Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Conflit de l’Arakan : une perspective historique

Publié le 02/10/2012




Depuis la crise qui a éclaté en juin dernier dans l’Etat de l’Arakan, où de violents affrontements entre Arakanais bouddhistes et Rohingyas musulmans ont fait de nombreuses victimes et d’importants dégâts matériels, le calme que les forces de l’ordre ont instauré dans cette région de la Birmanie frontalière avec le Bangladesh paraît précaire…

et de récents événements viennent de confirmer la persistance des tensions. Afin d’aider à la compréhension de ce conflit, le site d’information The Irrawaddy a interviewé l’un des meilleurs connaisseurs de cette région, le chercheur Jacques Leider, qui dirige actuellement le centre de l’Ecole française d’Extrême-Orient (EFEO ) à Chiang Mai, en Thaïlande (1). L’interview ci-dessous a été traduite par la Rédaction d’Eglises d’Asie.

 
The Irrawaddy : Quelle est la signification du terme ‘Rohingya’ ?

Jacques Leider : Le terme « Rohingya » apparaît pour la première fois à la fin du XVIIIème siècle, dans le rapport d’un Anglais venu dans une partie de la région de Chittagong, actuellement située dans l’Etat d’Arakan (Rakhine) (2). Son nom est Francis Buchanan-Hamilton. Il était médecin et ce terme apparaît dans l’un des documents qu’il a publiés. Mais lorsque nous donnons des explications scientifiques ou l’étymologie du mot, nous ne disons rien de son sens politique. Au XXème siècle, ce terme est employé comme un label politique pour affirmer une identité. Dans quel sens ce terme est-il employé depuis les années 1950 ? Il est clair que ceux qui l’utilisent veulent donner une identité à ceux qui vivent dans cette région.

Que pouvez-vous nous dire au sujet de l’histoire de la communauté musulmane dans l’Etat d’Arakan ?

Dans toute l’Asie du Sud-Est – que ce soit en Thaïlande, en Indonésie ou ailleurs –, vous trouvez des communautés musulmanes. L’islam s’est développé dans certaines régions en Indonésie, en Malaisie etc. où il n’existait pas avant le XVème siècle. On trouve aussi, et ce n’est pas surprenant, une communauté musulmane au Myanmar (3), qui a commencé à apparaître au XVe siècle. Une seconde vague d’implantation musulmane correspond à la période coloniale, lorsque de nombreuses personnes venues du Bengale et des environs sont venues s’installer dans l’Etat Rakhine.

Sur le terrain, quelle est la situation entre les Arakanais bouddhistes et les Rohingyas musulmans ?

Il est très difficile de répondre à cette question pour un étranger qui ne peut se rendre que dans les zones où il lui est permis d’aller. Je n’irai pas jusqu’à dire que les Arakanais bouddhistes sont racistes à l’égard des musulmans, mais il y a certes des réactions que je qualifierais d’épidermiques, qui sont, elles, extrêmement fortes. Plus diplomatiquement, je dirais qu’il y a de fortes réactions de type émotionnel.

Quelles sont les origines de ces réactions ?

Je pense que d’un point de vue historique, quand vous observez la situation des musulmans dans l’Etat d’Arakan et en Birmanie en général, vous constatez que les musulmans de l’Etat Rakhine se sont installés sur des terres : ils sont devenus agriculteurs. Ils sont agriculteurs en réalité depuis la période pré-coloniale puisque les rois d’Arakan déportaient des populations du Bengale vers le royaume d’Arakan et les installaient là. Nous savons par une source du XVIIème siècle qu’on y trouvait alors des villages où ne vivaient que des musulmans. Ils y avaient été installés là par les rois d’Arakan eux-mêmes. Les Anglais ont mis fin à l’immigration indienne pendant la période coloniale, mais comme il n’y avait là aucune frontière, vous vous imaginez bien les mouvements de populations allant et venant entre le Bengale et l’Etat Rakhine ! … Leur croissance démographique était spectaculaire. A partir des années 1920, les Arakanais – les bouddhistes arakanais – n’ont pas caché leur malaise face à cela.

Etes-vous d’accord avec les observateurs qui disent qu’une troisième force entre en jeu dans ce conflit ?

Il n’y a pas de raison d’aller chercher une troisième force pour expliquer ce conflit, ni pour le décrire ou envisager des solutions. Il est très clair que dans le contexte qui est celui de l’Etat d’Arakan, vous avez une situation très particulière que vous ne trouvez pas dans d’autres régions peuplées de minorités. Chez les Karens, les Kachins ou les Chins, nous parlons généralement d’une majorité birmane qui fait face à un groupe local minoritaire, lequel est, en fait, majoritaire dans la région concernée. Mais, dans le cas qui nous occupe, nous avons trois groupes impliqués – les Arakanais bouddhistes d’un côté, les musulmans de l’autre, et ensuite le gouvernement. Quand vous êtes trois, c’est toujours facile d’être deux contre un. Aujourd’hui, les musulmans rohingyas soutiennent que les bouddhistes arakanais se sont alliés contre eux avec les bouddhistes birmans : c’est un peu facile comme argumentation…

Quelles sont donc les véritables causes de ce conflit ?

Je pense que les terres de cette région sont de plus en plus peuplées. Les bouddhistes arakanais ne peuvent que constater qu’il y a là des musulmans et que leur population, dans l’Etat Rakhine, est en pleine augmentation. La question reste de savoir dans quelle proportion. Le ressenti général est qu’ils sont là, que leur nombre augmente, et ce, plus rapidement que les bouddhistes. Il y a comme une forme de ressentiment lié à leur présence et au fait que personne ne mette un frein à celle-ci. Tous ces ressentiments existent depuis longtemps, mais le recours à la violence en elle-même signifie que la situation n’est plus envisagée comme supportable.

Diriez-vous que ce n’est pas un problème racial ?

Non. Les Rohingyas qualifient les bouddhistes de « racistes » et vice versa. Il y a eu des violences certes, mais il est possible d’utiliser beaucoup d’autres mots [pour décrire ce qui se passe] et nous devrions être davantage sensibles au juste emploi des mots. Quand quelqu’un vient à parler de « génocide » à propos des musulmans, cela renvoie à quelque chose qui ne correspond pas à la réalité. Je pense que le mot « haine » convient pour l’usage que l’on pourrait en faire ici. Mais utiliser le mot « racisme » suppose toujours une sorte d’idéologie et je ne retrouve rien de tel chez les bouddhistes. C’est plutôt une sorte d’aversion. Vous pouvez donc éventuellement parler de xénophobie, ou encore de quantité d’autres mots pour décrire plus correctement et plus justement cette situation.

Les médias internationaux se trompent-ils quand ils emploient des expressions telles que le « génocide Rohingya » ?

Oui. Les journalistes devraient se concentrer davantage sur la recoupement de leurs informations et la diversification de leurs sources. Je reconnais que ce n’est sans doute pas facile. Je pense que les médias ont une énorme part de responsabilité concernant le Myanmar maintenant que le pays s’ouvre. Les écrivains birmans, les minorités ethniques ont pour leur part une prise de position plus responsable sur le sujet : ils savent que cela n’aidera personne s’ils prennent parti. Il est nécessaire d’avoir un esprit critique et de se montrer critique envers soi-même.

Quelle serait la meilleure solution pour résoudre ce conflit ?

J’aimerais dire que les protagonistes devraient s’asseoir à la même table et exprimer ce qu’ils veulent sur toutes les questions qui posent problème. Ce qu’ils veulent en réalité, c’est vivre en paix, être heureux et que leurs enfants aient un avenir. [Les Rohingyas] se rendent compte que d’autres personnes ont ce qu’ils n’ont pas. De l’autre côté, [les bouddhistes] savent bien au fond d’eux-mêmes que les « autres » ne vont pas disparaître et que, bon gré mal gré, ils vont devoir trouver un moyen de vivre ensemble. Il y a beaucoup de domaines dans lesquels les personnes qui vivent ici, quelle que soit leur religion, peuvent apprendre à partager. Ils vont devoir choisir entre leur intérêt propre et leur avenir dans le développement de l’Etat Rakhine, et ce pour toutes les personnes qui y vivent. S’ils travaillent ensemble au lieu de s’affronter, ils pourront être plus efficaces.

Les Rohingyas sont-ils un groupe ethnique de la Birmanie ?

Je répondrai que le mot « Rohingya » n’est pas un concept ethnique. Oui, ils peuvent décider de proclamer qu’ils sont un groupe ethnique au sein du Myanmar. Mais je ne pense pas que ce soit la meilleure solution. En revanche, quand ils affirment qu’ils sont musulmans et qu’ils sont installés en Arakan depuis plusieurs générations, personne ne peut le nier. Pour moi, Rohingya est un nom, c’est un ancien mot que l’on a brandi comme label politique après l’indépendance du Myanmar. Pour le moment, il ne me semble pas que toutes les personnes dans cette région acceptent volontiers de se ranger sous une seule et unique étiquette. Quand j’étais au Bangladesh, on m’a présenté des musulmans qui vivaient à l’origine dans l’Etat d’Arakan. Ils sont maintenant installés au Bangladesh et quand vous leur demandez : « Etes-vous des Rohingyas d’Arakan ? », ils répondent : « Non, nous sommes des musulmans ayant vécu en Arakan, nous ne nous reconnaissons pas sous le terme Rohingya. »

 

Texte mis en ligne en anglais le 9 juillet 2012 sur le site The Irrawady