Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Les bonzes occidentaux en Thaïlande

Publié le 05/04/2013




Le bouddhisme asiatique exerce une fascination sur les Occidentaux au point qu’un certain nombre d’entre eux recourent aux spiritualités asiatiques et notamment aux méthodes de méditation bouddhique pour trouver réconciliation et paix. Le bouddhisme semble ainsi aujourd’hui durablement installé dans le paysage religieux de l’Europe et des Etats-Unis. On constate aussi que certains de ces Occidentaux veulent aller plus loin et franchissent le pas en se faisant ordonner bonzes. …

Quelques dizaines de bonzes occidentaux vivent ainsi en Thaïlande, pays du bouddhisme du Petit véhicule. Qu’est-ce qui les a motivés à transformer du tout au tout leur mode de vie ? Quels sont les difficultés et les bénéfices de ce changement ? Leur présence a-t-elle un impact en retour sur le bouddhisme thaï ?

 

Aucune statistique officielle n’existe sur le sujet, mais il est raisonnable d’estimer que quelques centaines de moines bouddhistes occidentaux vivent aujourd’hui en Thaïlande, peut-être un peu moins d’un millier. On peut distinguer deux grands groupes de bonzes occidentaux ou bonzes farang, pour reprendre l’expression thaïe. Les premiers appartiennent à la tradition des « bonzes de la forêt » (1) fondée par le Vénérable Ajahn Man Phurithat (Ajahn Mun Bhuridatta) (1871-1949), puis poursuivie par son disciple Ajahn Cha Subhaddo (Ajahn Chah Subhatto) (1918-1992) – une tradition développée essentiellement le nord-est de la Thaïlande. Les bonzes occidentaux qui se conforment à cette tradition (environ 200 personnes) vivent en partie dans le Temple international de la forêt dans la province d’Ubon Ratchathani, mais d’autres vivent dans des petits monastères, souvent très retirés, ailleurs en Thaïlande. Il existe aussi plusieurs temples en Europe, notamment en Grande-Bretagne et en Allemagne. L’autre groupe est composé de bonzes occidentaux qui effectuent une démarche plus individuelle, approchent un temple thaïlandais, suivent ses enseignements puis sont ordonnés dans le cadre de ce temple, où, généralement ils résident, au moins durant la retraite bouddhique pendant les trois mois de la saison des pluies. La grande différence vient donc de ce que les bonzes occidentaux qui suivent la tradition de la forêt vivent presqu’exclusivement entre eux, alors que les autres vivent dans un environnement peuplé de bonzes thaïlandais. Nous examinerons ci-dessous différents aspects de l’engagement de ces farang à devenir des fils du Tathagata (Le Parfait, c’est-à-dire le Bouddha).

La démarche

Les parcours des Occidentaux qui prennent la robe safran en Thaïlande sont extrêmement divers. Certains le font après une expérience de vie malheureuse. Ainsi, Phra Sammamaggo, un bonze franco-vietnamien résidant au Wat Arun de Bangkok, nous a expliqué avoir décidé de devenir bonze en 1998 après un divorce douloureux, car « il ne voulait plus que cette souffrance se reproduise ». L’expérience l’a mené loin, car, après avoir fait une licence et une maîtrise d’études bouddhiques à Rangoun (Birmanie), Phra Sammamaggo effectue actuellement un doctorat à l’université bouddhique Mahachulalongkorn de Bangkok.

La grande majorité des Européens ou Américains qui décident de s’engager dans les ordres avaient déjà une bonne connaissance antérieure du bouddhisme avant de venir en Thaïlande, la plupart du temps du bouddhisme tibétain. C’est le cas par exemple de Phra Asoko, un Genevois que sa mère emmenait régulièrement tout petit visiter un monastère tibétain au mont Pèlerin, dans le Sud-Vevay. « Les moines tibétains sont des gens qui ont l’air à peu près tout le temps heureux. Depuis que je suis gamin, j’ai toujours eu cette impression des moines bouddhistes comme étant des gens heureux. Je crois que cela laisse une impression durable dans l’esprit d’un enfant, alors que se constitue sa perception du monde », raconte-t-il. Grâce à ce premier contact, Phra Asoko (de son nom civil Neil Gésinus) effectue une retraite de méditation de dix jours au temple Amaravati au nord de Londres, dirigé par le bonze américain Luang Poh Sumedho. Le temple Amaravati est affilié à la tradition des bonzes de la forêt et au Temple international de la forêt d’Ubon Ratchathani. Seize ans plus tard, Neil Gésinus sera ordonné sous le nom de Phra Asoko au Temple international de la forêt.

Un autre bonze occidental vivant en Thaïlande, le Français Phra Kitthivetho (de son nom civil Louis Vétro et qui a quitté la robe au début de 2013) a aussi longuement fréquenté le bouddhisme tibétain en France avant de s’engager dans le bouddhisme theravada thaïlandais. Avide de rencontrer des bonzes thaïlandais âgés et charismatiques, il a été amené à prendre la robe dans des circonstances assez étonnantes. Un bonze vénérable âgé de 95 ans, Luang Pu Tim, auquel il rendait visite fin 2007 dans le temple Wat Phra Khao de la province d’Ayuthaya, l’a interpellé dans une foule de visiteurs. Il lui a expliqué qu’il allait mourir dans un an et lui a demandé s’il voulait bien se faire bonze pour lui. Surpris, Louis Vétro, qui était marié et dirigeait une entreprise en Thaïlande, a demandé une semaine de réflexion, avant d’accepter la demande du vieux moine. Un aspect intéressant dans le parcours de Phra Kitthivetho est qu’il commençait à prendre ses distances vis-à-vis du bouddhisme tibétain et de ses aspects trop médiatiques… sans parler de son rejet de la licence sexuelle de certains bonzes bhoutanais en France.

Parallèlement à cet intérêt pour le bouddhisme tibétain, la plupart des aspirants-bonzes occidentaux ont pratiqué avec plus ou moins d’assiduité la méditation avant de venir en Thaïlande et de se faire ordonner. Cette pratique s’est souvent faite à partir d’un jeune âge, comme le montre l’exemple de Phra Asoko. Un autre exemple assez typique est Phra Achalo, un bonze originaire de Sydney, qui est lui aussi attaché à la tradition de la forêt. Alors tout jeune adolescent, Phra Achalo se souvient de son insatisfaction par rapport à la vie qui l’environnait. « J’avais le sentiment que peu importait le volume d’argent que je pourrais gagner, la carrière que je pourrais avoir, l’amour que je pourrais partager avec une partenaire, tout cela ne me rendrait pas heureux. Et je me demandais au fond de moi-même : qu’est-ce-qui ne tourne pas rond avec moi ? Car tous les autres semblaient décidés à se satisfaire de ces choses », dit-il. C’est à travers la méditation que Phra Achalo trouve sa voie. Au septième jour d’une retraite de méditation silencieuse de dix jours (onze heures par jour), il sent soudain toutes les douleurs disparaître et ressent un profond état de sérénité. « C’était la première fois dans cette vie que je me sentais véritablement plein. J’avais alors 20 ans. Je me suis dit : ça y est, c’est ce que je cherche, c’est ce que je veux cultiver. A partir de ce jour, j’ai médité tous les jours », raconte-t-il. Deux ans après, Phra Achalo se fait ordonner bonze en Thaïlande au Temple international de la forêt.

Généralement, le passage à la vie monastique n’est pas un « grand saut », car ces Occidentaux attirés par le bouddhisme ont déjà effectué un long parcours préparatoire. Phra Kitthivetho l’explique en ces termes : « Je pense que toute ma vie m’avait déjà préparé à un moment de ce type. C’est une décision, certes, mais cela n’a pas été un grand saut. Cela n’est pas, non plus, signe de grand renoncement. »

Les difficultés

Entrer dans la vie monastique bouddhique pour un Occidental, c’est tenter de franchir une double haie. D’abord de s’arracher à la routine confortable d’une vie laïque et de s’astreindre à une discipline rigoureuse. Ensuite, de quitter son univers culturel pour pénétrer dans un nouvel environnement où tout est différent, de la langue à la nourriture. Les difficultés abondent et beaucoup se laissent décourager en cours de route. Elles sont d’ordre multiple.

L’adaptation culturelle sur le plan pratique

Cela peut paraître terre-à-terre mais la nourriture peut constituer un problème difficile pour les Européens, les Américains ou les Australiens devenus bonzes. Certains ont même quitté l’habit pour cette simple raison. Car, en effet, non seulement le bonze ne peut pas manger après l’heure de midi, mais surtout il ne peut pas choisir sa nourriture : il doit manger ce qui lui est donné par les fidèles lors de la tournée des offrandes du matin. Pour les estomacs délicats, les curry épicés du nord-est ou les salades locales, parfois particulièrement relevées, peuvent s’avérer être une routine alimentaire pénible.

La langue constitue aussi un obstacle sérieux, notamment pour les moines qui vivent dans des temples où ils sont environnés de bonzes thaïlandais. La maîtrise du thaï, mais aussi une bonne pratique du pali, la langue sacrée du bouddhisme theravada, sont nécessaires. Les Occidentaux qui suivent la tradition de la forêt apprennent le thaï durant leur noviciat (lequel dure environ un an). En revanche, ils n’apprennent pas le pali, car ces bonzes du Temple international de la forêt utilisent une traduction en anglais du tipitaka, le canon du bouddhisme theravada. Certains bonzes occidentaux insistent sur le fait qu’une bonne maîtrise du pali est indispensable si l’on veut pénétrer l’esprit des textes bouddhiques. « Si on lit les traductions en anglais, on passe à côté de quelque chose. ‘Traduire, c’est trahir’, dit l’adage. Si le traducteur n’a pas un bon niveau et traduit mot par mot, il ne peut pas exprimer correctement ce que le Bouddha veut dire. Il faut pouvoir se référer directement au texte original », considère Phra Sammamaggo, le bonze franco-vietnamien. Là encore, la difficulté d’apprendre ces langues peut constituer un facteur de découragement.

Plus anecdotique, mais à prendre en compte également, la pénibilité physique de la vie des bonzes. Ceux-ci doivent passer des heures d’affilée, assis en tailleur, selon une ou deux positions, ce qui peut s’avérer cruel pour des jambes d’Occidental plus habitué aux chaises qu’au plancher. Phra Kitthivetho avoue avoir mis un an « avant de pouvoir changer de position en même temps que les bonzes thaïlandais » (et non pas toutes les cinq minutes).

L’un des aspects culturels qui peut sembler, a priori, le plus délicat pour les Occidentaux qui prennent la robe des bonzes, à savoir l’acceptation par les laïcs thaïlandais de ces farang comme des bonzes authentiques au même titre que les bonzes thaïs –, ne paraît pas constituer un problème. La dizaine de bonzes occidentaux rencontrés dans le cadre de cette recherche ont indiqué ne pas avoir eu de difficultés particulières pour se faire accepter de la communauté laïque, sauf peut-être au tout début. Interrogé sur la réaction des enfants thaïs lorsqu’il leur apprend à chanter en pali, Phra Achalo répond : « Peut-être que les enfants ont trouvé cela étrange les premiers jours. Mais une fois qu’ils voient que vous parlez thaï, que vous chantez bien, que vous êtes vraiment un moine et que vous vivez au sein de leur culture, ils abandonnent leur perception selon laquelle vous êtes un étranger. »

La discipline

Avec ses 227 règles (qui peuvent aboutir à 3 000 ou 4 000 règles, une fois combinées entre elles), la discipline monastique dans le bouddhisme theravada est fort rigoureuse. Mais avant même d’entrer dans le détail de ces règles, le simple fait d’être un membre d’une communauté religieuse vivant dans un espace clos s’avère une première épreuve pour bien des esprits occidentaux. Selon Phra Asoko, « une des caractéristiques principales du conditionnement socioculturel en Occident, c’est qu’au cours de nos études et dans la société en général, on essaie de nous apprendre à réfléchir tout seul, à avoir un esprit critique et à ne pas se laisser dicter son comportement. Mais dans une tradition monastique – et c’est probablement la même chose dans le monachisme chrétien –, il faut pouvoir être humble, pouvoir se soumettre à une certaine autorité, en particulier quand ce que l’on on essaie d’éradiquer, ce sont certaines illusions dans notre façon de regarder la réalité. L’abbé est responsable du fonctionnement du monastère et, s’il demande à chacun de remplir des tâches, cela peut avoir un aspect un peu militaire. Et souvent, quand on arrive là, on a un peu de résistance à cette soumission. L’ego n’aime pas cela ». Phra Achalo va dans le même sens et ajoute que les Occidentaux qui ont choisi la voie du bouddhisme sont souvent des gens qui ont une « faculté critique discriminante » particulièrement aiguisée parce qu’ils ont rejeté beaucoup de choses de leur milieu d’origine, et donc qui peuvent avoir du mal à se soumettre à une autorité hiérarchique.

Au-delà de cette question d’autorité, la discipline monastique constitue souvent la difficulté essentielle. La somme des règles et de leurs combinaisons est telle que les bonzes débutants peuvent se sentir sous une pression constante pour ne pas les enfreindre : peut-on fredonner une chanson sans enfreindre la règle qui interdit de se distraire ? A-t-on enfreint la discipline si l’on a nettoyé la cuve des toilettes avec un seau d’eau au risque de tuer quelques insectes ? Le regard empathique que l’on a jeté l’autre jour à la jolie visiteuse ne frôlait-il pas l’infraction ? La plupart des bonzes que nous avons rencontrés ont dit pouvoir s’accommoder sans trop de difficultés de cette longue liste de contraintes comportementales. « Si on regarde toutes les permutations, il doit y avoir 3 000 ou 4 000 possibilités de commettre une offense plus ou moins importante. On se trouve très vite submergé par tout cela. Et on a besoin d’être guidé par des moines qui ont ‘plus de bouteille’, qui ont de l’expérience et qui nous disent : ‘Et bien, ce n’est pas si grave, tu verras avec le temps, tu apprendras à connaître ces règles, celles qui sont importantes, sur lesquelles il faut se focaliser au début, sont celles-ci. Pour la plupart des autres règles, on se familiarise avec petit à petit, on apprend peu à peu à les raffiner et à les respecter’. »

Parmi les règles absolues (celles qui entraînent l’exclusion de la communauté des bonzes si elles sont enfreintes) figurent l’abstention de tout contact sexuel. Pour de jeunes hommes, cette règle peut parfois s’avérer difficile à suivre. Là encore, l’approche se veut plus pragmatique que dogmatique. « Le monastère est ouvert. Il y a des gens, des hommes et des femmes, qui viennent tous les jours. Il est normal qu’il y ait des attirances. Cela fait partie justement de la pratique d’apprendre à les reconnaître, d’apprendre à les accepter, et non pas à les supprimer ou à faire usage du refoulement. Sinon, on finit comme une cocotte-minute où la pression monte et, un jour, cela explose », explique Phra Asoko.

Dans cette optique, les bonzes étrangers plus anciens conseillent souvent aux jeunes aspirants de faire l’expérience de la vie dans le monde avant de s’engager dans les ordres : travailler et faire l’expérience d’avoir un certain pouvoir financier, partager sa vie avec une femme, s’exposer aux attractions et aux répulsions de l’univers laïque… Puis, à la lumière de cette expérience, de réexaminer leur désir d’entrer dans les ordres : ont-ils trouvé mieux ailleurs ? Ou bien la vie monastique leur apparaît-elle encore comme la meilleure voie ? On constate en effet qu’une très forte proportion des Occidentaux qui deviennent bonzes vers l’âge de 20 ans, sans avoir fait l’expérience d’une vie professionnelle dans le monde, quittent la robe assez rapidement. Ils paraissent plus fragiles que les hommes expérimentés face aux nombreux défis que pose la vie monastique.

Cette relation plusieurs fois mentionnée entre le disciple et le maître, ou le guide spirituel, est centrale dans le bouddhisme theravada, lequel, contrairement à son cousin mahayana, privilégie le lien interpersonnel. « Il y a un respect pour l’expérience des plus anciens dans la tradition. Et c’est sous cette forme-là que se transmettent les enseignements. (…) Il faut faire confiance au maître, aux enseignements et lâcher prise », indique Phra Asoko. Agé de 81 ans, Luang Poh Sumedho, lui-même disciple d’Ajahn Cha, a ainsi été le mentor de toute une génération de jeunes bonzes occidentaux dans la tradition Amaravati, lesquels le révèrent aujourd’hui. « Ajahn Sumedho m’enseignait, mais je pouvais aussi aller le voir et lui parler de mes frustrations dans ma formation de moine. Il était très empathique et me racontait comment il avait lui-même géré ses propres frustrations, ses pulsions de désir ou de colère, suivant l’enseignement d’Ajahn Cha », se rappelle Phra Achalo. Phra Kitthivetho a lui-même été l’assistant et l’élève de Luang Pu Tim durant la première année de sa vie monastique. Combinées aux ordinations, ces relations de disciple à maître constituent le socle de la lignée ou de la chaîne de transmission, ininterrompue depuis près de 2 600 ans.

L’importance de la pratique et la nécessité d’un réajustement

Comme déjà noté plus haut, la quasi-totalité des Occidentaux qui viennent en Thaïlande pour être ordonné bonze ont déjà une certaine connaissance du bouddhisme, souvent acquise à travers des livres. D’après ces lectures, ils tendent à se former une vision idéalisée du bouddhisme thaïlandais selon une approche avant tout intellectuelle. Souvent, à leur arrivée en Thaïlande, ils sont décontenancés par l’aspect parfois terre-à-terre du bouddhisme thaïlandais, qui est centré sur les rituels et sur la relation entre bonzes et laïques. Ce décalage peut provoquer des déceptions et, si celles-ci sont surmontées, la nécessité d’un réajustement. « Je dois reconnaître qu’il y a eu un réajustement que je n’ai d’ailleurs pas accepté à 100 %, explique Phra Kitthivetho. Le bouddhisme thaïlandais est centré sur une communication sociale entre les laïcs et les moines. Les laïcs s’occupent de tout ce qui est matériel au service des moines, dont les dons de nourriture, d’argent et de médicaments, et les moines s’occupent de tout ce qui est spirituel pour les laïcs. Et il est vrai que, pour les moines thaïlandais, tout est orienté autour des prières. On prie, on prie, on prie, mais on ne sait pas toujours pourquoi on prie. »

Il y a dans l’approche occidentale du bouddhisme un reste d’orientalisme, cette reformulation de la « culture exotique » de l’Asie « en des termes compréhensibles par des Occidentaux », une approche très en vogue au XIXe siècle et au début du XXe siècle (Cf. Orientalism d’Edward W. Said, Penguin Books, Londres, 1991). D’où un certain décalage entre les Européens passionnés de bouddhisme et les Thaïlandais ou les Birmans qui vivent leur bouddhisme sans se poser de questions. « Les Thaïlandais comprennent le bouddhisme et pratiquent le bouddhisme. Les Occidentaux, eux, ils comprennent bien, mais ils n’ont pas l’occasion de pratiquer. C’est cela qui compte. Même si vous connaissez tout, sans pratique, vous ne pouvez pas récolter les fruits. Les Occidentaux sont des intellectuels, ils sont toujours dans les livres. Ils imaginent, ils idéalisent les choses. Ah, une fois que je suis moine, je peux tout faire ! Le Bouddha l’a expliqué dans les textes, mais, lui-même, pour y arriver, combien de vies antérieures a-t-il dû traverser ? », analyse Phra Sammamaggo.

Il existe toutefois un aspect positif découlant de ces divergences d’approche. Le « bouddhisme à l’occidentale » tend à être plus proche du bouddhisme theravada originel que les versions actuellement pratiquées dans les pays du Petit véhicule, qui se sont teintées de nombreuses croyances locales animistes ou superstitieuses. Les bonzes occidentaux peuvent ainsi contribuer à rafraîchir le bouddhisme thaïlandais. « Les Thaïlandais voient que ces bonzes occidentaux sont très engagés, suivent rigoureusement la discipline, ce qui donne de l’inspiration. Les gens voient cela et posent des questions. Ils vont écouter ces bonzes étrangers et, parfois, en viennent à redécouvrir leur propre religion », estime Phra Achalo.

Les bénéfices de la vie monastique

On peut se poser la question de savoir pourquoi un Occidental désireux de suivre la voie bouddhique pousse sa démarche jusqu’à se faire ordonner moine et ne se contente pas tout simplement de vivre de manière bouddhique en tant que laïc. Le professeur Louis Gabaude, un des plus grands experts du bouddhisme thaïlandais contemporain, indiquait récemment que le bouddhisme theravada avait amené deux éléments nouveaux par rapport au fond hindouiste préexistant : « la moralisation du karma » (ou, en pali, kamma) et la discipline monastique.

La division, fondamentale, dans les pays du Petit véhicule, entre moines et laïcs se retrouve fortement diluée en Occident, où bonzes et laïcs bouddhistes tendent à apparaître comme « bouddhistes au même degré ». Mais, soulignent plusieurs de nos interlocuteurs, la vie monastique est un passage nécessaire, voire indispensable, pour qui veut vraiment approfondir la pratique bouddhique. « Quand vous vivez dans le monde, vous devez faire face à un éventail de relations – patron, famille, belle-famille, enfants, etc. –, il y a de nombreux problèmes qui nécessitent une attention constante. Lorsque l’on travaille et que l’on essaie de maintenir ces relations, on n’a pas vraiment le temps d’investiguer notre expérience intérieure, notre conscience. Dans l’entraînement bouddhique, vous devez investiguer la conscience, la perception, vous devez en fait retenir ou contrôler ces choses. C’est très difficile de le faire en tant que laïc », explique Phra Achalo.

Les contraintes imposées par le vinaya, la discipline, agiraient comme une libération, coupant les entraves emprisonnant jusqu’alors la conscience. « On s’aperçoit en pratiquant, que toute possession est comme une corde au cou. On se rajoute une corde au cou, on se rajoute une souffrance qui va se manifester à un moment donné. Lorsque l’on devient bonze, tout ce qui était empêchement par rapport à l’envie de vêtements, l’envie de ‘marques’, écouter de la musique, assister à des spectacles…, tous ces besoins-là vont diminuer petit à petit. C’est comme si l’on entrait dans un couloir et qu’au bout de ce couloir, tout ce qui pouvait favoriser l’étude, la méditation, la « foi », tous ces éléments-là augmentaient et amenaient une pratique avec beaucoup plus de spirituel », affirme Phra Kitthivetho.

Ceux qui abandonnent la voie

Les bonzes que nous avons rencontrés sont des bonzes qui ont « réussi », c’est-à-dire des bonzes qui ont conservé l’habit pendant au moins cinq ans, qui n’ont pas été découragés par les difficultés de la vie monastique. Il ne faut pas cacher toutefois le fait qu’ils représentent une minorité des Occidentaux qui viennent en Thaïlande pour se faire ordonner. Selon Phra Achalo, plus de la moitié de ces ‘postulants’ ne deviennent jamais bonzes. Et parmi ceux qui le deviennent, une bonne partie d’entre eux quittent l’habit après une, deux ou trois années. Cela n’a rien d’étonnant. La prise d’habit dans le bouddhisme thaïlandais est généralement temporaire. Les jeunes Thaïlandais qui atteignent l’âge de 20 ans se font bonze pour quelques jours, et un grand nombre de ceux qui arrivent au terme de leur carrière professionnelle se font également ordonner. La plupart des Thaïlandais ont été ordonnés à deux, trois ou quatre reprises durant leur existence.

En ce qui concerne les Occidentaux, la raison la plus fréquente de leur abandon de l’habit est le fait qu’ils n’ont pas réussi à s’astreindre aux contraintes de la vie monastique. Dans une petite minorité de cas, il s’agit d’une désillusion vis-à-vis du comportement de certains moines.

Mais, selon Phra Achalo, la totalité des Occidentaux qui défroquent conservent une vision positive du bouddhisme. « Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui ait regretté d’avoir essayé. Et tous ont quitté la robe en conservant leur confiance dans la pratique du bouddhisme et avec gratitude envers la communauté. Ils ne partent pas avec le sentiment que le bouddhisme est stupide ou qu’il ne fonctionne pas, mais avec le sentiment humble que cette voie requiert beaucoup de patience », explique-t-il.

A une époque où la chute des vocations parmi les bouddhistes thaïlandais est abyssale, la présence de quelques centaines de moines occidentaux, motivés et sérieux dans leur pratique, est certainement un élément positif et encourageant. Il est bien certain que ce n’est pas ce minuscule contingent venu de l’Ouest qui va transformer le bouddhisme millénaire du royaume, mais il peut, ici et là, contribuer à enrichir une pratique qui a déjà beaucoup absorbé d’influences extérieures au cours des siècles, que celles-ci soient d’origine môn, cinghalaise, khmère, birmane ou chinoise.