Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Relations interculturelles entre l’Occident et la Chine : à l’école de Matteo Ricci

Publié le 28/03/2014




Le fait est connu : la Chine communiste a inscrit le jésuite Matteo Ricci (1552-1610) sur l’immense fresque du « Monument du Millénium » érigé à Pékin pour le passage au XXIème siècle. Outre Marco Polo, représenté à la cour de Kubilaï Khan, le missionnaire italien, Li Matou (利玛窦) de son nom chinois, …

… est le seul étranger à figurer sur cette fresque ; on peut le reconnaître parmi les personnalités culturelles de la dynastie Ming, aisément identifiable avec un télescope à la main et un astrolabe à ses pieds.

En Occident, Matteo Ricci est connu pour avoir été « l’intermédiaire culturel le plus éminent de tous les temps entre la Chine et l’Occident ». La formule du sinologue allemand Wolfgang Franke, auteur du classique China and the West (1967), reste d’actualité. Un colloque international s’est tenu à l’Unesco en 2010 pour étudier comment s’est déroulée, à l’époque de Matteo Ricci, cette rencontre entre le monde européen de la Renaissance et le monde chinois de la dynastie des Ming (les actes du colloque ont été publiés sous le titre : La Chine des Ming et de Matteo Ricci (1552-1610) : le premier dialogue des savoirs avec l’Europe (Cerf, Paris, janvier 2013).

Dans le texte ci-dessous, intitulé « Enseignement tiré de Matteo Ricci – Réflexions à partir du transfert d’idées entre l’Occident et la Chine par Matteo Ricci et de ses conséquences pour la rencontre entre l’Europe et la Chine », on lira une analyse pertinente de l’héritage de l’action du missionnaire jésuite pour notre époque contemporaine. Son auteur est l’universitaire allemand Michael Lackner, professeur à la Faculté des langues et cultures orientales de l’Université d’Erlangen-Nuremberg. Traduit en français par la Rédaction d’Eglises d’Asie, ce texte est paru dans Religions & Christianity in Today’s China (Vol. II, n° 4, 2012), publication éditée par le China Zentrum à Sankt Augustin.

Excellence, Mesdames, Messieurs, chers amis et collègues,

Prononcer un discours sur Matteo Ricci (1), son entreprise missionnaire et son influence sur les perceptions occidentales de la Chine, n’est pas une tâche facile. Celle-ci aurait été beaucoup plus simple il y a trente ans quand les études au sujet de la mission jésuite étaient encore dominées par les historiens occidentaux de cette mission ; ceux-ci ont principalement mis l’accent sur le bagage intellectuel des missionnaires et leur volonté d’adapter leurs stratégies missionnaires aux conditions locales, adaptation qu’ils percevaient comme indispensable pour transmettre le message d’évangélisation dont ils étaient porteurs. Ces études demeurent pertinentes mais les trente années qui viennent de s’écouler montrent l’émergence de deux domaines supplémentaires : premièrement, les études chinoises en Occident se sont détachées d’une perspective trop unilatéralement marquée par l’histoire occidentale et ont essayé de donner à entendre les voix des contemporains chinois des missionnaires. Les travaux sur les sources chinoises de la période se sont révélés très fructueux, principalement parce que nous avons pris conscience qu’il n’y avait pas de réponse chinoise uniforme face aux missions chrétiennes ; au lieu de parler d’une seule voix, les lettrés chinois, à tous les niveaux, du plus intellectuel au plus élémentaire, ont clairement exprimé des idées et des réactions très différentes au sujet de leurs rencontres avec les missionnaires, sans même mentionner ici les différentes attitudes adoptées tant par la cour que par le peuple.

Deuxièmement, un autre facteur important rend notre compréhension de l’œuvre de Ricci et de ses successeurs encore plus complexe : depuis une vingtaine d’années, les historiens chinois ont mis à jour des sources inconnues jusque-là, concernant l’impact des jésuites sur l’histoire des sciences en Chine – et plus récemment, des documents exposant les idées des chrétiens chinois en matière de religion (par exemple, la réaction des chrétiens de Nankin durant la Querelle des rites).

Ainsi, étudier Matteo Ricci aujourd’hui amène à englober des domaines aussi vastes que l’histoire des missions, l’histoire religieuse, l’anthropologie religieuse, l’histoire des sciences, l’histoire des idées et de nombreux autres domaines ; ce sont des recherches entreprises à la fois par des universitaires occidentaux et des universitaires chinois, et l’ensemble est devenu un laboratoire de la rencontre interculturelle. Nous sommes bien entrés dans l’ère de la mondialisation, et il n’est pas étonnant que des spécialistes de différents domaines et de différents pays associent leurs recherches dans un esprit de compréhension mutuelle, et, si je peux m’exprimer ainsi, de curiosité réciproque – car c’était aussi le climat intellectuel qui caractérisait à la fois Ricci et la plupart de ses contemporains chinois.

Après ces propos liminaires au sujet des difficultés liées à notre étude, et les multiples possibilités d’approche qu’elle réserve, on peut très bien dire qu’il est presqu’impossible de trouver un plus petit dénominateur commun, formule explicite qui rend justice à Matteo Ricci. Je tenterai néanmoins de présenter celui qui, je pense, convient le mieux : permettez-moi de le nommer, dans un premier temps, « la rationalité ».

La rationalité est, en premier lieu, une caractéristique de l’éducation reçue par Matteo Ricci – et par les jésuites de manière générale. Il suffit de rappeler que leur programme d’études, le « ratio studiorum » (plan des études), réservait la théologie, la connaissance du divin, aux tout dernières parties de leur étude au lieu de débuter par elles, comme de nombreux autres programmes de leur époque le faisaient. L’approche intellectuelle des mystères de la Foi est donc considérée comme la dernière partie du long chemin qui commence avec la connaissance des matières rationnelles et du monde (que sont les mathématiques, par exemple). Rappelons-nous également que les jésuites ont été le premier ordre religieux, dans l’Europe moderne naissante, à mesurer les distances globales sans point de repère fixe, comme Rome ou Jérusalem. Leurs instruments (dont beaucoup nous sont parvenus) indiquaient, par exemple, la distance entre Pékin et Luçon, aux Philippines, sans prendre en compte les centres traditionnels de l’Europe religieuse. Un monde multipolaire nécessite des instruments multipolaires et à multiples facettes, et cela est également vrai pour le monde spirituel.

Aussi, nous allons examiner brièvement quelques-uns des instruments intellectuels que Matteo Ricci a apportés en Chine. Une fois encore, il faut souligner que l’hypothèse de base de son approche de la culture chinoise était une approche rationnelle : totalement à l’encontre de nombreuses études interculturelles de notre époque actuelle soulignant les différences culturelles, Ricci mettait l’accent sur les points communs : « Ils ont des académies [il mettait évidemment en avant l’académie Hanlin] tout à fait comme les nôtres, tout à fait comme l’Accademie dei Lincei [Académie nationale des Lynx] (l’académie pontificale [des sciences]). » Tentez d’abord d’identifier les points que les deux cultures ont en commun ! A mon avis, c’est une attitude absolument rationnelle, malgré ses limites, sur lesquelles je reviendrai plus tard.

En conséquence, il a essayé de présenter à son auditoire chinois des connaissances qu’il pensait être compréhensibles par tout être humain rationnel : la sagesse éthique de l’Antiquité occidentale, comme l’Enchiridion d’Epictète, son propre traité De l’Amitié (Jiaoyoulun) et la sagesse technique dans son traité L’Art occidental de la Mémoire (Xiguo Jifa). Dans le domaine scientifique, il a traduit en collaboration, parmi d’autres ouvrages, Euclide, et a dessiné des Mappemondes. Certains de ces ouvrages contiennent ce que j’appellerais des allusions, sous-entendues ou filtrées, à la foi chrétienne, même si, bien entendu, aucun n’a pour objet de révéler la vérité complète à son sujet. Même le principal ouvrage de Ricci, le Traité du vrai sens du Seigneur du Ciel (Tianzhu Shiyi), ne peut pas être considéré comme un compendium exhaustif sur le christianisme. C’est une description assez douce et sereine d’un Occident où prévaut la rationalité. Il est désormais banal de caractériser cette approche de « compromis », mais nous devons prendre en compte que ce « compromis » découle d’une ferme croyance dans la Raison comme pré-requis fondamental de l’humanité. Dans ce contexte, Ricci avait quelques précurseurs comme, par exemple, Raimundus Lullus (Raymond Lulle) qui, au XIIIème siècle, a essayé de convaincre les Arabes de la vérité de la foi chrétienne en dessinant des diagrammes fondés sur la logique aristotélicienne.

Toutes les œuvres de Ricci n’ont pas connu un égal succès. Comparons simplement le traité De l’Amitié et le traité L’Art occidental de la Mémoire. L’un comme l’autre sont l’expression de l’interaction complexe entre la Raison et l’émotion, dans le cadre des stratégies missionnaires des jésuites. De l’Amitié a connu un très grand succès car Ricci, avec une très fine intuition de ce que représentait le culte de l’amitié à la fin de la dynastie Ming, a senti que donner une explication des traditions occidentales de l’amitié, ouvrirait une porte à ses contemporains chinois : l’émotion, qui est la base de l’amitié, devrait toujours être guidée par la Raison, c’est le message fondamental du traité qui s’inspire largement des sources de l’Antiquité européenne. N’oublions pas que, parmi les Cinq Grands Principes de la Relation tels que définit par la doctrine confucéenne, l’amitié est le seul à ne pas s’appuyer sur le principe hiérarchique. Parce que sous la deuxième moitié de la dynastie Ming, le nombre des personnes instruites allait croissant, il y avait aussi un nombre croissant de personnes que Joseph McDermott a appelé « les amis de l’amitié ». Une fois encore, nous pouvons dire que Ricci cherchait des points communs à la Chine et à l’Occident, et l’amitié sans aucun doute en faisait partie. Et, une fois encore, nous devons dire qu’il n’y a pas de message chrétien explicite dans cet ouvrage ; il affirme simplement que les hommes occidentaux de jadis appréciaient l’amitié de façon plus ou moins similaire que vous, Chinois, le faites. Rappelons que l’ouvrage a eu un tel succès que, plus tard, il a été intégré à la collection impériale Siku quan shu en 1782.

Malgré tout, le rapport entre raison et émotion ne peut absolument pas être le même dans tous les domaines des deux cultures. Lorsqu’il a présenté L’Art occidental de la Mémoire devant un auditoire chinois, Ricci s’est fondé sur les principes que l’Europe antique et médiévale avait développés pour mémoriser textes et discours. A première vue, ces techniques semblent assez faciles : en construisant mentalement (et seulement mentalement) un grand hall avec des piliers ou des colonnes, il est possible d’établir la structure d’un texte. C’est le lieu, locus en latin. Si vous progressez le long des piliers, vous attribuez à chacun d’entre eux un mot ou un passage de votre texte. Maintenant, ce qu’il y a de plus important pour mémoriser votre texte, repose sur des images frappantes que chacun des piliers est supposé porter – plus l’image est frappante, voire même violente, plus vous mémoriserez le texte. C’est ce que la tradition occidentale a appelé « des images fortes » (imagines agentes). Si vous devez vous souvenir, dans un texte italien, par exemple, des deux mots « ou ça » (en italien o che), vous êtes censé tirer de votre imagination l’image d’une oie, car la combinaison de o (« ou ») et che (« ça ») aboutit à oche, mot italien pour « oie ». De telles images n’étaient pas possibles pour en chinois, et Ricci s’est donc inspiré en grande partie de l’aspect pictographique des caractères chinois, ajoutant la méthode chinoise de dissection à la technique européenne d’attribuer des images aux lieux. Dans un premier temps, le livre n’a pas du tout rencontré le succès escompté : le responsable chinois à qui il a présenté l’ouvrage (avec l’arrière-pensée qu’il pourrait aider ses fils à préparer les examens mandarinaux) était déçu et a conclu que : « Afin de mémoriser cet art de la mémoire, une mémoire déjà parfaite est requise. »

Comment pouvons-nous expliquer l’échec de cette entreprise qui s’appuyait toutefois sur le même contexte intellectuel, tout comme le traité De l’Amitié, à savoir l’humanisme occidental ? Dans la tradition occidentale de l’art de la mémoire, l’émotion, sous l’apparence d’« images frappantes et violentes », agit comme l’instrument d’une démarche rationnelle – la mémorisation ou la conceptualisation d’un texte. L’émotion est au service de la raison dans le contexte du langage. Cependant, je suggère que l’attitude des Chinois envers leur système d’écriture ne laisse pas de place à l’émotion dans le cadre de la mémorisation : le grand maître néo-confucéen Zhu Xi (1130-1200) explique dans sa Méthode de Lecture (Dushu Fa) que les textes canoniques doivent être appris par cœur, récités encore et encore des milliers de fois – alors et seulement alors, une révélation à propos de leur signification peut être attendue. Il y a un aspect dévotionnel dans cette manière d’approcher les textes sacrés, mais il n’y a pas de place pour des images ludiques ni pour l’émotion comme simple instrument accessoire. D’un autre côté, pour tout ce qui concerne l’écriture dans la tradition chinoise, les émotions sont fortement présentes si on considère la calligraphie comme un lieu de l’expression des sentiments. Il est intéressant de constater qu’il n’y a pratiquement aucune mention de la calligraphie dans les écrits des premiers jésuites, y compris dans ceux de Matteo Ricci. Le fait que la calligraphie soit regardée comme une expression très noble des beaux-arts a tout simplement échappé aux missionnaires. Chaque civilisation a sa propre idée de la hiérarchie des arts (à l’époque de Ricci, l’architecture occupait la première place des beaux-arts en Occident), mais chaque civilisation a aussi sa propre conception du rôle respectif de l’émotion et de la raison en fonction des contextes. Parfois, ces rôles sont tout à fait compatibles et, parfois, plus rarement, ils diffèrent considérablement. Sans aucun doute, la raison est un trait de l’humanité, mais nous avons encore à apprendre qu’il y a beaucoup de manières de l’exprimer, beaucoup de manières de trouver systématiquement une place pour elle.

Il ne fait pas de doute que Matteo Ricci considérait son Art de la Mémoire comme une connaissance pratique. Cependant, d’autres tentatives de présenter ce type de connaissance ont été plus fructueuses : sa Mappemonde, sa traduction des Eléments géométriques d’Euclide et d’autres ouvrages répondaient en fait à l’intérêt des lettrés chinois de son époque, eux qui recherchaient un nouveau type de connaissance fondée sur l’expérience individuelle et pratique, ce qu’ils appelaient shixue, expression qui peut être traduite par « étude pratique ». « Tout ce que les savants occidentaux ont apporté à la Chine, affirmait Xu Guangqi, un des premiers convertis, l’astronomie, les mathématiques, l’hydraulique, etc., est d’un usage pratique. » Cette affirmation dénote l’attitude très clairement positive de certains lettrés chinois vis-à-vis du message des missionnaires ; ce n’est toutefois là que la moitié de la vérité : si nous pensons que c’est le simple utilitarisme qui a amené d’éminents lettrés chinois à se convertir au christianisme, il nous manque encore un facteur important de leur conversion, à savoir les émotions. La stratégie missionnaire de Ricci peut essentiellement s’être appuyée sur des éléments rationnels, mais nous savons, par exemple, qu’un des moments décisifs pour la conversion de Xu Guangqi a été sa rencontre spirituelle avec une peinture de la Vierge Marie ; du reste, les liens d’amitié noués avec les missionnaires et le témoignage de vie donné par ces derniers semblent avoir compté tout autant dans le fait d’amener certains à se convertir – le cas de Michael Yang Tingyun [un des « trois piliers » des premières communautés catholiques baptisées par Matteo Ricci et ses compagnons] en témoigne. Il est encore difficile d’estimer à quel point ces éléments faisaient partie d’une stratégie voulue par les missionnaires. Mais il n’y a aucun doute, la rencontre avec un esprit utilitaire ne suffit pas à provoquer le pas dans la foi que représente la conversion.

Mais laissons un instant la question de savoir si les premières conversions de lettrés chinois se sont produit en dépit de la rationalité de Ricci ou si elles sont dues à un mélange d’éléments difficiles à identifier, précisément parce que nous ne traitons pas avec « les Chinois » en tant que masse indifférenciée mais bien plutôt avec des personnes individuelles.

Si on admet, cependant, que la raison était la force directrice de la pensée et de la conduite de Matteo Ricci, cette qualité devrait s’appliquer pour toute sa vision du monde. Ainsi, examinons l’image de la Chine et des Chinois qu’il avait à l’esprit, car cette image était appelée à devenir un puissant instrument pour forger les idées européennes au sujet de la Chine. En dehors de ses lettres, un document important dit beaucoup de ses impressions ; il s’agit du De Christiana expeditione apud Sinas, qui est un rapport sur sa mission. Nous savons depuis quelques années que la version originale, écrite en italien, était beaucoup plus réaliste au regard de ses observations que la traduction faite en latin par le P. Nicolas Trigault ; Trigault a censuré plusieurs passages qui lui semblaient être trop critiques, par exemple, la désapprobation de Ricci par rapport à la corruption à la Cour, des remarques à propos de la superstition, etc. Mais malgré quelques petits détails, le contenu du rapport dans son ensemble est plutôt positif. Nous sommes ainsi enclins à dire que le message de Ricci transmis aux lettrés chinois de cette époque est en grande partie cohérent avec celui qu’il a transmis à l’Occident ; nous n’avons pas affaire à un schizophrène qui parle à deux auditoires différents avec des voix complètement discordantes, et qui essaye délibérément de cacher des éléments essentiels de ses réflexions.

Cependant, Matteo Ricci porte en lui l’idée que le concept de rationalité n’est pas pleinement accompli dans la culture chinoise, une culture pourtant proche de la perfection mais à laquelle il manque l’accomplissement final que seul le christianisme peut apporter. En conséquence, les compromis à faire ne sont pas radicaux par nature, et s’il y avait le moindre fossé entre les cultures, il pourrait être comblé simplement, parfois par un sourire aimable. Dans une de ses lettres, Ricci fait valoir que, afin de prouver que Confucius avait quelque connaissance de Dieu, « il nous faut orienter Confucius selon nos idées » (bisogna tirare Confucius alla nostra opinione). Ce dont il est question ici n’est pas une divergence radicale mais plutôt une question d’interprétation.

Une nouvelle fois, il faut dire que Ricci n’était pas le premier à affirmer que la Raison était le trait qui caractérisait toute la culture chinoise. En 1583, l’année même où Ricci a posé le pied sur le sol chinois, Alessandro Valigano (dont le nom chinois est Fan Li’an), visiteur pour l’ensemble des territoires placés sous le padroado (patronage) portugais, après 42 ans de présence jésuite en Inde (depuis 1541), a décrit l’Inde, le Japon et la Chine du point de vue de la Société de Jésus, en se référant à son expérience personnelle pour l’Inde et le Japon et à l’expérience de ses camarades pour la Chine. Dans son Historia del principio y progresso de la Compania de Jésus en las Indias Orientales (Histoire du Commencement et du Développement de la Société de Jésus aux Indes orientales), il donne une image extrêmement positive de la Chine, dont les traits principaux reprennent les descriptions de Ricci. Le principe de la méritocratie gouverne la Chine ; on ne le trouve en Europe que dans l’organisation de l’Eglise (et cela va de soi dans la Société de Jésus). Avec la méritocratie comme fondement de sa bonne gouvernance, la Chine est la mère patrie de la Raison. Si l’Europe voulait adopter le système de la méritocratie, et la Chine se convertir au christianisme, les deux civilisations seraient bénéfiques l’une pour l’autre.

La ferme croyance dans la Raison et un solide sens de la nécessité de légers compromis ont amené Ricci à présumer que les sacrifices du peuple chinois offerts à leurs ancêtres et les cérémonies que les lettrés chinois offraient pour Confucius, étaient de nature purement profane ou séculière. Nous savons aujourd’hui que le contexte historique de ce point de vue était le modèle chrétien médiéval de la séparation entre le pouvoir spirituel (religieux) et le pouvoir temporel (séculier). Afin d’obtenir la conversion du monarque, le plus sûr moyen était de convaincre l’élite politique du pays ; en l’espèce, Ricci a suivi le modèle européen moderne du « cuius regio, eius religio » selon lequel il est du devoir du monarque de décider de la religion de ses sujets. Au pays de la Raison, il pouvait tout simplement ne pas y avoir de place pour la manifestation des aspirations religieuses de l’élite. C’est vrai, il y avait des sectes religieuses, mais à partir du moment où Ricci et ses camarades, après avoir parcouru le pays en ayant revêtu l’habit des moines bouddhistes, décidèrent de s’habiller et de se comporter comme des « confucéens occidentaux » (xiru), cette élite chinoise était privée, aux yeux de Ricci, de la possibilité d’avoir ou d’exprimer des aspirations religieuses propres. D’autres ordres missionnaires catholiques, et même certains jésuites (comme, par exemple, Longobardi, successeur de Ricci), ne partageant pas cette opinion, la fameuse Querelle des rites était inévitable.

En dépit du contexte créé par la Querelle des rites et ses innombrables développements, l’image de la Chine en Europe pour la période qui va de 1650 à 1750 ne peut être comprise sans tenir compte de l’influence de Ricci et de ses successeurs. A bien des égards, l’Europe des Lumières a été influencée par les rapports des jésuites sur la Chine et les Chinois. Si le roi Louis XIV traçait un premier sillon en public pour y semer quelques graines, c’est parce que la monarchie française imitait là une cérémonie célébrée par l’empereur chinois ; l’architecture européenne et les arts décoratifs de cette époque ont été fortement influencés par la mode des chinoiseries. Des tentatives ont été entreprises pour copier le système chinois des examens impériaux. Le philosophe Leibniz a suggéré un échange mutuel d’ambassades culturelles de façon à ce que l’érudition et le savoir de chacun puissent être profitables à l’autre. Voltaire a fait l’éloge de Confucius, s’exclamant : « Combien Confucius est préférable, lui, premier des mortels à ne pas avoir eu de révélation ! Il se fonde uniquement sur la Raison, mais ne se réfère jamais aux mensonges ou aux armes. » Voltaire avait lu le Confucius sinarum philosophus publié en 1687 et somme des efforts communs de onze jésuites. Des parties de cette traduction des Analectes (Les Entretiens) (Lunyu), La Grande Etude (Daxue) et La Voie du Milieu (Zhongyong), particulièrement le dernier texte, peuvent être attribuées à Ricci (ainsi qu’à Michele Ruggieri). En traduisant le mot chinois pour « nature humaine » (xing) en latin, ils ont utilisé l’expression natura rationalis, « nature rationnelle », idée qui en aucune façon n’était celle des auteurs originaux de ce texte chinois ; mais cette traduction témoigne de la profonde conviction que la pensée de Confucius (laquelle, dans leur esprit, était scientia politico-moralis, une « science politique et morale ») était le prototype, la personnification, l’incarnation de la Raison. Rien d’étonnant à ce que Voltaire ait été si désireux de faire de Confucius, le saint de la Raison (il suffit de penser à son expression ironique « Sancte Confuci, ora pro nobis », ‘Saint Confucius, priez pour nous’).

Il peut paraître paradoxal que des réflexions au sujet du règne de la Raison qui étaient si redevables de la perception de Ricci sur la Chine, aient finalement conduit au bannissement de l’ordre des jésuites. Au milieu du XVIIIème siècle, l’image européenne sur la Chine a commencé à se transformer, passant de l’enthousiasme à la critique. Des personnes d’un type différent commencèrent à visiter la Chine : des marchands dont les intérêts différaient considérablement de celui des missionnaires pour convertir l’élite chinoise – dans une certaine mesure, leurs rapports étaient plus réalistes, parce qu’ils étaient exposés à la corruption, au manque de confiance et à une bonne dose de superstition. C’était le principe même de la Raison elle-même qui venait à être attaqué. En conséquence, la voie chinoise de la bonne gouvernance était sur la sellette : marionnettes sans âme animées par des ficelles anonymes, artisans mais pas artistes, rigoureux mais pas ouverts d’esprit, etc. Quand Lord McCartney s’est rendu en Chine, à la fin du XVIIIème siècle, l’échec de sa mission (qui consistait à convaincre l’empereur chinois d’établir des relations politiques et commerciales avec la Grande-Bretagne dans la tradition de la diplomatie politique européenne) a conduit de nombreux Occidentaux à la conclusion que la Chine était le pays de la stagnation et de l’immobilisme. Le XIXème siècle a trouvé de nouveaux dénominateurs communs pour la Chine et les Chinois qui étaient, à quelques exceptions près, négatifs : aux yeux de nombreux Occidentaux, le retard de la Chine appelait une modernisation, son gouvernement étant désespérément despotique ; dans la seconde moitié du XIXème siècle, de plus en plus d’Occidentaux prétendaient que la Chine avait besoin « de science et de démocratie ». Les experts occidentaux ne cherchaient plus des éléments communs, comme Matteo Ricci l’avait fait ; au lieu de cela, ils insistaient plutôt sur le fossé spectaculaire qui séparait la culture chinoise de la civilisation occidentale. Avec Chinese Characteristics d’Arthur Smith et le tournant du siècle, le trait de caractère chinois prend une toute autre couleur : ruse, lâcheté, recherche égoïste du bien-être individuel, absence d’intérêt pour les affaires publiques, superstition, et de nombreuses autres descriptions très négatives devinrent les lieux communs les plus répandus. Les points de vue humanistes de Ricci ainsi que ses conceptions du caractère intrinsèque de la culture chinoise étaient tombés dans l’oubli.

Au cours des premières décennies du XXème siècle, de nombreux intellectuels chinois en étaient même venus à croire au retard de leur nation : c’est sous l’influence d’une traduction japonaise des Chinese Characteristics d’Arthur Smith que Lu Xun écrit sa nouvelle sur La vraie biographie de Ah Q, où il décrit un homme qui tourne ses défaites continuelles en triomphes, se trompant ainsi lui-même jusqu’à l’extrême fin de sa vie. En Occident, le XXème siècle a vu l’épanouissement d’un large éventail d’images sur la Chine ; beaucoup de ces conceptions ont abouti à fixer dans le marbre une identité chinoise spécifique : dans les années 1920, Liang Shuming attribuait un « esprit analytique » à l’Occident, alors qu’il jugeait « synthétique » le mode de pensée chinois. Dans les années 1950, le néo-confucéen Mou Zongsan affirmait que l’Occident, avec Emmanuel Kant, avait été à l’origine d’une « philosophie de l’éthique », mais que la Chine, à l’opposé, avait « une philosophie de la morale ». Les Occidentaux, disait-il, sont concernés par ce qui est « extérieur », les Chinois se préoccupent de ce qui est « intérieur ». La recherche d’éléments constitutifs de l’identité d’une « forme de pensée des Chinois » (Zhongguoren de sixiang siwei) s’est poursuivie ; cependant, au lieu d’énumérer plus d’exemples sur cette façon de tracer un parallèle entre « l’Orient » et « l’Occident », permettez-nous de dire brièvement que la plupart de ces conceptions visent à identifier des différences, en essayant de trouver quelque chose qui caractérise une singularité chinoise, au lieu d’identifier les éléments que nous avons en commun. Il est clair que ces tentatives sont très éloignées de l’approche qui était celle de Matteo Ricci.

Aucune de ces idées qui distinguent « eux » de « nous » ne s’avère complètement fausse, mais permettez-moi de dire qu’aucune d’elles ne peut non plus être entièrement considérée comme juste. Une part de vérité est cachée dans toutes ces formules, y compris le dénominateur de « rationalité » que Ricci a trouvé pour la Chine. Et pourtant, de telles simplifications réductrices nous permettent de trouver des orientations dans la première phase initiale du contact interculturel. Plus nous apprenons sur une autre personne ou sur une autre culture, plus nous apprenons à propos des limites de nos propres opinions et par conséquent sur nous-mêmes.

[En 2010], nous avons commémoré le 400ème anniversaire de la mort de Matteo Ricci à Pékin. Réfléchir à ses réussites comme missionnaire, comme lettré et comme médiateur interculturel nous conduit nécessairement à penser aux possibles leçons que nous pouvons tirer à notre époque de Matteo Ricci. Avec lui, un contact interculturel durable a été initié, qui, en dépit de ses nombreuses discontinuités, voire ruptures, n’a jamais complètement cessé d’exister jusqu’à aujourd’hui. A travers la – il faut le reconnaître très brève – vue panoramique de l’histoire des perceptions mutuelles, à la fois en Chine et en Occident que j’ai apportée jusqu’à présent, je voulais mettre l’accent sur le fait que chacune de nos images à propos de l’altérité est irrévocablement désuète. Et pourtant, même si nos conceptions sont liées par le temps et les circonstances, je ne veux pas faire montre de pur relativisme. Prenons la croyance de Ricci dans la Raison comme un exemple : c’était précisément cette croyance qui le faisait chercher des points communs entre la culture occidentale et la culture chinoise. Il n’a pas cherché uniquement ces points communs, il les a aussi trouvés dans de nombreux aspects de la vie spirituelle et sociale.

Si notre recherche d’une compréhension mutuelle repose sur cette conviction, les différences deviendront secondaires ; cependant, cela ne signifie pas qu’elles seront moins intéressantes. Au contraire, nous deviendrons plus sensibles à la richesse des représentations mentales de l’humanité. Il est sage de reconnaître que, de fait, nous sommes tous doués de la Raison, que nous partageons tous quelque chose que nous avons en commun. A l’époque de Ricci, cela s’appelait « Religion naturelle », première étape avant la « Religion du livre » et la « Religion de la Grâce ». Mais la Raison s’articule elle-même de différentes manières et cela vaut pour chaque individu et pour chaque civilisation.

Afin d’illustrer cette idée, permettez-moi de revenir brièvement à la relation entre les émotions et la Raison dont j’ai déjà parlé plus haut : du point de vue de Ricci, c’était la Raison qui contrôlait les émotions, comme le montre ses traités sur l’Amitié et sur la Mémoire. Dans les deux civilisations, occidentale et chinoise, les émotions étaient considérées comme potentiellement dangereuses pour le bien-être de la société. Cependant, excepté pour l’amitié, la Chine traditionnelle a exercé un contrôle étroit sur les émotions – non par la Raison mais plutôt par l’institution d’un rituel. C’était beaucoup plus les Rites que la Raison qui étaient essentiels pour maintenir l’équilibre des individus et de la société. En établissant un rapport entre les rituels et la situation de chaque niveau de la vie quotidienne, des rites familiaux aux sacrifices commandés par le Fils du Ciel et offerts à sa personne, en ordonnant l’univers conformément à un calendrier, et en donnant du sens aux activités d’une personne à travers la divination, les rituels étaient investis d’une puissance religieuse. L’impact du comportement rituel dans la Chine traditionnelle est attesté par le statut canonique des trois livres sur le Rituel (le Liji, le Yili, et le Zhouli) et l’importance de la divination est prouvée par le statut tout autant canonique du Classique des changements ou Traité canonique des mutations, le Yijing.

Etant donné les contraintes de son approche, Ricci devait négliger le caractère religieux de ces phénomènes. De son point de vue, les rituels célébrés par les confucéens (y compris le culte aux ancêtres et les sacrifices à Confucius) étaient purement séculiers et profanes. Un autre phénomène qu’il a eu à négliger était le rôle pastoral que la divination remplissait dans la vie privée pour la majorité écrasante à la fois du peuple et de l’élite. Il admettait l’existence des religions en Chine, mais celles-ci étaient des fausses religions, ou même des religions inspirées par des puissances diaboliques, comme c’était le cas pour le taoïsme. Les confucéens, d’un autre côté, n’ayant pas de religion, avaient une chance d’être éclairés par le christianisme. Ils pourraient être persuadés de réaliser que, dans les temps anciens, Dieu avait une place dans les plus antiques écrits de la culture chinoise, et que cela avait simplement été oublié. En attirant l’attention sur l’idée que les sources chinoises pourraient être lues d’une façon différente de leur interprétation contemporaine, Ricci a inspiré de nombreux lettrés qui étaient désireux de s’écarter de l’exégèse conservatrice des Classiques tels qu’ils étaient enseignés depuis des siècles. Cependant, cela ne s’est pas avéré suffisant pour gagner les cœurs de la majorité de ces lettrés.

Pour ce qui regarde l’échange interculturel à notre époque, nous pouvons retenir que Matteo Ricci était un pionnier qui rendait deux civilisations accessibles l’une à l’autre. L’outil qu’il utilisait était l’engagement à comprendre la culture chinoise (et, tout d’abord, maitriser la langue) en cherchant des idées et des institutions que la Chine partageait avec l’Occident. Plus tard, des générations d’Occidentaux, de missionnaires, de diplomates et de marchands se sont écartés de l’approche de Ricci et ont mis en valeur les différences entre la Chine et l’Occident, décrivant un pays dominé par la superstition. Du côté chinois, le XXème siècle a été caractérisé par une recherche toujours plus approfondie des différences, ayant pour objectif l’élaboration d’une identité chinoise distincte. La tâche devant laquelle nous nous trouvons à présent n’apparaît pas aisée : d’un côté, nous ne devons pas abandonner l’assomption fondamentale qu’il y a plus de choses que nous partageons que de choses dans lesquelles nous différons. D’un autre côté, beaucoup des différences qui existent sont des différences légitimes, comme le pape Benoît XVI l’a affirmé récemment. Plus encore, ces différences sont autant de clés importantes pour comprendre la richesse culturelle de l’humanité : c’est une motivation pour nous rendre curieux d’en savoir plus à propos de la condition humaine. A condition que nous n’imposions pas une définition limitée et trop souvent bornée des valeurs d’une civilisation donnée ou d’une autre, alors et seulement alors, l’universalité deviendra possible. Aussi soyons plus attentifs, et même plus curieux des différentes nuances que revêt la Raison humaine.