Eglises d'Asie – Chine
POUR APPROFONDIR – Peut-on vraiment parler de pentecôtisme en Chine ?
Publié le 18/03/2014
… Les études académiques au sujet du pentecôtisme s’inscrivent dans un débat plus large relatif à l’articulation entre modernité et religion. Après des décennies d’hégémonie de la « théorie séculariste », qui, prenant la France pour modèle, prétendait que plus les sociétés devenaient ‘modernes’, plus elles devenaient ‘a-religieuses’, divers contre-exemples questionnèrent ce modèle occidental. Le rapide développement planétaire du pentecôtisme est l’un des phénomènes qui remet en question les prophéties du déclin du religieux.
Qu’est-ce que le pentecôtisme ?
Les milieux universitaires s’accordent à dire que le pentecôtisme est un mouvement de spiritualité qui n’est ni une dénomination chrétienne à la théologie clairement définie (comme chez les méthodistes, les presbytériens, les baptistes, etc.), ni une Eglise au clergé précisément institué (comme chez les catholiques, les anglicans, les arméniens, etc.). Trois caractéristiques sont généralement retenues pour définir les mouvements pentecôtistes :
– Exigence faite aux croyants de renaître de l’Esprit, ceci comme rite de rupture par rapport à leur vie passée (born again) ;
– Importance du Saint-Esprit dans la religiosité vécue (l’Esprit est présent dans la vie quotidienne) ;
– Importance des dons ‘charismatiques’ de l’Esprit (similaires à ceux reçus dans les Actes des Apôtres : don de prophétie, de guérison, d’exorcisme, de parler en langue, etc.).
Puisque chaque croyant peut recevoir l’Esprit Saint, il/elle a alors autorité pour parler et guider l’Eglise. Fonder ou commencer une Eglise pentecôtiste ne demande ni connaissance biblique pointue, ni ordination, ni mandat ecclésial. Cela produit un christianisme plus égalitaire et individualiste que l’évangélisme, même si le néo-pentecôtisme est précisément en rupture sur ce point.
Quoiqu’il en soit, le pentecôtisme est varié et difficile à réduire à des catégories ; on le retrouve même au sein des Eglises catholique et orthodoxes, pour être en certains endroits la forme dominante du catholicisme local. Il incline facilement à des prises de positions extrêmes de la part de ses détracteurs ou admirateurs, mais ces positions ne correspondent guère à la réalité multiforme et souvent contradictoire du pentecôtisme. On ne serait donc réduire les mouvements pentecôtistes au contexte où ils émergent (contextualisme), ni à une essence ‘spécifiquement pentecôtiste’ (essentialisme).
Quelques traits sociologiques communs subsistent néanmoins :
– Dans la majorité des cas, la fondation de nouvelles Eglises part d’abord d’une remise à plat des catégories et des valeurs locales, notamment en termes de ségrégation raciale et de domination masculine. Dans un premier temps, les communautés pentecôtistes renient les valeurs dominantes. Ensuite, si la nouvelle Eglise attire un grand nombre de fidèles, l’impulsion égalitaire des premières heures laisse place à une ré-institutionnalisation sociale proche des valeurs de la société ambiante (patriarcat, ségrégation raciale, etc.).
– Pour que les mouvements pentecôtistes se développent, il leur faut au préalable un terrain social où la religiosité est déjà forte : ceci expliquerait pourquoi le pentecôtisme, via sa forme charismatique, n’a qu’un faible impact sur l’ouest de l’Europe.
– Le pentecôtisme correspond à des populations en mouvement, souvent marquées par une certaine exclusion : migrants, étudiants, populations forcées à l’exode rural, nouvelles banlieues industrielles, etc.
Sur le plan de l’histoire des mouvements pentecôtistes, la question de l’origine demeure en débat. Divers mouvements auraient commencé entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle. Au cours des années 1960-70, certains se développent fortement en Amérique latine, puis en Afrique durant les années 1970-80. A partir des années 1990, des Eglises pentecôtistes émergent en Asie pour devenir une réalité incontournable du christianisme de Corée du Sud (presbytérien-pentecôtiste), de Singapour et des Philippines (mouvement charismatique catholique comme El-Shaddai).
Une théorie dominante quant à l’origine des mouvements pentecôtistes voulait que le pentecôtisme soit né à Los Angeles, aux Etats-Unis, en 1906, dans l’Eglise d’Azuza Street. Cette théorie était diversement utilisée pour faire du pentecôtisme une sorte d’hégémonie culturelle douce des Etats-Unis sur le reste du monde (de multiples versions – romancées, dramatisés, ou simplifiées – de ce récit du pentecôtisme naissant en Californie puis se propageant sur l’ensemble du monde circulent encore aujourd’hui).
Cependant, diverses études insistent désormais sur l’émergence simultanée en plusieurs parties du globe (Inde, Amérique latine), suivie d’hybridations mutuelles, de formes religieuse ‘pré-pentecôtistes’. Le mouvement pentecôtiste comme un tout peut être considéré comme : 1.) une nouvelle vague multiforme de millénarisme chrétien répondant à la modernisation-globalisation, et 2.) une réaction populaire ‘a-moderne’ face à l’hégémonie de la raison dans la vie religieuse protestante (et catholique dans une certaine mesure) telle qu’imposée par l’Occident du XIXe siècle.
Aujourd’hui, les universitaires américains considèrent que le mouvement pentecôtiste toucherait entre 500 et 600 millions de personnes (catholiques et protestants), ce qui en ferait le mouvement chrétien le plus dynamique du christianisme contemporain. Le pentecôtisme toucherait 25 % du christianisme. En termes de pratique religieuse, il serait même plus dynamique que le catholicisme à proprement parler (1,2 milliard de croyants) où les formes traditionnelles de pratique sont en recul. Cependant, le cas du pentecôtisme brésilien mitige cet enthousiasme. Paul Freston a montré que suite aux scandales de la fin des années 1980 (corruption de leaders politiques pentecôtistes) et à l’incapacité de ces Eglises à se réformer (pas seulement dans leurs structures internes, mais aussi sur leur vision du politique et du lien social), le pentecôtisme brésilien a déjà passé son paroxysme numérique, amorçant un déclin. Sa contribution majeure pour l’Amérique latine aura été de transformer le christianisme vécu comme identité nationale (être Brésilien donc catholique) à un christianisme de choix (le fait d’être catholique ou d’une autre confession ne va désormais plus de soi et relève du choix personnel). Le cas brésilien appelle donc à la prudence en matière de prédiction sur le futur des mouvements pentecôtistes.
Quel pentecôtisme en Chine ?
L’enthousiasme académique américain pour les mouvements pentecôtistes tend à englober diverses formes du protestantisme actuel sous l’appellation ‘pentecôtisme’, incluant même les protestants chinois. En effet, de nouvelles pratiques dans le protestantisme chinois conduisent de nombreux observateurs à considérer que ce dernier avait récemment basculé dans le pentecôtisme (Robert Hefner, Cao Nanlai). En 2013, diverses publications académiques sérieuses ont fait état de cette interprétation, mais en octobre de la même année, un symposium à Purdue University (Indiana, USA), réuni sur invitation de Yang Fenggang, concluait qu’il était inopportun d’appliquer l’étiquette de ‘pentecôtisme’ au protestantisme chinois. Quels sont donc ces ‘nouvelles’ pratiques au sein du protestantisme chinois qui produisent des interprétations si contradictoires ?
Quatre aspects ‘contentieux’ peuvent être listés :
1. On observe, de manière générale, une plus grande importance des rituels de guérisons dans les Eglises protestantes chinoises. Ces rituels étaient dans les années 1970 principalement offerts par des femmes chrétiennes, de manière discrète et individuelle, guérissant au nom de Jésus. Au cours des années 1980-90, la guérison et la quête de santé sont devenues une raison de conversion au christianisme de plus en plus importante. Les rituels de guérison ont été rapatriés dans les Eglises protestantes, et ils furent proposés plus ouvertement et fondés sur des prières plus trinitaires.
2. Des groupes de prière en langue, de prière d’imploration de l’Esprit-Saint, délivrant parfois des prophéties, se développent à travers le pays et les communautés protestantes.
3. Les Eglises pentecôtistes asiatiques – via les nombreux missionnaires coréens en Chine, les liens avec les Eglises de Hongkong, de Taiwan, de Singapour et d’Indonésie – deviennent des partenaires de plus en plus influents pour les chrétiens chinois.
4. Il n’est plus rare de rencontrer des protestants chinois se réclamant ouvertement du pentecôtisme.
Dès lors, deux cadres conceptuels différents s’opposent pour interpréter ces faits et les évolutions du christianisme chinois. D’un côté, certains considèrent le christianisme comme un ensemble de dénominations en compétition, et sont soucieux de reconnaitre les nouvelles évolutions et démarcations internes au christianisme. L’insistance porte alors sur les tensions internes au christianisme. D’autres, au contraire, insistent sur le contexte religieux chinois comme point de départ pour comprendre les récentes évolutions du christianisme en Chine. Pour eux, l’insistance porte sur les tensions entre le christianisme et son milieu social.
Il faut en effet rappeler que les conditions sociopolitiques du pays contraignent le protestantisme chinois à une organisation relativement spécifique, qui a été l’objet de nombreuses études. Les communautés protestantes en Chine sont en effet censées s’enregistrer auprès du Bureau des Affaires religieuses, mais certaines refusent. Ainsi, le débat académique a été durant longtemps de savoir s’il y avait deux Eglises en Chine (« officielle » et « souterraine »/« clandestine »). Les évolutions récentes ont toutefois relativisé l’importance de cette opposition. De même, la distinction christianisme rural et christianisme urbain reste en débat pour préciser une typographie du christianisme chinois.
Quoiqu’il en soit, tous s’accordent pour dire que le christianisme en Chine n’est pas ‘dénominationel’ tel que c’est le cas aux Etats-Unis et dans nombre de pays. D’une part, le gouvernement ne reconnaît pas de sous-dénominations à l’intérieur du protestantisme. D’autre part, les cinquante dernières années, avec leur lot de révolutions, famines et persécutions, ont quasiment effacé toute fracture confessionnelle entre méthodistes, presbytériens, luthériens chinois et il est aujourd’hui totalement impossible de réinstaurer des démarcations nettes. Des Eglises chinoises fondées par des méthodistes dans le passé entretiennent aujourd’hui des liens internationaux avec les méthodistes, mais aussi avec des missionnaires pentecôtistes, baptistes et presbytériens (que ce soit pour soutenir la formation interne, le financement de projets ou le discernement des pratiques pastorales). Ainsi, dans la Chine d’aujourd’hui, il n’existe que deux ‘familles’ chrétiennes : les catholiques et les protestants (et en beaucoup d’endroits, ces deux familles ont de bonnes relations).
Cependant, depuis l’ouverture économique et politique de la fin des années 1970, la société chinoise connaît une effervescence religieuse générale. Cette fièvre religieuse populaire est marquée par trois éléments :
1. Du fait de la Révolution culturelle (1966-1976) qui secoua toutes les structures de la société, la population chinoise perçoit toutes les traditions religieuses et les nouveaux groupes religieux comme ayant la même légitimité et la même expertise religieuse. Le christianisme multiséculaire est donc l’égal de la jeune secte Moon.
2. La quête religieuse est marquée par une profonde quête de guérison, aussi bien spirituelle que corporelle. Cette aspiration à la longévité est inhérente à la tradition chinoise, elle s’exprime partout, aussi bien dans la cuisine que dans le qigong ou le fengshui.
3. Enfin, Jésus-Christ est devenu un dieu accepté, et même « à la mode ». Le dieu des Occidentaux apparait comme un dieu efficace, pourvoyeur de santé et de richesse, le dieu d’une religion plus rationnelle et moderne. Dès lors, de nouveau courants religieux émanent de la religion populaire et se présentent comme ‘chrétiens’. Ils mettent fortement l’accent sur la guérison mais rejettent la Trinité, modifient la Bible, ou suivent des prophètes se présentant comme l’incarnation du Saint-Esprit. Certains de ces groupes sont répertoriés par l’Etat comme protestants (ex. : L’Eglise du Vrai Jésus), d’autres tombent sous le coup de la loi et combattus comme « sectes dangereuses » (ex. : L’Eclair de l’Orient).
Il faut donc souligner que les Eglises protestantes chinoises sont en compétition directe avec les nouveaux groupes religieux hétérodoxes. Contrairement aux catholiques qui ont le lien à Rome pour prouver leur appartenance au christianisme mondial – ainsi que divers rituels comme l’eau bénite, le rosaire et l’exorcisme pour répondre aux besoins de guérison –, les Eglises protestantes rencontrent un réel défi de légitimité pour signifier qu’elles sont authentiquement chrétiennes, ainsi que pour proposer des rituels chrétiens de guérison.
Dès lors, les protestants chinois doivent se repositionner. Durant ces trente dernières années, l’intégration croissante des communautés protestantes de Chine au sein de multiples réseaux protestants étrangers a permis aux protestants chinois de renforcer, d’une part, leur propre légitimité à représenter le ‘vrai’ christianisme, et, d’autre part, de trouver dans ces différentes traditions étrangères des outils pour recomposer leurs pratiques. Puisque les Eglises protestantes historiques étrangères ne sont plus en mesure d’imposer en Chine leur propre approche de la guérison (privilégiant la médecine moderne et se méfiant des ‘superstitions’ traditionnelles), les Eglises pentecôtistes asiatiques deviennent des alternatives chrétiennes pour articuler rituel de santé et protestantisme. Les protestants chinois n’hésitent donc plus à intégrer de ‘nouveaux’ rituels. Il faut souligner cependant que l’augmentation des rituels de sensibilité pentecôtiste dans le protestantisme chinois s’accompagne simultanément d’une diversification et d’un accroissement des liens ecclésiaux avec différentes traditions protestantes. Il est donc difficile de dire que le protestantisme chinois devient plus ‘pentecôtiste’, puisqu’il devient simultanément plus baptiste, presbytérien, anglican, etc.
En conclusion, une double attention au contexte religieux global et aux spécificités internes chrétiennes aide à mieux percevoir les évolutions du protestantisme chinois. Celui-ci est dynamique et subtil. Cependant, le problème demeure quant à son orientation ‘pentecôtiste’. Si on comprend le ‘pentecôtisme’ comme une nouvelle dénomination en rupture avec les autres Eglises protestantes, il est incorrect de parler de pentecôtisme quand on parle des protestants de Chine (les seules groupes religieux qui correspondent à cette définition de « rupture » sont les nouveaux groupes hétérodoxes qui se réclament du christianisme mais qui rejettent la foi trinitaire et réécrivent la Bible). Au contraire, si la notion de pentecôtisme est clairement définie comme un mouvement populaire de spiritualité chrétienne, un mouvement a-moderne insistant sur l’Esprit Saint et les émotions, alors une large partie du protestantisme chinois peut y correspondre. Mais dans ce cas, un problème théologique important demeure. Les mouvements pentecôtistes internationaux, en effet, mettent au cœur de leur pédagogie chrétienne le rôle de l’Esprit Saint comme premier médiateur. Ceci, dans un contexte relativement chrétien (ou monothéiste) comme au Brésil, en Afrique, en Amérique du Nord, vitalise et oriente le croyant vers une foi trinitaire. Cependant, l’insistance sur l’Esprit Saint dans un contexte totalement non chrétien tel qu’en Chine ou en Inde, conduit à une forme hybride de « shamanisme/spiritisme » qui n’a plus beaucoup de rapport avec la foi chrétienne telle que comprise par les catholiques, les protestants et les orthodoxes. Ainsi donc, la seconde définition du pentecôtisme est problématique en Chine. Il est donc crucial que théologiens, anthropologues et sociologues dialoguent ensemble pour mieux cerner les différentes facettes du renouveau religieux en Chine, et la nouvelle place du christianisme dans ce paysage.