Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Le point sur l’actualité politique et sociale du 31 décembre 2013 au 10 janvier 2014

Publié le 13/01/2014




Toute la vie politique, économique et sociale du Cambodge s’est focalisée sur les manifestations ouvrières réprimées dans le sang le 3 janvier. Retour sur le film quotidien de ces événements tragiques … 

Manifestations ouvrières

* Le chiffre des ouvriers varie selon que l’on inclut tous les ouvriers de du textile, des chaussures, des jouets : ils seraient alors 600 000. Le Cambodge compte environ 400 usines textiles, mais le nombre des ouvriers est parfois divisé en sous-branches. On estime leur nombre à 400 000.

* Le salaire des ouvriers du textile a été porté de 42 à 61 dollars le 1er mai 2012, puis à 80 dollars le 1er septembre 2013. Selon une étude de l’université de Stanford (USA), en tenant compte de l’inflation, le pouvoir d’achat des ouvriers aurait baissé de 22 % par rapport à 2003. Une autre étude donne le chiffre de 14 %.

Selon une étude menée par le BIT, un salaire de 177 dollars permettrait une vie digne aux ouvriers. Selon une société de ressources humaines locales, HR Inc., avec les deux heures quotidiennes de travail supplémentaires (obligatoires), les ouvrières gagnent en moyenne 178 dollars par mois (le BIT estime, quant à lui, qu’elles gagnent entre 120 et 130 dollars), dont 56 sont envoyés chaque mois à leur famille. Certains acheteurs, comme H&M étaient d’accord de payer davantage les ouvriers en 2014, mais voulaient un engagement de limitation des licenciements abusifs.

* Le 23 décembre, le ministre du Travail propose une augmentation de 19 %, soit un salaire de 95 dollars à partir d’avril 2014, avec une augmentation progressive pour atteindre 160 dollars en 2018. C’est l’étincelle qui met le feu aux poudres. Les ouvriers réclament 160 dollars immédiatement. En Chine, le salaire minimum est de 141 dollars, aux Philippines de 177. Seul le Bangladesh a des salaires inférieurs au Cambodge.

* Les conditions de travail sont souvent déplorables. Il n’est qu’à se souvenir des milliers d’évanouissements d’ouvrières chaque année, dus à la fatigue, aux heures supplémentaires, au manque de nourriture, aux mauvaises conditions d’aération.

* L’industrie textile est « le plus grand secteur industriel cambodgien », et représente 84,5 % des exportations, soit une valeur de 5,4 milliards de dollars en 2013. Elle entre pour 35 % du PIB.

* Le dimanche 29 décembre, à l’appel du parti d’opposition PSNC (Parti du Salut National Cambodgien, dirigé par Sam Rainsy et Kem Sokha), entre 50 et 100 000 manifestants envahissent le boulevard Monivong. Les ouvriers du textiles, dont de nombreuses usines ont fermées sur conseil du patronat, s’étaient joints aux manifestants. Ils demandaient que leur salaire mensuel soit porté de 80 à 160 dollars mensuels.

* Les directives du patronat visaient à empêcher la mobilisation des ouvriers : c’est l’inverse qui se produit, car ils rejoignent en masse la manifestation politique du PSNC. Cette union des ouvriers à Sam Rainsy n’est pas sans analogie avec l’assassinat de Chéa Vichéa, secrétaire du SIORC (Syndicat Indépendant des Ouvriers du Royaume du Cambodge), le 22 janvier 2004 : il avait eu le tort d’avoir appelé les membres de son syndicat à voter pour Sam Rainsy.

– Sam Rainsy annonce que le PSNC va cesser ses manifestions quotidiennes pour permettre les négociations avec le PPC.

– Le Conseil des ministres écrit une lettre au ministre du Travail, dans laquelle il annonce un plan en cinq points pour mettre fin aux grèves dans les trois jours : il retirera l’accréditation aux six syndicats non alignés sur le gouvernement, des plaintes seront portées contre les responsables de ces six syndicats, les forces de sécurité vont être mobilisées, la date butoir est fixée au jeudi 2 janvier.

* Le 30 décembre 5 000 ouvriers manifestent devant le Conseil des ministres, mais 200 policiers anti-émeute posent des chevaux en fer barbelés pour les stopper. Les négociations tripartites (ministère du Travail, syndicats et patronat) sur une revalorisation des salaires échouent, car le patronat (GMAC) a refusé d’y participer, s’estimant « victime » des grèves « illégales ». Selon le GMAC, ce n’est pas au patronat, mais au gouvernement de fixer les salaires. Le gouvernement dit l’inverse.

* Contrairement aux directives données par le GMAC, environ 80 usines restent ouvertes, spécialement en province, « à la demande des ouvriers ». Cela dément, en partie, les affirmations du GMAC qui accuse les syndicats de forcer les ouvriers à faire grève.

* Dans la nuit, le ministre de l’Information annonce que les discussions politiques entre le PPC et le PSNC reprendront le 2 janvier, mais Sam Rainsy dément.

* Le 31 décembre, par mesure d’apaisement, le ministère du Travail annonce une augmentation des salaires de 5 dollars : il sera porté à 100 à partir de février. Les syndicats ne changent pas d’avis et continuent de réclamer 160 immédiatement.

* Le 1er janvier, le ministère de l’Intérieur menace de retirer l’autorisation à l’Association Indépendante des Enseignants du Cambodge (AIEC), si les enseignants font la grève pour demander une augmentation de salaire.

L’AIEC comprend plus de 10 000 membres. Son assemblée générale, tenue le 31 décembre, a décidé de faire une grève d’une semaine pour demander que leur salaire soit porté à 250 dollars par mois. Rong Chhun, son président est également également président du FTU (Syndicat libre, dirigé par Chéa Mony, anciennement SIORC). Cette grève d’une partie des enseignants de Phnom Penh et d’au moins cinq provinces commence le 6 janvier, souvent sur place, dans leurs écoles.

* Le 2 janvier, des soldats de l’unité parachutiste 911, armée de bâtons, de barres de fer, de boucliers et de fusils d’assaut AK 47, s’en prennent à une dizaine de moines, de grévistes et de journalistes qu’ils frappent lors d’une manifestation non-violente au coeur de Phnom Penh. Au moins quatre moines et dix manifestants, dont des responsables syndicaux sont arrêtés, un moine et une femme sont soignés à l’hôpital Calmette. Les manifestants sont qualifiés d’« anarchistes ». La Licadho et le CLERC (association d’éducation légale) émettent une
protestation et demandent la libération des détenus. Adhoc demande que soient poursuivis les responsables de l’affrontement. Plusieurs centaines d’autres grévistes bloquent les routes 2 et 5. Six syndicats donnent au gouvernement et au GMAC jusqu’au 4 janvier pour reprendre les négociations sur l’augmentation des salaires.

* Suite à cette répression, Sam Rainsy annule la rencontre, car le PPC a rompu ses engagements du 16 septembre à ne pas utiliser la violence. Hun Sen exprime ses regrets pour cette annulation.

* Le 3 janvier, vers 10 h du matin, 150 hommes de l’unité parachutiste 911 avancent par bond, selon la tactique militaire de combat, et détruisent successivement les barricades mises en place par les grévistes, qui protestent contre les arrestations de la veille. Ces derniers se retirent à chaque bond, en lançant des pierres, des coktails Molotov inoffensifs, car composés avec du mazout. Deux hélicoptères surveillent les grévistes. Soudain, sans que rien ne laisse le prévoir, les soldats tirent au fusil d’assaut AK 47 sur une centaine de manifestants, devant l’usine Yakjin, appartenant à un propriétaire sud-coréen, causant la mort de cinq ouvriers et en blessant au moins 42 autres.
Les militaires arrêtent une quinzaine de manifestants, que l’on voit sur Facebook, couchés sur le ventre, par terre, torse nu, les mains liés derrière le dos, comme des animaux à l’abattoir. Ce n’est pas une bavure de soldats isolés, car on entend distinctement les ordres.

* Le gouvernement sud-coréen et le celui du Japon ont demandé au gouvernement cambodgien de protéger leurs intérêts et usines au Cambodge, selon les lois internationales. On ne peut les tenir pour responsables des violences faites par les parachutistes.

* Le commandant de l’unité parachutiste 911 n’est pas un inconnu : c’est le général Chap Phéakdei, qui s’est distingué une semaine après les « événements » des 5-6 juillet 1997. Entrainé en Indonésie, il a détenu et torturé dans sa base 911 de nombreux officiels du Funcinpec. Il est actuellement membre de Comité central du PPC et l’un des fidèles du Hun Sen.

– Sam Rainsy appelle à la cessation immédiate de la violence. Quinze ONG de défense des droits de l’homme condamnent cette fusillade de civils, et en appellent à la communauté internationale. L’ONU condamne ces tirs à arme réelle, et demande la fin de la violence pour toutes les parties.

– Dans l’après-midi, six syndicats et un représentant du Bureau de l’ONU se réunissent à la municipalité de Phnom Penh pour chercher les moyens de calmer la violence. Mais c’est un dialogue de sourds : les syndicalistes demandent de relâcher les personnes arrêtées la veille et de cesser d’utiliser la violence. « Les autorités ne peuvent relâcher les anarchistes », répond le représentant de la municipalité.

– Le couvre-feu est décrété dans le quartier des affrontements. De très nombreux ouvriers et ouvrières repartent dans leur famille en province. Environ 80 % reviendront progressivement en début de semaine suivante.

* On apprendra la semaine suivante que les treize ouvriers arrêtés ont été conduits à la prison CC3, située près de la frontière vietnamienne dans la province de Kompong Cham. Cette prison passe pour être l’une plus dures du pays ; les prisonniers y sont régulièrement battus et torturés. « Du temps des Français, on envoyait les prisonniers à Poulo Condor » (Koh Tralach), se justifie le directeur général des prisons. Les ouvriers internés sont accusés de destruction volontaire aggravée de biens d’autrui. Leurs avocats et les associations de défense des droits de l’homme ne sont pas autorisés à les rencontrer.

Le ministère français des Affaires étrangères, le Comité des Affaires étrangères du Congrès américain, la FIDH, Adhoc, la Licadho et beaucoup d’autres associations de défense des droits de l’homme condamnent cet usage de la force contre des manifestants non armés. Cette protestation internationale ne fera que croître durant les jours suivants : le 8 janvier, le Bureau du Haut Commissariat des droits de l’homme de Genève demande une enquête. Surya Subédi, représentant spécial du secrétaire général de l’ONU, annonce une dixième mission au Cambodge du 12 au 17 janvier.

Le 7 janvier, sept grandes firmes internationales, dont Gap, H&M et Puma, expriment leur indignation « contre toute forme de violence ». Plusieurs manifestations, et parfois affrontements, ont lieu devant les consulats cambodgiens de Séoul, Berlin, Djakarta, d’autres sont prévues en Thaïlande, à Hongkong et en Malaisie.

* Le 4 janvier, vers 10 h du matin, une centaine d’hommes portant des casques de moto, armés de barres de fer et de bâtons, se ruent dans le Parc de la Liberté où campent quelques centaines de partisans du PSNC ainsi que des moines qu’ils battent indistinctement. Puis une centaine de policiers anti-émeute démontent les installations sommaires de camping provisoire ainsi que le petit sanctuaire bouddhique. Selon la municipalité, c’est le PSNC est l’instigateur de toutes les violences.

– En dépit des témoignages oculaires et des photos diffusées sur Facebook, la municipalité nie avoir utilisé la violence contre les moines ou d’autres citoyens. Les militaires fouillent les maisons avoisinantes à la recherche de manifestants éventuellement cachés.

– Les autorités municipales convoquent Sam Rainsy et Kem Sokha devant la Cour de Justice le 14 janvier, pour leurs liens avec les heurts de la veille entre l’armée et les grévistes.

– Le ministère de l’Intérieur suspend pour une durée illimitée la liberté de réunion prévue par la Constitution. Le PSNC suspend donc son appel à la marche dans Phnom Penh, prévue pour le lendemain, et réfléchira à une autre forme d’action au raz du sol dans les provinces. Il annule les négociations prévues avec le PPC tant que ce dernier utilisera la violence.

* Surya Subédi, le Bureau de l’ONU à Phnom Penh, et les groupes de défense des droits de l’homme, l’ambassade des Etats-Unis condamnent cette évacuation par la force et l’interdiction de réunions non violentes.

* Le 5 janvier, Ken Loo, secrétaire général du GMAC, condamne l’usage de la violence, mais trouve « absolument normal que l’armée ait tiré sur les grévistes ».

* Le 6 janvier, Sar Kheng, ministre de l’Intérieur, invite les diplomates et ambassadeurs d’au moins 20 pays, pour leur expliquer pendant deux heures les motifs de l’action du gouvernement.

– Une unité des forces spéciales non identifiée arrête cinq militantes anti-éviction, dont Tep Vanny, qui voulaient porter une pétition à l’ambassade de France. Elles seront libérées le soir même. Adhoc, Licadho et Caryle Tahyer, expert de l’Académie de forces armées australiennes, condamnent ces formations paramilitaires non autorisées par la loi.

* Le 9 janvier, en dépit de l’occupation des lieux par la police 24 heures sur 24, neuf jeunes chanteurs se réunissent dans le parc de la Liberté (les rassemblements de dix personnes sont interdits). Ils n’eurent que le temps de chanter une seule chanson sur la non-violence avant que les militaires n’arrivent et durent se réfugier dans les locaux de l’ONU tout proches.

* Le 11 janvier, Hun Sen nomme Kéat Chhon, ancien ministre des Finances, à la tête d’un nouveau comité chargé de rechercher les possibilités d’augmentation des salaires des fonctionnaires et des ouvriers par le gouvernement. Deux autres comités sont placés sous l’autorité de Sar Kheng, ministre de l’Intérieur : l’un pour « étudier » ce qu’il s’est passé, l’autre pour évaluer les dommage des « manifestations anarchistes ».

* Selon le secrétaire du GMAC, cette grève aurait coûté 200 millions de dollars en manque à gagner et 70 millions de bénéfices en 50 jours. Plus de 100 usines portent plainte contre les syndicats pour demander des compensations.

* Les responsabilités du bras de fer sont partagées : le GMAC s’est montré trop intransigeant, même s’il avait certaines raisons de le faire, et a joué avec le feu avec ses directives de fermeture d’usines, ainsi qu’en ne participant pas aux négociations.

* Les syndicats, pour leur part, ont été incapables de négocier une augmentation raisonnable des salaires. Leur multiplicité fait leur faiblesse, certains responsables préfèrent parfois les pots-de-vin aux négociations…

* C’est un long processus de maturation des rapports sociaux qui commence. Il s’inscrit dans la logique des élections du 28 juillet qui a libéré la parole des petits qui n’ont plus peur de l’autorité. Quand les travailleurs sont témoins de la corruption, de la disparités du niveau de vie, ils ne peuvent se contenter de bonnes paroles. Nous assistons à un apaisement temporaire par la force, mais la grogne sourde ne peut que ressurgir, avec peut-être, cette fois, une violence des petits…

* On s’aperçoit que dès que les intérêts économiques vitaux sont en cause, on n’hésite pas à prendre les grands moyens. Les usines du textile sont ponctionnées par les prédateurs du régime.

* Plusieurs gens simples commentent ainsi la visite de Hun Sen au Vietnam qui a précédé la tuerie du 3 janvier : il est allé prendre des ordres auprès de son homologue vietnamien pour savoir comment maltraiter le peuple khmer… Autre analogie curieuse avec les événements des 5-6 juillet 1997.

Politique

* Par décret du 31 décembre, une nouvelle province est créée par dédoublement de celle de Kompong Cham : il s’agit donc de la province de Tbaung Khum, qui comprendra les six arrondissements de l’est du Mékong, dont cinq ont voté pour le PPC. Les douze autres arrondissements où le PSNC est majoritaire demeureront dans la province de Kompong Cham. L’opposition y voit un « charcutage électoral » pour s’assurer des postes de députés. Cependant, cette division était prévue depuis plus d’une dizaine d’années.

Economie

* 378 856 tonnes de riz ont été exportées dans l’année, spécialement en Europe, et notamment en France.

* Le 2 janvier, le moine Bun Buntenh et trois membres du CLEC qui venaient soutenir les familles Kuy dépossédées de leurs terres par la société chinoise Lan Feng, pour y planter de la canne à sucre, sont arrêtés. Ils seront relâchés le lendemain.

* Le 1er janvier, vingt statues de Boudhha, dont dix-neuf en cuivre, sont volées dans une pagode de Ratanakiri.

* Selon Adhoc, trente-trois Cambodgiens auraient été tués par l’armée thaïlandaise pour avoir cherché à braconner du bois précieux en Thaïlande (sept selon les FARK).