Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Comment deux millions d’âmes de soldats japonais tourmentent Pékin et Séoul

Publié le 27/12/2013




Comme cela était prévisible, la visite qu’a effectuée ce jeudi 26 décembre le Premier ministre Abe Shinzo au sanctuaire de Yasukuni, à Tokyo, a soulevé les vives protestations des pays voisins, la Chine populaire et la Corée du Sud notamment, qui y voient un hommage au passé militariste japonais.

Officiellement rendue « à titre privé », la visite du chef du gouvernement à Yasukuni peut certes être lue, d’un certain point de vue, comme un pèlerinage « familial ». Abe Shinzo est en effet le petit-fils de Nobusuke Kishi, qui fut ministre de l’Armement durant la seconde guerre mondiale et ministre du général Tojo, Premier ministre du Japon lors de l’attaque sur Pearl Harbor en 1941. Si le général Tojo, jugé, condamné à mort et exécuté en 1948, fait partie des 14 hauts responsables japonais reconnus coupables de crimes de guerre dont les tablettes ont été transférées à Yasukuni en 1978, ce n’est pas le cas de Nobusuke, qui, au lendemain de la défaite de 1945, fut blanchi des accusations portées contre lui et put poursuivre sa carrière politique dans le Japon de l’après-guerre. Néanmoins, dans le cadre de la piété filiale qui est propre au culte des ancêtres, Abe Shinzo se doit d’honorer la mémoire de ses aïeux.

Pour autant, au-delà de la dimension personnelle que ce déplacement a pu revêtir, il est certain que le Premier ministre Abe adressait, à travers sa visite à Yasukuni, un message à ses voisins, notamment à la Chine, qui a récemment établi une zone d’identification de défense aérienne sur son flanc maritime oriental englobant les îles Senkaku-Diaoyu. Appartenant à l’aile nationaliste du Parti libéral-démocrate, le Premier ministre signifie ainsi que le Japon ne se laissera pas faire dans la crise territoriale qui l’oppose à la Chine. Mais il pose aussi en filigrane sa volonté de revenir sur l’ordre imposé par les Américains au sortir de la seconde guerre mondiale. Après avoir fait voter une loi très controversée sur les secrets d’Etat, il affirme sa volonté de poursuivre la remise en cause de cet ordre qui, par la Constitution de 1945, impose au Japon de renoncer à la guerre comme moyen de règlement des conflits.

L’article ci-dessous a été publié dans le quotidien français Libération, en date du 26 décembre 2013. Il est signé de Grégory Schwartz.

« Il aura suffi d’une brève visite du Premier ministre japonais Abe Shinzo, jeudi matin au sanctuaire de Yasukuni, pour fortement raviver les tensions déjà aiguës entre Tokyo et ses voisins asiatiques, en premier lieu la Chine et la Corée du Sud. En quoi ce site est-il si sensible pour du point de vue de Pékin et Séoul, et pourquoi Abe Shinzo s’y est-il rendu, ce qu’aucun chef du gouvernement n’avait fait depuis 2006 ?

Yasukuni est un sanctuaire shinto – l’une des deux grandes religions au Japon avec le bouddhisme – situé au cœur de Tokyo à quelques dizaines de mètres de la mythique salle de concert du Budokan. Le bâtiment, entouré d’arbres et de portiques traditionnels, est censé abriter les âmes des soldats japonais morts durant les guerres successives menées par le Japon entre la fin du XIXe siècle et 1945, soit de la guerre civile de Boshin (1867-1869) à la guerre du Pacifique (1941-1945) (1).

Le sanctuaire indique ainsi honorer au total la mémoire de plus de 2 466 000 âmes, en grande partie des soldats mais aussi des civils tués durant les conflits. Ce qui pose problème, c’est la présence dans cette longue liste de 14 criminels de guerre jugés, condamnés et exécutés à l’issue du second conflit mondial, au premier rang desquels le général Hideki Tojo, Premier ministre du Japon durant la guerre.

Pour la Chine et la Corée du Sud, qui ont particulièrement souffert des atrocités commises dans la première moitié du XXe siècle par les forces d’occupation japonaises, il est inadmissible de voir un chef du gouvernement nippon actuel faire le déplacement à Yasukuni. Or, cela n’avait plus été le cas depuis 2006, et la visite du Premier ministre de l’époque, Koizumi Junichiro. Ce dernier, à la tête du gouvernement de 2001 à 2006 – un record de longévité dans l’histoire récente de l’archipel –, s’était rendu chaque année à Yasukuni. Ses successeurs, dont Abe Shinzo lors d’un premier passage au poste de Premier ministre en 2006-2007, s’étaient en revanche tous abstenus, à la différence de multiples ministres et parlementaires japonais.

En renouant avec cette tradition, Abe Shinzo a affirmé avoir voulu exprimer sa « détermination à ce que personne ne souffre à nouveau de la guerre ». Dans un communiqué publié par le gouvernement, Abe déclare : « Le Japon ne doit plus jamais livrer de guerre. Telle est ma conviction, fondée sur les lourds remords du passé. J’ai réaffirmé devant les âmes des victimes de guerre ma détermination à tenir le serment de ne plus jamais livrer de guerre. J’ai aussi fait le serment que nous construirons une ère libérée des souffrances et destructions de la guerre ; le Japon doit tendre la main à ses amis d’Asie et du monde entier pour réaliser la paix. » Mais, au-delà de ces propos, qui n’ont guère convaincu les puissances voisines, la décision d’Abe s’explique également par les regrets que ce nationaliste a dit avoir éprouvés en 2007 en s’abstenant d’aller à Yasukuni, manquant ainsi selon lui de respect envers les morts pour la patrie japonaise.

La polémique liée à Yasukuni embarrasse également les Japonais. Le sanctuaire, géré de façon privée et donc dégagé de toute obligation vis-à-vis de l’Etat, n’entend nullement modifier la liste des personnes qui y sont honorées et avance notamment l’argument religieux selon lequel les âmes qui s’y trouvent ne peuvent en être chassées. L’argument selon lequel l’Etat et la religion doivent être séparés est aisément contourné par les personnalités publiques, qui assurent généralement faire le déplacement à titre privé. C’est ce que le ministère japonais des Affaires étrangères a assuré jeudi dans le cas de la visite de Abe Shinzo.

Reste que cette initiative survient à un moment où les relations sont particulièrement tendues entre Tokyo, Pékin et Séoul. Le Japon est engagé dans plusieurs conflits territoriaux avec ses voisins : autour des îles Senkaku-Diaoyu avec la Chine et des îles Takeshima-Dokdo avec la Corée du Sud. Dans ce contexte, l’initiative de Abe Shinzo, quelle que soit la façon dont il la justifie, ne pouvait qu’entraîner une réaction scandalisée des autorités chinoises et sud-coréennes. »