Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Sans foi, ni loi : jeux et enjeux des 13ème élections générales de Malaisie

Publié le 06/05/2013




Les drapeaux battent au vent de tous les villes et villages, chaque maison, chaque carrefour est habillé des couleurs de la politique malaisienne. La course électorale est lancée depuis le 20 avril et se terminera le soir du 5 mai, unique journée de vote pour tout le territoire. Des haut-parleurs hurlent des slogans appelant à s’inscrire dans la continuité d’un pouvoir fort, celui du Barisan Nasional (BN), la coalition en place depuis plus de cinquante ans, ou au contraire …

… à initier le changement en faveur du Pakatan Rakyat (Pakatan), ou l’« Alliance du peuple ». Un site Internet a été créé uniquement pour recenser tous les ceramah, ou meetings politiques publics, et aussi des applications pour téléphones mobiles, notamment un outil de recherche des candidats par circonscriptions (et inversement) (1). Les élections générales sont un brassage politique de grande ampleur pour le renouvellement du Parlement fédéral (222 sièges) et des assemblées de chacun des treize Etats de la Fédération. Les enjeux de ces élections sont multiples et, pour la première fois depuis l’indépendance, il semble que l’opposition ait de véritables chances de renverser le pouvoir par les urnes. « Ini Kali lah ! », scande les partisans de l’opposition : « C’est pour cette fois-ci ! »

Dans un contexte où les lois de la démocratie sont le plus souvent abusées, ce qui vaut à la Malaisie le qualificatif ironique de « démocratie autoritaire », la transparence électorale est une utopie. Celle-ci est clairement formulée dans les revendications de la coalition Bersih, « propre », créée en 2006 pour une réforme du système électoral, et à l’origine de rassemblements populaires massifs depuis 2007 (2).

Tandis que les morts se réveillent pour aller voter, que les urnes se préparent à être bourrées, que l’on « arrose » les circonscriptions (3), le gouvernement offre aux habitants de Sabah inscrits sur les listes de la péninsule des vols gratuits pour se rendre aux urnes dimanches, mais aussi aux travailleurs immigrés naturalisés en amont des élections et en échange de leur vote (4). Mais la commission d’observation électorale SPR, dite « neutre », veille et assure que les craintes de fraudes, notamment dues aux incidents d’utilisation de l’encre indélébile qui s’est révélé lavable, ne sont pas fondées : il faut agiter le flacon avant utilisation, c’est tout (sic) (5).

Pronostics victorieux, propagande grossière et profession de foi populiste dans les deux camps : toutes les tactiques semblent justifiées. La rumeur gronde : l’humeur est à la fête mais aussi à l’inquiétude. Le 5 mai sonnera la défaite de l’une ou l’autre des coalitions, le mécontentement et la déception pourraient aussi mener à des manifestations populaires de la part de l’un ou l’autre des deux camps. Nous sommes à la veille des élections les plus sales de l’histoire malaisienne : lecture d’une bataille sans foi, ni loi.

Un théâtre politique complexe

La société malaisienne est composée de trois grandes communautés d’ascendances ethniques différentes : les Malais, les Indiens, et les Chinois (6). La distribution religieuse est virtuellement identique à la composition ethnique. Ainsi la diversité religieuse en Malaisie s’exprime comme suit : 61,3 % de musulmans, 19,8 % de bouddhistes, 9,2 % de chrétiens, 6,3 % d’hindous, et 1,3 % de religions traditionnelles chinoises, ou de religions syncrétiques (7). Les distinctions ethniques et religieuses comme critères de différenciations politiques et sociales subsistent depuis l’indépendance de la Malaisie en 1957. La Constitution malaisienne elle-même offre une définition de l’identité malaise au sein de laquelle l’islam représente un paramètre essentiel. Selon son article 160, un Malais est un individu qui pratique l’islam. Cette ambiguïté constitutionnelle mène elle-même à une ambiguïté sémantique : ainsi la conversion à l’islam se définit comme Masuk Melayu ou « une entrée en malayité ».

La vie politique est construite sur ces bases : chaque parti politique représente une communauté ethnique ou religieuse. Les principaux partis de la coalition gouvernementale, ou Barisan Nasional, sont : l’Organisation nationale de l’unité malaise (UMNO), le Congrès des Indiens malaisiens (Malaysian Indian Congress ou MIC), l’Association des Chinois malaisiens (Malaysian Chinese Association ou MCA), tandis que la coalition d’opposition, l’Alliance du peuple ou Pakatan Rakyat (aussi appelée Pakatan ou PR), comprend entre autres le Parti d’action démocratique (Democratic Action Party ou DAP) majoritairement chinois, le parti islamiste (Parti Islam SeMAlaysia ou PAS), exclusivement musulman. L’unique parti se réclamant multiculturel est le Parti Keadilan Rakyat (Parti de la justice du peuple ou PKR).

Dans un contexte où les partis politiques se fondent sur des bases ethniques et/ou religieuses, les thématiques de l’appartenance communautaire (ethnique ou religieuse) sont au cœur des débats politiques et constituent un outil privilégié de propagande et de séduction électorale. Le tsunami politique des élections générales de 2008 a soufflé un vent de changement dans le traditionnel clivage politique racial et religieux. La victoire de l’opposition dans cinq des Etats de la Fédération a révélé un changement de comportement politique où le vote ethnique a cessé d’être automatique. Par exemple, le parti islamiste a emporté la victoire dans des zones à majorité de votants d’ascendance chinoise. Suite à ces événements, le parti islamiste, ne pouvant accepter légalement l’adhésion des non-musulmans, a créé son club de sympathisants, le Kelab Penyokong PAS (KPP).

Les dirigeants de l’opposition ont été les premiers surpris de ce changement et, en réponse à la montée des partis d’opposition, le gouvernement a lancé une campagne de promotion de l’égalité des chances, pour une « Malaisie Unie » : « One Malaysia ». La campagne, lancée par l’actuel Premier ministre Najib Razak, prône l’égalité des « races » et des chances à travers des campagnes dans l’éducation, la santé, le sport, etc. La démarche du gouvernement est de séduire les votes non malais et non musulmans et d’apaiser les tensions dues aux politiques racialistes perpétuées en Malaisie depuis l’indépendance, sans véritablement les remettre en cause. Encore une fois, la logique politique, loin de pouvoir dépasser ces clivages communautaires, répond à la logique ethnique. Les partis politiques de la coalition dirigeante aussi bien que de l’opposition n’ont toujours pas modifié leurs constitutions pour élargir leurs critères d’affiliation : l’UMNO est toujours exclusivement malaise et le PAS exclusivement musulman. En dépit des soubresauts de 2008, la communauté ethnique ou religieuse demeure un critère de choix politique, et la race une rhétorique populiste.

Perversité d’une politique économique discriminatoire

« Paix » et « harmonie » sont les maîtres mots de la politique du gouvernement malaisien depuis cinquante ans. Pourtant, il semble que la politique de discrimination positive soit le corrélat de l’institutionnalisation des ségrégations sur des bases ethniques et religieuses. En effet, les Malais et les indigènes bénéficient d’avantages politiques inscrits dans la Constitution, mais aussi d’avantages sociaux économiques au travers de politiques économiques successives depuis le début des années 1970. Ces politiques n’ont finalement bénéficié qu’à une partie minoritaire de la société, celle des élites politiques, et, tout en creusant les écarts entre les communautés ethniques, ont échoué à rétablir le déséquilibre économique existant entre riches et pauvres. Les politiques économiques successives ne semblent être que la justification légale d’un système clientéliste institutionnalisé sous Mahathir afin de récompenser ses fidèles soutiens par des contrats publics. La Malaisie de Mahathir est l’illustration même d’un système politique affairiste servant les intérêts d’une élite dirigeante. Pourtant, la tentative de réforme de la politique de discriminations positives a généré de forts mécontentements mais aussi des inquiétudes dans une partie de l’électorat malais. Ces inquiétudes font le cœur de l’action de l’ONG Perkasa, créée en 2009 sous le parrainage de Mahathir, Premier ministre de 1980 à 2003. Ibrahim Ali, figure de proue du mouvement, est candidat à sa propre succession dans la circonscription de Pasir Mas, dans l’Etat du Kelantan.

« Kampong Kelantan »

Dans la circonscription de Pasir Mas, Ibrahim Ali se présente sous ses propres couleurs mais est un fier soutien du parti au pouvoir. L’homme est la figure de proue de Perkasa, et connu pour ses prises de positions racistes. L’ONG ethno-nationaliste, et pro-malaise, compte aujourd’hui 300 000 membres, selon les estimations internes. Le candidat se présente comme indépendant et, grâce au soutien de Mahathir, n’a pas à affronter une course tripartite depuis que le candidat de l’UMNO s’est retiré. Mahathir confie qu’il n’a rien à voir avec le retrait du candidat de l’UMNO, or il explique pourtant : « Ibrahim Ali a de fortes chances de gagner, c’est un bon candidat. C’est pour cela que j’ai dit à l’UMNO de le soutenir entièrement. » Il explique qu’en dépit du fait qu’il estime que Najib devrait renouveler son mandat, l’UMNO a tendance à renier ses origines en instiguant un vent de réforme des politiques de discriminations positives et que les Malais ont encore besoin d’être soutenus. Fort de ce soutien, Ibrahim Ali et Perkasa sont les défenseurs autoproclamés de la communauté malaise. Mais au Kelantan, la majorité politique appartient au parti islamiste.

Le Kelantan est un Etat du Nord de la Malaisie dirigé par le PAS depuis vingt-trois ans. Sara, 20 ans, est originaire de Pasir Mas et a grandi dans une famille malaise qui se partage de part et d’autre de la frontière thaïlandaise. Sara et ses quatre sœurs sont les rares jeunes filles de Pasir Mas qui ne sont pas voilées, « sauf à l’école car c’est obligatoire ». Elle est étudiante à UITM, dans l’Etat de Malacca, une université exclusivement réservée aux étudiants malais, et est revenue chez elle pour les élections. Elle explique qu’elle attend un changement de gouvernement au Kelantan avec impatience : « Il n’y a rien ici, même pas de cinéma. Pour beaucoup s’ils souhaitent s’amuser, ils vont à KL c’est tout. C’est devenu normal ! » A l’image de sa famille, Sara soutient l’UMNO « depuis que je suis bébé », dit-elle. Ibrahim Ali est proche de sa famille. Quant aux discours racistes de Perkasa, elle répond : « Nous (les Malais), nous ne sommes pas contre les Chinois, ce sont les Chinois qui sont contre nous. Mais cette situation est surtout vraie ici, dans le Kelantan, car à KL tout le monde se mélange. » « Je veux un changement car il n’y a rien ici. L’Etat n’est pas développé. Les islamistes sont des gros nuls, et les gens qui votent pour eux sont des bras cassés. » (8)

L’enjeu pour les partisans du BN, et d’Ibrahim Ali, est avant tout de faire passer le message qu’un vote contre le PAS n’est pas un vote contre l’islam. Les questions de moralité et d’immoralité des candidats de l’opposition sont largement abordées dans chacun des discours. Finalement, il n’y a rien d’islamique à voter pour l’opposition ou le PAS, c’est tout le contraire. En outre, ajoute l’un des soutiens d’Ibrahim Ali, Anwar Ibrahim et Nurul Izzah, sa fille, soutiennent l’apostasie dans l’islam, et les Chinois (sic).

Les chrétiens : un électorat courtisé

Les chrétiens de Malaisie sont pour la majorité des Chinois et des Indiens ainsi que des indigènes de Sabah et de Sarawak, et très exceptionnellement des Malais. Les chrétiens apparaissent aux yeux extérieurs comme étant sous la menace permanente des autorités islamiques, et ce depuis le mouvement d’islamisation initié par Anwar Ibrahim, à l’époque leader de mouvement islamiste de Malaisie, puis intégré par Mohammad Mahathir dans sa politique d’islamisation de la Malaisie. Les chrétiens sont souvent dépeints comme les artisans d’un complot contre l’islam, ayant pour mission de convertir les musulmans. Ce sentiment, partagé par une minorité de Malaisiens, est pourtant souvent utilisé par des groupes ou des partis politiques. La récurrence des rumeurs de baptêmes en masse, de conversions secrètes, en est le corrélat.

La controverse sur l’utilisation du mot Allah par les chrétiens de Malaisie, et les violences qui ont suivi la décision de la Cour de justice ont été un véritable choc pour la communauté chrétienne. Le sentiment d’insécurité s’est profondément accru. Entre un gouvernement qui s’est opposé au verdict de la Cour de justice, et un parti islamiste qui réaffirme régulièrement sa volonté d’élargir le champ d’application de la loi islamique mais aussi de durcir la nature des châtiments corporels infligés, les chrétiens se situent dans une zone d’incertitude permanente.

Plusieurs dirigeants des factions modérées du parti islamiste, comme le Dr Zulkifli Ahmad, idéologue du parti, se sont rendus dans des églises afin de rassurer les chrétiens sur leurs intentions. L’enjeu pour le PAS est de réveiller la fraternité entre les communautés de croyants, et de rassurer les minorités religieuses quant à leurs intentions pacifiques. En effet, au sein de cette coalition d’opposition, le PAS occupe avant tout une position de garde-fou d’une certaine forme de moralité. Le parti est certes en mesure d’influencer les directions de la coalition mais ne saurait, en cas d’une victoire du Pakatan, faire réformer les lois islamiques, ou transformer la nature de l’Etat malaisien. Rappelons que les lois islamiques coexistent au système de lois civiles. Celles-ci relèvent de l’autorité de chaque Etat, raison pour laquelle la loi islamique n’est pas harmonisée au niveau national. Ainsi, dans les cas d’apostasie d’un musulman qui se convertirait à une autre religion, celui-ci se verrait infliger une peine pouvant aller jusqu’à six coups de bâton dans l’Etat de Pahang, une détention en centre de réhabilitation de la foi dans l’Etat de Malacca, ou de la conciliation dans l’Etat du Negeri Sembilan, voir aucune peine, dans l’Etat de Selangor (9). Interrogé sur ce sujet, Anwar Ibrahim explique que « la foi est une question personnelle, et que on ne peut forcer personne à croire ou ne pas croire en l’islam». Selon lui, la conversion à l’islam est un procédé particulier, il est donc normal que quitter l’islam requiert aussi un procédé particulier afin de justifier son choix (10). Anwar demeure silencieux sur la nature de ce procédé de sortie de l’islam mais semble faire référence à une procédure de conseil qui relèverait très certainement des autorités religieuses, et non pas une procédure pénale.

Les fidèles chrétiens et leurs leaders sont très actifs dans l’espace public et semblent participer vivement à ces élections. Les sermons sont emprunts de « responsabilité citoyenne ». Plusieurs appels à prières ont été publiés en ligne, notamment par l’Eglise évangélique de la nation malaisienne (11).

Sans foi, ni loi ?

Il semble difficile de prédire les résultats des élections de ce dimanche. Mais des manifestations massives sont à prévoir dans plusieurs villes de Malaisie, et aussi des heurts et des violences à proximité des lieux de votes. Des mouvements ont déjà débuté à Penang, et des promesses d’intervention physique ont été faites par plusieurs leaders politiques de l’opposition, comme Charles Santiago (député de Klang) (12) ou des leaders d’ONG en faveur du changement comme Haris Ibrahim de ABU (13). La police malaisienne tend à rassurer le public mais mentionne avoir arrêté une centaine de personnes en lien avec des violences relatives à la campagne électorale (14).