » Tandis que le DAP n’accorde que peu d’importance aux débats dogmatiques entre musulmans, le Keadilan peine à s’affirmer ou entend rester discret face à ces questions pour préserver l’électorat malais, qui vote en majorité pour le PAS. Les dirigeants du mouvement Ahmadi restent sceptiques quant à l’issue favorable de la bataille qu’ils mènent contre le gouvernement. Ainul Yakin Mohd Zain confie ainsi : « Nous aimons tous [la communauté] ce pays et nous voulons vivre en paix, et ne pas voir se réaliser en Malaisie les discriminations qui ont lieu dans d’autres pays (… ). La paix demeurera un rêve tant que chacun placera ses intérêts politiques et au-dessus de tous les autres. »