Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Traduire la Bible : une expérience spirituelle

Publié le 09/04/2012




Les lecteurs d’Eglises d’Asie connaissent bien le P. François Ponchaud, des Missions Etrangères de Paris. Connu du grand public pour avoir fait connaître la tragédie vécue par les Cambodgiens après la prise du pouvoir par les Khmers rouges (Cambodge année zéro, Paris, Julliard, 1977), auteur de plusieurs ouvrages sur le Cambodge et la petite communauté catholique qui y vit (La Cathédrale de la rizière, Paris Le Sarment-Fayard, 1990, réédité aux éditions CLD en 2006), il est aussi l’un des protagonistes de la traduction en khmer de la Bible, …

 … une entreprise entamée en 1973 et achevée en 1998. Il s’inscrivait ainsi à la suite d’une longue lignée de prêtres des Missions Etrangères de Paris, pionniers de la linguistique cambodgienne et rédacteurs des premiers dictionnaires cambodgiens. Fort de cette expérience, menée dans un cadre œcuménique, le P. Ponchaud livre dans le texte ci-dessous quelques clefs de vocabulaire. Comment, en effet, dans une civilisation marquée au plus profond par l’animisme, le brahmanisme et le bouddhisme, parler de Dieu, du Dieu des chrétiens, à des Khmers sans risquer d’être incompris ?

  

Ce sont les événements qui m’ont conduit à lancer, puis à collaborer à la traduction interconfessionnelle de la Bible en cambodgien, en qualité d’exégète autoproclamé, sans formation précise, avec un pasteur méthodiste et deux spécialistes de la langue khmère. L’an dernier, Mgr Olivier Schmitthaeusler, le nouvel évêque de Phnom Penh [depuis octobre 2010], m’a demandé d’achever la traduction de l’ensemble des textes du concile Vatican II que j’avais commencée jadis à usage des séminaristes : je viens d’en achever une première version. Travail passionnant, qui permet de chercher de nouveaux mots et de nouvelles expressions pour exprimer notre foi catholique dans une Eglise nouvelle qui ne possède pas encore un vocabulaire religieux bien fixé.

Je considère ce travail comme un cadeau du Ciel, qui m’a permis d’approfondir ma foi, afin de la transmettre en un langage compréhensible. Prenons un premier exemple tiré de la compréhension du sens originel des mots : si on demande à un Français, même non chrétien, ce que signifie le mot « résurrection », il traduira immédiatement par « vivre à nouveau ». C’est cette idée que nos vénérés Anciens, prêtres des Missions Etrangères, ont traduit dans les diverses langues asiatiques qu’ils ont dû apprendre et dans lesquelles ils ont traduit la Bible. Ils ont fait ce qu’ils pouvaient, avec leurs connaissances et l’esprit du temps. Un grand coup de chapeau pour ces pionniers ! Lors de la formation des catéchumènes, dans une mentalité bouddhiste où la transmigration est un donné culturel, nous nous sommes vite rendus compte que ce mot n’était pas le bon : pour beaucoup de catéchumènes, Jésus s’était « réincarné », « avait repris sa chair et ses os », « vivait comme avant ». Le cœur de notre message était donc sérieusement biaisé.

A l’analyse, dans le Nouveau Testament, il n’y a que quelques emplois du mot « vivre à nouveau » (ana-zoein : ana « de nouveau », zoein « Vivre », même racine que le Zoo), notamment par le père de l’enfant prodigue (Lc 15,32) qui, après avoir retrouvé son fils, dit : « Mon fil était mort, il est revenu à la vie » (ana-zoei). Pour Jésus, il est écrit, en revanche, que Dieu l’a « réveillé » (égeireisthai), « relevé d’entre les morts » (anastazethai). Jésus n’est pas le sujet, il ne s’est pas ressuscité lui-même, mais a « été re-levé, ré-veillé », au « mode moyen », en grec, c’est-à-dire mode qui indique que l’intéressé a subi l’action d’un autre, du Père en l’occurrence.

Si de plus, on examine les harmoniques utilisées pour qui désigner l’événement extraordinaire de Pâques, on peut noter « il a été élevé », « exalté, super-exalté » « glorifié », « entré dans la gloire », « établi Christ et Seigneur », « a reçu le Nom », « a été rempli de l’Esprit et nous l’a donné », pour ne signaler que les termes les plus usuels. A part Luc qui distingue trois phases de l’unique événement de Pâques (revification-exaltation-don de l’Esprit), à des fins catéchétiques, les trois autres Evangélistes ne distinguent pas les trois volets de ce même événement, mais l’Eglise catholique d’Occident en a fait trois événements historiquement séparés : Résurrection, Ascension, Pentecôte !

Après de multiples essais, nous nous sommes arrêtés au mot « il a reçu – vie divine – nouvelle -glorieuse », ce qui sonne assez bien en khmer. « Reçu – vie divine » correspond à l’acception habituelle du mot « résurrection » ; « nouvelle » car, dans l’Apocalypse et dans les lettres de saint Paul, le mot « nouveau » signifie le monde à venir dont nous participons déjà par la foi et le baptême ; « glorieuse » parce que, dans la Bible, « la Gloire », c’est la vie même de Dieu qui se manifeste, le « poids » de Dieu. Ainsi, par ce mot, nous amenons l’auditeur à partager notre foi, sans mettre d’obstacles supplémentaires provenant de l’usage d’un mot impropre : par sa résurrection, Jésus, vrai homme, est entré dans le monde divin, il y est vivant, établi Christ et Seigneur.

Sans doute ce nouveau mot n’est pas encore accepté par tous, spécialement par les prêtres, car les habitudes ataviques sont difficiles à abandonner… Sans doute faut-il être patient et attendre que ceux qui ont une autre conception de la Résurrection fassent eux-mêmes l’expérience spirituelle profonde de « la vie nouvelle en Christ ».

On pourrait, dans le même registre de la compréhension initiale, réfléchir sur le sens des mots « mystère » – qui ne signifie pas « obscur, incompréhensible », mais au contraire révélation de Dieu, événement (« Mystères joyeux, douloureux, Glorieux ») ; « Eucharistie » qui ne signifie pas « Corps du Christ », mais « Action de grâce », etc.

Poursuivons avec d’autres exemples de mots tirés du vocabulaire bouddhique mal compris. Souvent dans les documents du Concile revient le mot « Laïc ». Le « Laïcos » est le membre du peuple de Dieu (« Laos » en grec) qui est « sacerdote, prophète et roi ». Ce mot désigne donc le chrétien dans toute sa dignité. Dans l’esprit de leur temps, nos vénérés Anciens considéraient les prêtres (les « anciens ») comme l’équivalent des moines bouddhistes, les chrétiens étaient donc l’équivalent des fidèles bouddhistes dans leurs rapports avec les moines. Or, les moines forment une catégorie spéciale, des préah (« divins, illustres, rizières de mérites » où les fidèles ensemencent des mérites). Parce qu’« abstinents » (buos), ils sont donc des êtres supérieurs. On retrouve ici une certaine forme de mépris platonicien du corps.

Les fidèles bouddhistes sont des « gens qui possèdent des maisons » (krohâs), êtres inférieurs attachés aux biens de ce monde ! C’est pourtant le mot utilisé au Cambodge depuis les temps immémoriaux que les catholiques utilisent pour désigner les « laïcs ». Il faut savoir qu’en langue khmère, le langage utilisé pour les moines n’est pas celui utilisé pour les fidèles ! Cet emploi inexact fausse radicalement la conception de l’Eglise, Peuple de Dieu, de Vatican II. Nous avons donc pris, provisoirement, le mot, pas très satisfaisant, de « chrétien ordinaire ». « Chrétien » suffirait pour indiquer la dignité du « Laïcos ». Il faut donc résolument abandonner ce type de langage calqué sur une représentation du monde bouddhique, qui ne convient pas à l’expression de notre foi, et induit à des erreurs graves, même si les chrétiens de naissance et quelques prêtres l’emploient volontiers.

Dans le même registre des rapports faussés avec le bouddhisme, on pourrait signaler les mots choisis pour désigner « les religieux » qui ne sont pas des « abstinents » (buos), mais des gens « consacrés » volontairement à Dieu, signe du Règne à venir. De même, le mot bouddhiste désignant « les saints » (arahant : personnes qui ont éteint leurs passions par leur action personnelle) est porteur d’une doctrine sous-jacente diamétralement opposée à la justification par la foi et à la sanctification par la miséricorde de Dieu. Les Khmers, même catholiques, comprennent très bien ce mot, mais c’est un faux sens !

Ou bien encore le mot désignant le pape comme un dignitaire bouddhique, plus ou moins royal, car c’est un titre accordé par le roi, est loin de la conception de « grand père », sens originel du mot pape, ou du « serviteur des serviteurs de Dieu », comme il se désigne lui-même dans les actes du Concile ! Nous avons choisi « évêque de Rome ». On pourrait multiplier les exemples.

Dans une Eglise peu nombreuse, composée majoritairement de nouveaux chrétiens, il est encore facile, avec un peu de courage et de lucidité, de procéder aux changements nécessaires sans troubler les consciences attachées à des traditions immuables. Risquons donc l’audace !