Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – CHINE : Pour en finir avec une culture de haine

Publié le 16/10/2010




Le 25 décembre 2009, Liu Xiaobo, à qui vient d’être décerné le prix Nobel de la paix, était jugé pour avoir rédigé la Charte 08, manifeste appelant à la démocratisation de la Chine. Saisissant l’occasion, celui qui fut professeur de littérature s’exprima dans un texte diffusé quelques jours avant son procès et publié plus tard à l’étranger. Agé de 54 ans, Liu Xiaobo, qui est profondément bouddhiste tout en ayant été, …

à l’instar d’une partie significative des intellectuels chinois contemporains, marqué par le christianisme, y explique pourquoi son pays doit en finir avec la culture de la violence qui a été – et est encore dans une certaine mesure – inculquée par le régime communiste dès le plus jeune âge. Le titre original du texte est : « Je n’ai pas d’ennemis. » La traduction en français est de Rue 89.

 

 

Juin 1989 a été un tournant au cours des 50 années de ma vie. Avant cela, je faisais partie du premier groupe d’étudiants lors du rétablissement des examens d’entrée à l’université après la Révolution culturelle (1977) ; ma carrière suivait un cours normal, en route vers une maîtrise. Une fois diplômé, je serais resté comme maître de conférences à l’Ecole normale de Pékin.

Sur l’estrade, j’étais un enseignant respecté, bien accueilli par les étudiants. J’étais aussi un intellectuel public. Dans les années 1980, j’ai publié des articles et des livres qui ont eu un certain impact. J’étais convié à parler un peu partout, et j’ai été invité comme professeur en Europe et aux Etats-Unis.

Ma règle de vie était : vivre honnêtement, avec un sens des responsabilités et de la dignité en tant qu’être humain autant que dans mes écrits.

Plus jamais autorisé à parler

En conséquence, parce que j’étais rentré des Etats-Unis pour participer au mouvement de 1989, j’ai été emprisonné pour « propagande et incitation à des activités contre-révolutionnaires », et j’ai perdu la tribune d’expression que j’aimais.

Je n’ai plus jamais été autorisé à publier ou à parler en public en Chine. Tout simplement pour avoir exprimé une opinion politique divergente et pour avoir participé à un mouvement pacifique et démocratique, un enseignant a perdu son estrade, un auteur a perdu le droit de publier et un intellectuel a perdu le droit de s’exprimer publiquement. C’était triste, à la fois pour moi en tant qu’individu, et pour la Chine après trois décennies d’ouverture et de réformes.

En y repensant, toutes les expériences les plus dramatiques de ma vie depuis le 4 juin [Tiananamen, 1989, NDLR] se sont déroulées dans des tribunaux. Les deux occasions que j’ai eues de m’exprimer publiquement l’ont été lors de procès devant le Tribunal intermédiaire populaire de Pékin, l’un en 1991, l’autre actuellement. Bien que le chef d’accusation ait été différent dans les deux cas, il s’agissait en fait de la même chose : dans les deux cas, de délit d’opinion.

Vingt ans plus tard, les âmes des victimes innocentes du 4 juin attendent toujours de reposer en paix, et moi, qui ai été conduit sur le chemin de la dissidence par les passions du 4 juin, j’ai perdu le droit à la parole dans mon propre pays après avoir quitté la prison de Qincheng en 1991.

Je ne pouvais plus m’exprimer qu’à travers les médias étrangers et j’ai donc été surveillé pendant des années, placé en résidence surveillée (mai 1995-janvier 1996), envoyé en camp de rééducation par le travail (octobre 1996-octobre 1999), et je me retrouve de nouveau mis au ban des accusés par mes ennemis au sein du régime.

Mais je veux dire à ce régime qui me prive de ma liberté que je maintiens ce que j’ai dit dans ma déclaration de grève de la faim du 2 juin, il y a vingt ans : je n’ai pas d’ennemis, je n’ai pas de haine. Aucun des policiers qui m’ont surveillé, arrêté, interrogé, aucun des procureurs qui m’ont poursuivi, aucun des juges qui m’ont condamné, ne sont mes ennemis.

Et même si je ne peux pas accepter votre surveillance, vos poursuites ou vos condamnations, je respecte vos professions et vos personnalités. Cela s’applique à Zhang Rongge et à Pan Xueqing, qui sont actuellement procureurs : j’ai été conscient de votre respect et de votre sincérité lorsque vous m’avez interrogé le 3 décembre [2009, NDLR].

La haine rouge de la sagesse

Car la haine ronge la sagesse et la conscience d’une personne, le sentiment d’inimitié peut empoisonner l’esprit d’une nation, inciter à des luttes pour la vie et la mort, détruire la tolérance et l’humanité d’une société, et bloquer la progression d’un pays vers la démocratie et la liberté. J’espère ainsi transcender mes vicissitudes personnelles en une compréhension du développement de l’Etat et des changements de la société, m’opposer à l’hostilité du régime avec mes meilleures intentions et atténuer la haine avec de l’amour.

Comme nous le savons tous, les réformes et l’ouverture ont entraîné une transformation de l’Etat et des changements de la société. De mon point de vue, cela a commencé avec l’abandon du principe de la « lutte des classes comme facteur dominant » qui était le principe suprême de l’ère Mao. Nous nous sommes consacrés au contraire au développement économique et à l’harmonie sociale.

Le processus conduisant à l’abandon de cette « philosophie de la lutte » est passé par l’affaiblissement graduel de la mentalité d’inimitié, l’élimination de la psychologie de la haine, et l’évacuation du « lait de la louve » dans lequel avait été plongée notre humanité. C’est ce processus qui a permis de créer un environnement plus détendu pour les réformes et l’ouverture, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays, pour le rétablissement de l’amour entre les peuples, et le terreau humain favorable à la coexistence pacifique de différentes valeurs et de différents intérêts.

Tout cela a permis l’explosion de la créativité populaire et le retour de sentiments chaleureux plus conformes à la nature humaine.

En abandonnant à l’extérieur la « lutte contre l’impérialisme et le révisionnisme », et en interne la « primauté de la lutte des classes », on a permis le développement des réformes et de l’ouverture jusqu’à ce jour. L’orientation de l’économie en direction du marché, la tendance à la diversité culturelle et l’évolution vers un Etat de droit, ont profité de l’affaiblissement de cette mentalité.

Même dans le champ politique, où les progrès ont été les plus lents, l’affaiblissement de l’esprit d’inimitié a également rendu le pouvoir politique plus tolérant vis-à-vis de la diversité de la société, a permis de diminuer sensiblement le nombre de poursuites de dissidents, et a permis de changer la description du mouvement de 1989 de « rébellion organisée » à « tourmente politique ».

L’universalité des droits de l’homme

L’affaiblissement de l’esprit d’inimitié a conduit le pouvoir politique à accepter progressivement l’universalité des droits de l’homme. En 1998, le gouvernement chinois a promis au reste du monde de signer les deux conventions internationales des Nations Unies sur les droits de l’homme, marquant la reconnaissance par la Chine de l’universalité des droits de l’homme.

En 2004, pour la première fois, l’Assemblée nationale du peuple [Parlement, NDRL] a inscrit dans la Constitution que « l’Etat respecte et protège les droits de l’homme », indiquant ainsi que les droits de l’homme sont devenus l’un des principes fondamentaux de l’Etat de droit. Dans le même temps, le régime actuel a annoncé vouloir « mettre l’homme au centre », et « créer une société harmonieuse », ce qui constituait un progrès dans la conception du pouvoir qu’a le Parti [communiste chinois, ndlr].

Le progrès au niveau le plus bas a été notable, y compris dans ma propre expérience depuis mon arrestation.

Je continue d’affirmer que je suis innocent et que les accusations portées contre moi sont anticonstitutionnelles. Mais depuis que j’ai perdu ma liberté, il y a un peu plus d’un an, j’ai connu deux lieux de détention, quatre officiers de police menant l’enquête, trois procureurs et deux juges.

Dans leur manière de traiter ce cas, il n’y a eu aucun manque de respect, aucun délai prolongé, aucun aveu contraint. Leur attitude calme et rationnelle a montré à plusieurs reprises leur bonne volonté.

Le 23 juin [2009, NDLR], j’ai été transféré de ma résidence surveillée au Centre de détention n° 1 du Bureau de la Sécurité publique de Pékin, connu sous le nom de « Beikan », et j’ai vu l’amélioration pour les prisonniers des conditions de surveillance pendant les six mois que j’y ai passés.

J’avais connu le vieux Beikan (Banbuqiao) en 1996 et, comparé au Beikan d’une décennie auparavant, j’ai constaté de grands progrès, aussi bien dans les installations matérielles que dans la gestion des lieux.

En particulier, la gestion humaine innovante du Beikan s’applique de manière plus flexible, sur la base du respect des droits et de la dignité des détenus. Cette gestion s’incarne dans le journal Emission chaleureuse et repentance, dans la musique jouée avant les repas, lorsqu’on se lève et qu’on va se coucher, donnant aux détenus un sentiment de dignité et de chaleur, leur donnant l’envie de garder leurs cellules ordonnées, et allant à l’encontre du sentiment qu’ont les gardiens d’être les maîtres de la prison.

Cela fournit non seulement un environnement plus humain aux détenus, mais améliore aussi grandement l’environnement et l’état d’esprit dans la gestion de leur cas. J’avais des contacts étroits avec Liu Zhen, qui était en charge de ma cellule. Les gens étaient réconfortés par son respect et par ses soins apportés aux détenus. Ce fut pour moi une chance, à Beikan, d’avoir pu connaître le bon, sincère, honnête et responsable M. Liu.

Les croyances politiques sont fondées sur de telles expériences personnelles et convictions. Je suis fermement persuadé que le progrès politique de la Chine ne cessera jamais, et je suis très optimiste sur la perspective de voir la liberté arriver en Chine dans l’avenir, car aucune force ne peut bloquer le désir humain de liberté.

La Chine deviendra un jour un Etat de droit dans lequel les droits de l’homme règneront en maître. J’espère que de tels progrès se feront également sentir dans le déroulement de ce procès, et j’espère dans un juste verdict de cette cour – un verdict capable d’affronter le jugement de l’Histoire.

Mon amour pour Liu Xia

Demandez-moi quelle a été l’expérience la plus heureuse de ces deux dernières décennies, et je vous répondrai que c’est d’avoir obtenu l’amour sans limites de ma femme Liu Xia. Elle ne peut pas être présente dans ce tribunal aujourd’hui, mais je veux quand même te dire, mon amour, que j’ai confiance que ton amour pour moi sera toujours le même.

Au fil des années, dans ma vie non libre, notre amour a connu de l’amertume provoquée par l’environnement extérieur. Mais en y repensant, il est sans limites. Je suis condamné dans une prison visible, alors que tu attends dans une prison invisible (1). Ton amour est la lumière du soleil qui transcende les murs et les barreaux des prisons, qui caresse chaque endroit de ma peau, qui réchauffe chacune de mes cellules et qui me permet de conserver mon calme intérieur de telle sorte que chaque minute passée en prison soit pleine de sens.

Mais mon amour pour toi est plein de culpabilité et de regrets, au point d’alourdir parfois mes pas. Je suis un rocher dur dans un monde sauvage, qui doit affronter de terribles intempéries, et trop froid pour qu’on ose le toucher. Mais mon amour est solide, acéré et peut franchir tous les obstacles. Et même si je suis réduit en poussière, je t’envelopperai de mes cendres.

Avec ton amour, j’affronte ce procès calmement, sans aucun regret sur mes choix, et en regardant l’avenir avec optimisme. J’espère qu’un jour mon pays sera un pays de libre expression, où toutes les paroles des citoyens seront traitées avec égalité ; où différentes valeurs, idées, croyances et opinions politiques rivaliseront et coexisteront pacifiquement ; où les opinions de la majorité et de la minorité jouiront des mêmes garanties ; en particulier un pays où les opinions de ceux qui divergent de celles du pouvoir seront respectées et protégées ; où toutes les opinions politiques pourront s’exprimer pour que le peuple puisse choisir ; où tous les citoyens pourront exprimer leurs opinions politiques sans craintes ; où plus personne ne subira de persécutions politiques pour avoir exprimé une opinion divergente.

J’espère être la dernière victime de l’inquisition intellectuelle sans fin en Chine, et qu’après cela plus personne ne sera plus jamais emprisonné pour ses prises de position.

La liberté d’expression est le fondement des droits de l’homme, la source de l’humanité et la mère de la vérité. Bâillonner la liberté d’expression, c’est fouler aux pieds les droits de l’homme, étrangler l’humanité et supprimer la vérité.

Je ne me sens pas coupable d’avoir voulu utiliser mon droit constitutionnel à la liberté d’expression, et d’avoir rempli mes responsabilités sociales en tant que citoyen chinois. Et même si on me condamnait, je ne m’en plaindrai pas. Merci.