Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Cochon chinois et curry indien : racisme et autres recettes de la politique malaisienne

Publié le 23/05/2013




Les élections du 5 mai 2013 ont vu la victoire de la coalition sortante, le Barisan Nasional (BN) dominé par l’UMNO, au pouvoir depuis cinquante ans. Cette victoire, avec 133 des 222 sièges du Parlement fédéral, est toutefois courte et le BN n’a pas remporté le vote populaire, puisqu’il a rassemblé 5,24 millions de suffrages contre 5,62 millions pour l’opposition, emmenée par Anwar Ibrahim.

Dans ce contexte, où le Premier ministre Najib Razak conserve son pouvoir mais le voit menacé tant par l’opposition qu’en interne au sein l’UMNO, ses déclarations post-électorales, qualifiant le résultat des urnes de « tsunami chinois », ne sont pas passées inaperçues. Elles ont été analysées comme la tentative d’un Premier ministre affaibli de reconquérir l’UMNO en laissant entendre que le système de discrimination positive pro-malais n’était pas prêt d’être remis en cause. Or, l’analyse détaillée des résultats du scrutin du 5 mai indique que l’expression du vote populaire, malais comme non malais, en faveur de l’opposition est bien le signe d’un dépassement des traditionnelles logiques électorales fondées sur l’appartenance ethnico-religieuses (la « race » dans le discours politique malaisien).

Spécialiste de la scène politique malaisienne, chercheur associée à l’IRASEC (Institut de recherches sur l’Asie du Sud-Est contemporaine), Sophie Lemière nous propose dans le texte ci-dessous un décryptage de cette actualité récente. Basée à Paris où elle est rattachée à l’Institut d’études de l’islam et des sociétés du monde musulman (IISMM-EHESS), Sophie Lemière a publié à plusieurs reprises des études dans les colonnes d’Eglises d’Asie.


 

Cochon chinois et curry indien : racisme et autres recettes de la politique malaisienne (1)

 

par Sophie Lemière

 

 

« Le racisme est la valorisation, généralisée et définitive, de différences biologiques, réelles ou imaginaires, au profit de l’accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier une agression. » (2)

2009-2013 : l’entre-deux tsunamis

L’année 2008 fut marquée par un « tsunami électoral » en faveur de l’opposition qui remporta cinq Etats : pour la première fois dans l’histoire de la Malaisie contemporaine, la coalition au pouvoir, le Barisan Nasional, perdait sa majorité des deux tiers et ne conservait qu’une simple majorité. Face à l’échec de sa politique, et ayant perdu tant le soutien du peuple que de son parti l’UMNO (3), le Premier ministre Abdullah Badawi était contraint à la démission fin 2008. Najib Razak était nommé par le roi à sa succession ; des élections étaient alors attendues pour que ce dernier obtienne un mandat populaire.

Mais ce n’est qu’au terme de quatre années de pouvoir seulement que Najib dissolvait le Parlement en avril 2013. Quatre années de propagande pour « l’unité nationale » sous le slogan « One Malaysia » (4) afin de récupérer les votes malais perdus aux élections de 2008 ; quatre années de déploiement d’efforts tous azimuts pour au final, n’obtenir qu’une simple majorité aux élections du 5 mai 2013, soit 133 des 222 sièges du Parlement fédéral.

Le soir du 5 mai, tandis que l’opposition qualifiait le scrutin d’« élections volées » et accusait le Barisan Nasional de fraudes massives, Najib interprétait sa victoire relative comme le signe de la perte des votes non malais : pour lui, le fait que les électeurs de la minorité d’origine chinoise (25 % de la population) aient voté non pour son parti ou la coalition qu’il fédère mais pour l’opposition était équivalent à un « tsunami chinois ».

Les propos de Najib furent qualifiés de « déclaration raciste » par la « presse alternative » (non censurée). Quant au terme de « tsunami chinois », il ne désignait plus comme en 2008 une révolution des mentalités citoyennes et ses conséquences sur le comportement électoral, mais l’expression d’une politique ethno-nationaliste propre à l’UMNO qui semblait pourtant s’être modérée au cours de ces dernières quatre années. Les résultats des élections de 2008 révélèrent l’émergence de nouveaux comportements politiques dépassant les clivages ethno-religieux traditionnels. Depuis ces élections générale de 2013, il est devenu clair que les Chinois ont quitté le giron du Barisan Nasional pour soutenir l’un des partis de la coalition d’opposition, voire le PAS lui-même.

Le choix de cette expression de « tsunami chinois » est également la réaffirmation claire et violente par le Premier ministre de la rhétorique ethno-nationaliste et pro-malaise de certains dirigeants de l’UMNO. Alors que les mentalités semblent avoir évolué, la politique et le discours de l’UMNO paraît stagner, voire effectuer un retour à des temps sombres.

La présente analyse vise à comprendre les raisons de la pérennisation du discours raciste de l’UMNO et ses modes d’expression dans la société. Le racisme fait-il encore recette en Malaisie ?

L’UMNO : un chef en cuisine

« Le raciste met l’accent sur une différence biologique, réelle ou supposée, à partir de laquelle il déduit une conduite qu’il veut légitime, et souvent, par extension, une politique et une philosophie sociale, quelquefois une métaphysique. » (5)

Aux premiers jours de son mandat en 2009, Najib exprimait sa volonté de réformer la politique de discrimination positive en faveur des Malais, la majorité de la population, mise en place au début des années 1970. Il multiplie les gestes symboliques en faveur des minorités indiennes et chinoises, comme la restauration du quartier indien de Kuala Lumpur à l’occasion de la visite du Premier ministre indien en 2010 (6). Mais une partie de l’UMNO s’oppose à ces réformes. En effet, la Malaisie contemporaine est construite sur les bases d’un contrat social décidé lors de l’indépendance et inscrit dans la Constitution : en échange de leur accession à la citoyenneté, les Chinois et les Indiens ont accepté que les Malais conservent l’hégémonie politique. Dès lors, les Malais furent favorisés tant en termes politiques qu’économiques. Or, pour une partie des membres et des dirigeants de l’UMNO, remettre en cause ces privilèges est perçu comme un déni de ce contrat social (7). Les politiques de discrimination positive mises en place dès le début des années 1970 et visant à renforcer les privilèges des Malais furent un moyen de légaliser l’enrichissement d’une élite politique ; aussi, l’abandon de ce système signifiait une perte de revenus considérable pour toute une partie de la classe politique du pays, ainsi que pour les cercles qui lui étaient proches.

C’est dans ce contexte qu’en 2009 est créée l’ONG ethno-nationaliste Perkasa, autoproclamée défenseure de la communauté malaise. Soutenu par l’ancien Premier ministre Mahathir, le président de l’organisation, Ibrahim Ali, multiplie les déclarations controversées. Asyaf Wajdi, vice-président de Perkasa, explique que l’ONG a été créée en réponse aux demandes des Indiens et des Chinois pour « un traitement égal en termes économiques et religieux » mais aussi pour « unifier les Malais divisés à la suite des élections de 2008 ». Il ne voit pas Perkasa comme une organisation raciste car le racisme selon lui impliquerait de considérer les Malais comme « une race supérieure – or, ce n’est pas le cas ». Il précise également que « la justice ne signifie pas l’égalité » et qu’il est donc légitime que les Malais soient favorisés par rapport aux non-Malais, du fait de la primauté historique de leur occupation du territoire national (8), mais aussi parce que ces derniers ne bénéficient pas des mêmes « aptitudes naturelles pour s’enrichir » (9). Pour lui, Perkasa est un complément de l’UMNO qui a dû adopter un discours plus « soft » dans le but de maintenir un consensus avec les composantes ethniques de sa coalition (le parti chinois Malaysian Chinese Association et le parti indien Malaysian Indian Congress).

Perkasa est parrainée par l’ex-Premier ministre Mahathir, lequel n’a eu de cesse de critiquer la politique de Najib depuis le début de son accession au pouvoir. Ainsi, Perkasa apparaît à la fois comme un allié de l’UMNO et un ennemi de Najib. Pour Mohamad Mahathir, Premier ministre de 1981 à 2003, un gouvernement « faible » ne peut représenter les intérêts de la communauté. Les Malais ont encore besoin d’être soutenus et la discrimination positive ne peut souffrir de réformes. Les Chinois ont 4 000 ans de culture derrière eux, et une culture entrepreneuriale que l’on ne retrouve pas chez les Malais (10). Pour lui, c’est Perkasa, mieux que Najib, qui défend véritablement les intérêts de la communauté malaise.

Le quatuor formé par Mahathir, Najib, l’UMNO et Perkasa navigue au sein une dynamique relationnelle complexe établie, ou préétablie. Ainsi, il semble que chacune des déclarations ou des actions des uns et des autres réponde à des intérêts individuels tout contribuant à une ambition commune : la pérennisation du pouvoir politique de l’UMNO.

Des ingrédients essentiels

« Il faut rechercher les fonctions psychiques et sociales du racisme. (…) L’agression contre autrui, en actes ou en paroles, a besoin d’être légitimée. Il semble possible de le faire pour deux raisons : la peur et l’intérêt. » (11)

La peur…

Les Malais sont la population majoritaire de la Fédération de Malaisie. Comme dans tout groupe d’individus, leur sentiment d’appartenance à une communauté réside dans le fait qu’ils partagent un ancêtre, une histoire et des mythes communs. Depuis l’indépendance, les gouvernements successifs ont maintenu le système de stratification raciale mise en place par l’empire colonial. Selon cette idéologie, les Malais se situeraient au sommet d’une pyramide érigée sur une interprétation, erronée, de l’histoire et du droit. Trois mythes, fondateurs de l’existence et de la sauvegarde de la communauté malaise, sont entretenus par les institutions gouvernementales et les politiciens malais : premièrement, le mythe du peuple indigène selon lequel les Malais seraient les premiers habitants du territoire. Cette primauté historique est l’argument essentiel qui justifie le mythe de la souveraineté comme légitimation d’une position spéciale et des privilèges dont les autres Malaisiens ne bénéficient pas. Vient ensuite le mythe de la résistance, qui cultive l’idée selon laquelle les Malais sont encerclés et menacés par les « autres » populations, les non-Malais, et doivent se défendre de leurs convoitises politiques et économiques. Ces mythes et leur propagande sont le terreau de tensions ethniques et de peurs transgénérationnelles chez tous les Malaisiens.

Le 13 mai 1969, suite aux élections générales qui s’étaient tenues trois jours plus tôt, des violences avaient éclaté entre les communautés chinoise et malaise à Kuala Lumpur : 196 personnes furent tuées, 180 personnes blessées par armes à feu, 259 par d’autres types d’armes. 9 143 arrestations et 5 561 poursuites judiciaires suivirent ces événements meurtriers qui laissèrent 6 000 personnes sans abris, et 753 immeubles bâtiments détruits ou endommagés par le feu (12). L’état d’urgence fut déclaré par le roi, le Parlement dissout et un gouvernement provisoire dirigea le pays jusqu’en 1971.

Depuis, la peur d’un retour des violences est partagée par l’ensemble de la société et largement cultivée par la rhétorique gouvernementale. « One Malaysia » est l’un des outils stratégiques qui veillent à pérenniser cette idée que seul le Barisan Nasional est en mesure de garantir l’harmonie. C’est aussi cette même crainte qui justifie le maintien de lois drastiques comme l’Internal Security Act ou ISA (13).

La menace d’un nouveau « Mai 69 » a très largement été utilisée par le Barisan Nasional dans ses campagnes électorales, et l’opposition accusée de ne pas être assez solide pour contenir le risque. Plus récemment, la déclaration de Najib, relative au potentiel d’instabilité de la société en conséquence de la polarisation ethnique des votes, est une référence explicite aux clashs ethniques. Dans un ouvrage qui revisite les événements de 1969, appuyé par des archives déclassifiés, Kua Kia Soong explique que le récit officiel des livres d’histoire de troisième cycle impute la responsabilité des violences du 13 mai aux partis politiques d’opposition. C’est ainsi que « le spectre du 13 Mai continue d’être agité par le parti au pouvoir à chaque fois qu’il se sent menacé, notamment à l’approche d’élections générales (…) ou chaque fois que les questions des droit civils sont soulevés par les non-Malais (…) » (14).

… et l’intérêt

La recherche de l’intérêt est la base d’un système politique clientéliste (15) mise en place sous l’ère Mahathir. L’espace politique malaisien s’organise en trois sphères d’influence composées d’acteurs de natures variées : la sphère politique est celle des partis, du gouvernement et des institutions de l’Etat ; la sphère économique est celle du monde des affaires, des entreprises publiques et privées ; enfin la sphère publique accueille les médias et les ONG. La porosité des frontières entre les sphères d’influence permet aux acteurs de jouer un ou plusieurs rôles qui viennent complexifier leur nature ou mission première. Par exemple, les politiciens siègent au comité exécutif d’entreprises publiques, et les médias sont détenus pas des conglomérats dirigés par d’autres politiciens. Ainsi, il n’y a aucune neutralité entre les différentes sphères d’influence. L’espace politique malaisien est un monde de connivence(s), une toile complexe tissée au gré des intérêts et des affinités de chacun. Mais si les liens entre les sphères politiques et économiques sont largement explicités par les travaux de chercheurs comme Terence Gomez ou dénoncés par les médias de la presse alternative, qu’en est-il de la relation entre la sphère politique et les ONG ?

Le « militantisme de connivence » est un arrangement politique tenu secret par lequel un acteur politique (un parti, un politicien ou un gouvernement) sous-traite à des groupes d’individus des actions politiques servant ses intérêts, ces actions pouvant aller du lobbying aux manifestations de violence. Les militants de connivence peuvent être vus comme des entrepreneurs de la mobilisation ou/et de la violence, qui offrent leurs services en échange d’argent ou d’autres avantages ; ainsi ces groupes deviennent des acteurs politiques à part entière. Dans le contexte malaisien, les militants de connivence fournissent la force et la masse populaire nécessaires à tout parti politique pour faire face à ses compétiteurs. Deux types de groupes se distinguent : les militants de connivence « de facto » pour lesquels le militantisme est une raison d’être, et les militants de connivence « occasionnels » pour lesquels le militantisme est une opportunité financière.

Les membres de Perkasa sont des militants de connivence de facto : l’ONG a été créée pour soutenir l’UMNO. Qu’en est-il des militants de connivence « occasionnels » ? D’autres groupes exercent des activités de militantisme plus violentes, comme des émeutes lors de manifestations publiques, des menaces et agressions sur des membres de l’opposition ou encore des attaques d’églises chrétiennes en 2010. Sous couvert d’ONG aux acronymes divers, menant officiellement des activités religieuses ou culturelles, ces réseaux gangstérisés offrent « leurs hommes de mains » aux personnalités ou aux partis politiques de la coalition dirigeante. Ils forment de véritables réseaux économiques informels menant des activités légales et illégales, et fonctionnant sur le système du « gang ». Pour ces réseaux gangstérisés, le militantisme est devenu « un service » aux partis politiques, mais surtout au parti au pouvoir, l’UMNO. Les membres de ces groupes les plus extrêmes flirtent avec le crime organisé et exercent leurs activités dans une zone grise délimitée par leur degré d’affinité politique, zone dans laquelle le droit existe peu ou pas du tout.

Il est évident que le militantisme de connivence est favorisé par l’opacité de l’Etat et l’entretien d’un réseau clientéliste depuis l’ère Mahathir. Cependant, ces formes de participation politique existent aussi dans d’autres contextes (en Indonésie notamment le même phénomène est connu sous le nom de Preman (16) ou « gangsters »). La nature et l’action de ces groupes de militants sont façonnées par les spécificités géographiques, politiques, sociales, économiques et historiques du contexte dans lequel ils évoluent. En ce sens, dans un autre contexte que la Malaisie, ces militants pourraient s’être constitués en groupes féministe, socialiste, anarchiste (etc.), et ce, toujours dans le but de soutenir un parti, un individu ou un gouvernement.

Najib : un chef en campagne

Bien que les 133 sièges obtenus par sa coalition lui ait permis de conserver son mandat, cette majorité simple met en péril la crédibilité de Najib au sein de son parti. Aussi le Premier Ministre a-t-il repris à son compte un discours ethno-nationaliste qu’il avait abandonné au profit de sa politique inclusive « One Malaysia ». Ce changement de direction doit être interprété comme le lancement de la campagne de Najib pour les élections internes au parti ; avec sa déclaration sur le « tsunami chinois », le Premier ministre cherche aujourd’hui à courtiser les branches les plus conservatrices de l’UMNO qui semblaient avoir déserté les rangs de ses supporters dès le début de son mandat.

La rhétorique ethno-nationaliste de Perkasa n’a toutefois pas suffi à maintenir ses principales icônes au Parlement fédéral. Les deux candidats de Perkasa qui se sont présentés pour l’obtention de sièges parlementaires, Ibrahim Ali et Zulkiflee Nordin, respectivement président et vice-président de l’organisation, n’ont pas été élus, et cela en dépit du soutien que leur a apportés le parti dirigeant et l’ancien Premier ministre Mahathir (17). Le discours de Perkasa a été rejeté par l’électorat malais. Pourtant, Najib, le soir même des élections, a repris à son compte ce discours et réinvesti les vestiges d’une rhétorique de la peur en soulignant les dangers d’une telle polarisation de l’électorat (18). Cette analyse du comportement électoral des Malaisiens a été vivement critiquée par plusieurs observateurs (19), ce qui s’est vérifié par le fait que de nombreux Malais ont reporté leur vote sur le parti d’Anwar Ibrahim, leader de l’opposition.

Ces 13ème élections générales ont démontré que le discours raciste ne trouvait plus d’écho que dans une fraction de l’électorat malaisien, certes toujours majoritaire et ayant un accès limité aux médias alternatifs, et/ou à l’éducation, mais que les Malaisiens avaient dépassé les clivages politiques traditionnels fondés sur des arguments ethno-religieux.

Si les partis de l’opposition ont abandonné cette logique depuis 2008, celle-ci reste encore fortement ancrée aujourd’hui dans les pratiques politiques de l’UMNO et continue d’alimenter ses réseaux de militants de connivence.