Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – « Allah Molotov » : Les dérives d’une controverse linguistique en Malaisie

Publié le 25/03/2010




Najib Tun Razak, Premier ministre de la Fédération de Malaisie, se voulant rassurant, dit à qui veut l’entendre que les événements sont sous contrôle et que la violence religieuse n’a jamais été une pratique malaisienne (sic). Les touristes et les investisseurs peuvent continuer d’affluer, et le Lonely Planet n’aura pas à réviser la position de la Malaisie dans le top 5 des destinations de rêve (1). 

 Il semble toutefois que le leader malaisien ait omis une partie de la toute récente histoire sociopolitique malaisienne et les agissements de son propre gouvernement, de ses institutions et de ses sympathisants dans un contexte où la religion est un outil politique. La destruction de temples hindous (2), les manifestations contre le projet du conseil interreligieux (3), la controverse sur l’apostasie, l’interdiction faite aux Ahmadi (4) d’utiliser leurs lieux de culte, tous ces événements ne sauraient constituer des anecdotes mais sont bien au contraire l’expression des tensions existantes entre les communautés religieuses et plus précisément entre musulmans d’une part, et non-musulmans, musulmans progressistes ou laïcs, d’autre part.

Un monopole religieux et moral

La décision de justice le 31 décembre 2009 autorisant l’utilisation du mot « Allah » par le journal catholique Herald (5), pour désigner Dieu, est une opportunité pour les groupes musulmans islamistes et/ou ethno-nationalistes de clamer leur légitimité de gardiens de l’islam en Malaisie et protecteurs des Malais. Selon eux, les musulmans sont les seuls propriétaires du terme et toute utilisation par les chrétiens serait fallacieuse et induirait une confusion pour les musulmans, ce qui par extension pourrait faciliter les conversions.

Les Malais sont, de par la tradition et la Constitution (6), musulmans. Le prosélytisme islamique à destination des musulmans et des non-musulmans est autorisé tandis que la propagation de messages religieux autres que l’islam, auprès des musulmans, est interdite (7). La conversion représente une véritable menace pour les musulmans en proie à une peur quasi intrinsèque et trans-générationnelle de devenir une minorité sur ce qu’ils considèrent être leur sol, leurs pays, par opposition aux migrations plus récentes. « Les fils du sol », comme sont désignées les Malais et les indigènes, constituent une majorité de 60 % dans un pays qui compte une importante communauté chinoise et indienne d’obédiences variées (chrétiens, bouddhistes, hindous, etc.) depuis des générations. Chaque cas d’apostasie d’un musulman se convertissant à une autre religion est interprété comme un crime religieux (puni par la loi islamique, en vigueur en Malaisie) mais aussi une trahison à la communauté (8).

En Malaisie, le Département des Affaires religieuses, JAKIM (9), est placé sous l’autorité du cabinet du Premier ministre et est naturellement l’institution qui définit la « bonne pratique » de l’islam en Malaisie. Le seul dogme reconnu officiellement est l’islam sunnite de l’école shaféite (10). Toute doctrine se situant en dehors du dogme officiel est considérée comme déviante ou non islamique (11), et condamnée si ce n’est par les tribunaux islamiques, du moins par des fatwa, les avis religieux sans valeur légale émis par les oulémas (12).

La société civile : un espace virtuel de débat politique

La société civile malaisienne constitue une arène virtuelle où sont jetées toutes les controverses religieuses et morales donnant lieu à des débats et des manifestations organisées par chacun des deux camps qui ne trouvent malheureusement que rarement un consensus. Traditionnellement, dans un souci de préserver son électorat essentiellement malais, le gouvernement, dirigé par l’United Malay National Organisation (UMNO), le parti au pouvoir depuis plus de cinquante ans, ne statue pas sur les questions liées à l’islam. Sans véritable arbitrage ni prise de position, le gouvernement tente de tempérer les ardeurs des deux camps, en brandissant la rhétorique mythique de « l’harmonie sociale » et en rappelant au besoin la possibilité de recourir à l’Internal Security Act (13) (ISA) contre qui la menacerait.

Il existe en Malaisie un nombre difficile à quantifier d’organisations non gouvernementales islamiques (OGNI), qui se situent majoritairement dans une mouvance islamiste. En ce sens, ces organisations se sont politiquement en faveur de la mise en place d’un Etat islamique en Malaisie et d’une application complète de la charia (et non partielle telle qu’elle est appliquée aujourd’hui) par voie démocratique. Leur projet politique s’inscrit dans le cadre du respect de la Constitution, du régime et de ses institutions. Leur idéologie islamiste s’articule autour d’idées qui, dans le contexte français, pourraient être qualifiées de socialistes ou « de gauche » en termes de politique sociale et de santé, par exemple. La catégorisation générale de ces organisations demeure une tâche ardue du fait que celles-ci se positionnent idéologiquement très différemment d’un sujet à un autre. Aussi, plusieurs tendances politiques peuvent se retrouver dans le discours d’une même organisation. La majorité des ONGI malaisiennes sont non violentes et dénoncent les actes terroristes. Ces organisations ne sont généralement pas directement associées à des partis politiques mais fréquemment soutiennent l’un ou l’autre des partis, avec une préférence pour le parti islamiste (PAS, Parti Islam Se-Malaysia), le Keadilan (14) ou l’UMNO.

Pour répondre à ce type de controverse, les ONGI s’organisent le plus souvent en coalition, afin d’exprimer une voix commune et cohérente. ACCIN (15) est l’une des coalitions les plus actives sur les sujets interreligieux et est à l’initiative des manifestations organisées récemment au sein et en dehors des mosquées. Les déclarations de groupe comme TERAS (16) ou PUM (17) sont sans ambiguïtés et s’opposent fermement à l’utilisation du mot « Allah » par les chrétiens malaisiens mais leurs déclarations ne sont pas des appels explicites à la violence.

Plusieurs groupes, se qualifiant d’islamistes, apparaissent plus comme des groupes extrémistes religieux ethno-nationalistes où le concept de la supériorité des Malais est une constante rhétorique. Ces groupes sont moins bien identifiés et parfois n’apparaissent que ponctuellement lors des controverses morales ou religieuses. Ces derniers se considèrent comme les défenseurs de l’islam et protecteurs des Malais. Ces groupes, très politisés, ne possèdent toutefois pas une véritable stratégie et réagissent au coup par coup de manière émotionnelle et parfois violente. Ils s’appuient sur une idéologie suprématiste et raciste, teintée de propagande islamiste et dénuée de tout ancrage intellectuel ou religieux solides.

Les groupes mis en cause dans les actes de violences contre les églises chrétiennes n’ont pas été identifiés, pour le moment.

Dommages collatéraux d’une guerre intra-partite

Le Premier ministre Najib Tun Razak, au pouvoir depuis mai 2009, succédant à Abdullah Badawi, exerce un mandat que certains qualifient d’illégitime car la tradition selon laquelle un Premier ministre fraîchement désigné organiserait des élections générales pour asseoir son autorité a été jusque-là oubliée. La politique malaisienne est une succession de crises et de dénonciations de scandales de corruption, d’abus ou de « déviances morales » (18) en tout genre de la part des deux camps. L’UMNO a rencontré un échec manifeste lors des élections générales de mars 2008, sous le gouvernement Badawi, où cinq des treize Etats (19) que compte la Fédération sont passés dans le giron de la coalition d’opposition Pakatan Rakyat (PR), dirigée par Anwar Ibrahim.

En 2009, la coalition gouvernementale, Barisan Nasional (BN), a essuyé huit défaites sur les neuf élections partielles organisées au cours de l’année suite à la démission ou au décès de membres des Assemblées locales ou du Parlement fédéral. Bien que l’opposition semble elle aussi traverser une crise de stabilité et parvient difficilement à maintenir une alliance cohérente, le BN doit assurer son influence sur l’électorat malais et regagner les faveurs citoyennes des électeurs chinois et indiens. Le débat sur l’identité malaise, la défense de l’islam et la préservation des privilèges d’une communauté politiquement favorisée fait toujours recette pour les leaders du front national malais. Reste cependant à convaincre l’autre partie de l’électorat.

Le Premier ministre a tenté de tempérer les émotions de chacun des camps et s’est rendu dans la première église attaquée. Si le personnage controversé de Najib ne possède qu’une partie des voix populaires, il ne fait pas non plus l’unanimité des membres et leaders de son parti. Les événements récents ont davantage érodé l’assise du Premier ministre et pourrait potentiellement lui coûter une part de ses alliés et de son électorat. Certains leaders de l’UMNO, parmi les plus conservateurs s’opposant formellement à l’utilisation du mot « Allah », perçoivent Najib comme un réformiste fanfaron mettant en péril les « privilèges indiscutables » de la communauté malaise.

En effet, les récentes annonces du Premier ministre selon lesquelles ils souhaiteraient réviser la politique de discrimination positive en faveur des Malais (NEP) a créé de vives dissensions au sein du parti. Les ambassadeurs de l’ethno-nationalisme malaisien voient ces réformes d’un mauvais œil. Cette controverse pourrait être interprétée comme une guerre intestine à l’UMNO répandue sur la scène publique, une mise à l’épreuve du Premier ministre par les éléments les plus radicaux de son parti. Selon l’historien et analyste politique Farish Noor (NTU): « Najib n’a que peu d’intérêt dans cette affaire qui a entaché son image de leader politique. Il y a probablement d’autres acteurs en jeu, certainement parmi les éléments les plus conservateurs de son parti qui ont pour ambition d’endommager la réputation de Najib, perçu (au sein de son parti) comme un réformiste pragmatique (…). Najib sait que le succès économique de la Malaisie dépend de sa capacité à être pragmatique et réaliste, mais certains, au sein de son parti, ne sont pas prêts à l’accepter. »

Mélodie d’une douce tyrannie

Suite à la décision de la Haute Cour de justice de Kuala Lumpur et les premières réactions d’une partie de la communauté musulmane, le Premier ministre s’est exprimé en ces termes : « Nous ne pouvons empêcher les gens de manifester. » Le libéralisme dont Najib a fait preuve doit être apprécié dans son contexte. Cette déclaration semble contraster avec l’utilisation de gaz lacrymogènes et de canons à eau lors des manifestations de la communauté indienne en novembre 2007 (20), de la charge de police sur une foule comprenant femmes et enfants alors que le cortège chantait l’hymne national avant de se disperser lors de la manifestation anniversaire de Bersih (21), la quasi systématique dispersion des veillées organisées chaque semaine pour soutenir la libération du bloggeur RPK (22) et contre l’ISA, puis l’interdiction de bougies et de port de T-shirt « Masukhan ISA » (23) par les autorités policières, etc.

A la lecture de ces événements, il semble que les autorités gouvernementales fassent preuve de deux poids, deux mesures, entre répression systématique lorsqu’il s’agit de manifestations allant à l’encontre des politiques et institutions gouvernementales et laxisme lorsqu’il s’agit de questions interreligieuses opposants musulmans islamistes et/ou extrémistes et les non-musulmans et/ou laïcs, et ce tant que les premiers s’inscrivent dans le dogme officiel. La récente controverse de la construction d’un temple hindou dans un quartier mixte (musulman-hindou), en août 2009 dans la ville de Shah Alam, Etat de Selangor, constitue un autre exemple de la « diplomatie » exercée face aux groupes de pression extrémistes. Les responsables de la manifestation mettant en scène des musulmans en colère brandissant une tête de vache décapitée ne fut l’objet d’intervention policière d’aucune sorte, si ce n’est plusieurs jours après les événements et suite aux nombreuses critiques des médias (notamment en Inde) et des organisations internationales de défense des droits de l’homme. Dans un effort désespéré et non moins pathétique de modérer les réactions de l’opinion internationale et locale, le ministre de l’Intérieur Hishammuddin Hussein (cousin du Premier ministre) a lui-même repris les termes des organisateurs pour décrire un acte qui n’avait pas pour but d’offenser les hindous, assurant que la tête de vache avait été utilisée pour symboliser la bêtise des autorités ayant autorisé la relocalisation du temple dans un quartier musulman (sic). Le procès des responsables est en cours.

« Allah Molotov » contre « cocktail linguistique »

Plus qu’une controverse religieuse, il s’agit avant tout d’une polémique sémantique et linguistique. Traditionnellement, les chrétiens arabes, tout comme les indigènes de Bornéo, utilisent le terme « Allah » pour désigner Dieu. La question ne fait pas véritablement l’objet d’un débat contemporain au Moyen-Orient, mais, en Indonésie, le gouvernement craint la répétition de tels actes sur son propre territoire, bien que les musulmans locaux soient plus tolérants à l’égard de l’utilisation du mot « Allah » qu’en Malaisie. Plusieurs organisations islamiques faisant autorité en Indonésie, comme la Nahdlatul Ulama (NU) ou la Muhammadiyah, ont appelé au calme et condamné fermement ces actes : « Ne soyez pas influencé par les incidents qui ont eu lieu en Malaisie. N’attaquez pas les églises. De tels actes vont à l’encontre des enseignements de notre religion [i.e. l’islam] et des lois de notre Etat. » (24)

Dans leurs déclarations à la presse, les leaders politiques malaisiens utilisent abondamment les références religieuses pour qualifier ces actes de non islamiques. Ces événements ne devraient pas donner lieu à un débat théologique, ni à un rappel des fondements de l’islam mais uniquement inspirer une relecture de la Constitution fédérale. Rappelons que la Constitution fédérale de 1957 est la loi suprême de la Fédération et que celle-ci garantit la liberté de religion et de culte à tous les citoyens, et implicitement dans la langue de leur choix. Les quelques chrétiens arabes vivant en Malaisie prient naturellement dans leur langue maternelle et ne se posent certainement pas la question du monopole linguistique. La langue malaisienne est une somme d’emprunts linguistiques d’origines diverses (sanscrit, anglais, arabe, perse), à l’image de la richesse culturelle, ethnique et historique de ce pays. Le déni de cette richesse est un déni de la nature de la nation malaisienne. Mais la question de l’identité nationale en Malaisie appelle à un plus large débat qui, malgré les tentatives des campagnes gouvernementales pour une Malaisie unie, « One Malaysia » (25), reste encore à mener.