… Il termine des études de théologie. Il prévoit de retourner chez lui d’ici peu. Récit et témoignage (1).
Ma famille est chrétienne depuis plus de cent cinquante ans : je le sais parce que voici quelques années nous avons dû déménager les tombeaux familiaux. Quand ils avaient été édifiés, ils se trouvaient en pleine nature à flanc de coteau sur l’une des deux collines qu’on voyait depuis chez nous se détacher sur le lointain des montagnes, en direction du Nord comme il se doit (les tombes sont orientées : le chevet des défunts est tourné dans cette direction). Le culte et le respect des ancêtres gardent pour nous une grande importance. L’urbanisation progressive du secteur nous avait donc forcés à trouver un autre endroit convenable pour nos défunts. Quand nous avons exhumé leurs restes, nous avons trouvé sur eux des chapelets et des médailles, ce qui nous a montré l’ancienneté de notre appartenance chrétienne.
Le déménagement des tombes avait donné lieu à une fête : il y avait de la musique, on faisait péter des pétards. – Hé bien oui! des pétards! – Vos fêtes chrétiennes en France sont très belles, mesurées… nous aimons que les nôtres débordent et s’accompagnent de ces signes traditionnels de la liesse : les cloches bien sûr, mais aussi la fanfare et lors de certaines fêtes au moment où tout le monde dans l’église chante le Gloria, dehors on fait crépiter une mitraille de pétards ! Ce tintamarre traditionnel est devenu pour nous, chrétiens, une expression de notre joie et de notre louange… et une manière d’avertir tout le voisinage que c’est fête chez nous… et on invite même des officiels, certains viennent volontiers. Tout ce bruit est bien fait, selon les vieilles croyances superstitieuses, pour éloigner les mauvais esprits !
A propos de bons et de mauvais esprits et de ces hantises qui battent la campagne, voici une petite aventure dont je me souviens et qui remonte à une quinzaine d’années. J’avais 20 ans, j’étais séminariste et j’allais régulièrement dans une paroisse à laquelle j’étais attaché. Il y avait là une famille chrétienne, on la connaissait pour telle parce que ses membres avait été baptisés, mais aucun ne pratiquait plus. Des gens aisés, il m’arrivait d’être reçu chez eux, le père était le chef du village, une autorité accréditée par le Parti communiste. Il avait un fils de mon âge qui menait une vie assez dissipée. Et voici que ce garçon, une nuit, alors qu’il était dehors, est frappé par le cri d’un oiseau de malheur ! Il est pris de panique et de retour à la maison, il ne peut plus articuler un mot, il pousse des hurlements, il est comme fou… Le père, dehors, fait sauter des pétards pour éloigner le mauvais esprit de son fils… Des voisins alertent le curé qui arrive avec son eau bénite et son goupillon… La cérémonie faite, le jeune homme retrouve son calme, il est guéri. Depuis ce temps, chaque jour, le père participe à la prière du soir à l’église. La mère qui n’a pas besoin de gagner sa vie et dispose de pas mal de temps l’emploie au service de la communauté : elle est devenue l’un des membres des plus dévoués et des plus actifs à la paroisse.
Après mon ordination diaconale, je me rendais pendant les vacances dans une paroisse rurale à une centaine de kilomètres de chez moi… Un pays montagneux, une terre plutôt ingrate, une population besogneuse, des entreprises de produits pharmaceutiques, des cimenteries polluantes… Au moment du Nouvel An lunaire, les vacances durent un bon mois pour les écoliers et les étudiants alors cette année-là, je les ai passées dans cette paroisse. La veille du premier jour de l’année lunaire, les chrétiens se rassemblent à l’église pour la messe : cette messe de la nuit est célébrée pour les ancêtres, les défunts… elle attire plus de monde que Noël ou Pâques.
Suivant la tradition, ce premier jour de la lune, on reste entre soi à la maison. Du deuxième au quatrième jour, on fait des visites ou on en reçoit…Mais le cinquième, c’est fini : on dit que ce jour-là est jour de visite des mauvais esprits ! Alors bien sûr on n’en fait à personne et on n’en reçoit pas ! Pourtant, ce cinquième jour, les chrétiens se rassemblent en grand nombre à la paroisse : chants, mimes, saynètes, danses, représentation de scènes évangéliques… Tout cela se passait auparavant dans la cour de l’église puis y est entré pour des raisons de confort : c’était l’hiver, n’est-ce pas ? Les anciens ont d’abord protesté : « Comment ça, danser dans l’église ? Se donner en spectacle devant le Saint-Sacrement ! » On a réussi à les convaincre : on leur a rappelé que David avait dansé devant l’arche.
Dans mon village natal, tout le monde se connaissait. Dans mon enfance, il abritait un petit peuple de ruraux qui cultivaient champs et jardins. Depuis une dizaine d’années, on y entretient des vergers, des pommiers, des noyers… C’est une région au climat continental, aux hivers froids. L’eau y est abondante, elle coule partout. Hélas, ce patrimoine de l’eau est sérieusement entamé aujourd’hui à cause de la pollution industrielle ; on doit y faire attention. A présent, les gens s’emploient dans les nombreuses usines qui se sont installées dans région.
L’ancienne église paroissiale avait été confisquée dans les années 1950. Pendant trente ans, aucune prière commune n’avait été possible, même en famille par crainte de dénonciations, aucune Bible à lire, aucun sacrement, rien. L’un de mes grands-oncles paternels avait caché des livres de religion : on les avait découverts, on les lui avait pris pour les brûler. On savait qui dans le village était les chrétiens et, connaissant leurs usages, on leur imposait des corvées le dimanche : travail de la terre, déneigement en hiver… C’était à l’époque de la Révolution culturelle (1966-1976) et des Gardes rouges… Les gens visés en premier lieu étaient les plus riches, les lettrés et les chrétiens. Ma famille était chrétienne et à l’aise, mon arrière grand-père était médecin et tenait une pharmacie traditionnelle, il était propriétaire de terrains et connu pour être l’ami de plusieurs prêtres, il était donc particulièrement visé.
Au début des années 1980, à l’époque où je suis né, les chrétiens purent de nouveau se rencontrer. Quelqu’un avait retrouvé un livre de prières, un missel des fidèles qui avait échappé aux destructions… On l’a recopié à la main, beaucoup de gens s’y sont mis… (L’apprentissage de l’écriture pendant la période de la Révolution culturelle avait été complètement négligé. On avait réduit l’activité des lettrés à recopier des slogans communistes à placarder aux murs.) En ces mêmes années 1980, ceux qu’on savait être prêtres – ils étaient rares – étaient surveillés et soumis aux tracasseries de la police, quand ce n’était pas à des mauvais traitements.
Nos rassemblements, dans la semaine avaient lieu matin et soir; le dimanche, ils se répétaient quatre fois dans la journée à 6, 10, 15 et 20 heures Le prêtre venait donc quand il pouvait et personne n’était averti de son arrivée. Il ne venait pas forcément le dimanche, il apparaissait au moment de l’une des prières de la journée. Quand il n’était pas là le dimanche, un homme responsable de la prière animait ce que j’appelle une messe de désir.
La communauté se réunissait dans la cour chez mes grands-parents maternels. Elle était vaste, cette cour : elle pouvait accueillir jusqu’à cinq ou six cents personnes ; de hauts murs mitoyens la délimitaient et séparaient la propriété des maison voisines ; un portail s’ouvrait sur la rue ; les bâtiments d’habitation se trouvaient au fond : mes grands-parents résidaient à l’arrière de la maison tandis que sur le devant, une petite pièce s’ouvrait sur la cour : dans cette pièce il y avait un autel et on y gardait le Saint-Sacrement ; c’était comme le chœur d’une église en plein air.
Je me rappelle, en âge d’accompagner ma mère, la prière du matin, à 6 heures… Quand nous arrivions, les vieux étaient déjà tous là, ils nous avaient précédés depuis longtemps, ils avaient eu le temps de faire un chemin de Croix, de dire un rosaire complet… Non ! Non ! Pas un rosaire expédié en trois quarts d’heure ! Pour les prières communes et le chapelet nous avons gardé l’habitude d’une sorte de ‘cantillation’.
Ces vieilles gens n’avaient ni montre ni réveil pour se lever à l’heure convenue… Il arrivait que certains se trompent : ils se levaient au beau milieu de la nuit en croyant que c’était le moment, ils allaient frapper chez des voisins pour se rendre à la prière !
Les matins d’hiver, sortant dans la nuit, on avait l’impression, gardant encore un peu de la chaleur du lit, qu’il ne faisait pas trop froid dehors, mais à la fin de la prière, on était transi. Les gens s’agenouillaient à même le sol, sauf quand il pleuvait, mais certains même s’il pleuvait… Sous les parapluies et les auvents.
C’est vrai, l’église et ses rassemblements m’ont attiré depuis l’enfance. La prière des vieux qui précédait la mienne m’impressionnait. La prière des gens : un souvenir encore lié à ma vocation : je devais avoir 5 ou 6 ans, ma mère était enceinte et mon père avait dû s’absenter. L’une de mes cousines voulait être religieuse ; elle était venue à la maison pour donner un coup de main et passait la nuit chez nous… Plusieurs fois, je me suis réveillé… Et je la vois : elle est à genoux, elle prie… Je m’en souviens très bien.
Vocation… J’avais une dizaine d’années et la religieuse du catéchisme raconte : « Un jour quelqu’un interroge des enfants comme vous parmi lesquels se trouvait saint Dominique Savio : ‘Dans votre prière que demanderez-vous au Seigneur ?’ – ‘Des friandises répondent certains !’ Mais Dominique : ‘La vocation !’ Et notre catéchiste nous dit à nous : ‘Vous aussi, les enfants, demandez au Seigneur ce que vous voulez’… » Je me souviens d’avoir demandé comme Dominique… un de mes camarades aussi, je l’ai su. Et nous sommes prêtres, l’un et l’autre.
Les vieux se rappelaient l’ancienne église, celle qu’on leur avait prise, comme les exilés de Babylone se souvenaient de Jérusalem ! Ils priaient pour voir de leurs yeux avant de mourir la nouvelle église. Enfin le gouvernement nous accorda un grand terrain à bâtir, je me souviens parfaitement de la pose de la première pierre de l’église en 1992, j’avais 12 ans et de l’inauguration le jour de la fête de la Dédicace de Saint-Jean de Latran, le 9 novembre 1995 : c’était la première grande église bâtie dans le diocèse depuis cinquante ans ! Ah ! Quelle fête, quelle affluence ! Une vingtaine de prêtres concélébraient, plusieurs orchestres, des pétards bien sûr, un embouteillage monstrueux tout autour ; la police était sur les dents… Le maire avait été mis au courant. Mais on n’avait pas pris le temps d’inviter les officiels et on ne s’y est pris qu’au dernier moment de sorte qu’ils n’avaient pas pu venir à temps : ils étaient furieux ! Ça a fait tout une histoire, certains fonctionnaires ont été rétrogradés parce qu’ils n’avaient rien vu arriver !
C’était dans les années 1990 encore, vous vous rappelez, au moment des événements de la place Tien An Men dont je ne savais rien, j’avais donc un peu plus de 10 ans. Les vacances scolaires en été durent deux mois. Il fait ordinairement très chaud à ce moment-là. On avait organisé à la paroisse une sorte de patronage des enfants pendant tout un mois : ils étaient nombreux, à cette époque : il y avait de quatre à cinq enfants par famille… Nous nous réunissions du lundi au vendredi depuis le matin jusqu’en fin d’après-midi sous la responsabilité de bénévoles et de catéchistes qui nous faisaient jouer et nous enseignaient. Mais une année la police a empêché ce patronage de se tenir…
Je me rappelle une fête de l’Assomption à la même époque : nous étions allés la célébrer près de la rivière. Plus de quatre mille personnes étaient là dans le bois, au bord de l’eau, on avait apprêté un autel, un reposoir de la Vierge : trois groupes de musiciens, trompettes et tambours. On ne se gênait pas ! La messe était dite, on en était au salut du Saint-Sacrement : on entend les sirènes de la police et voilà que débouche une dizaine de voitures, avec les haut-parleurs qui hurlaient… Nos trois orchestres se déchaînent et tous les fidèles refluent autour de l’autel, ce qui permet au prêtre et aux enfants de chœurs de s’esquiver… Ce seront les responsables de la paroisse qui seront ensuite convoqués pour un interrogatoire…
Dans ces années-là, entre 1990 et 1995, la politique de l’enfant unique sévissait. Un contrôle médical était proposé, mais bien des femmes n’y allaient pas. Cette politique donnait lieu surtout au printemps et à l’automne à des campagnes de propagande et à des raids de la police… On s’y attendait. Les gens, à l’entrée du village faisaient attention et si des voitures de la polices arrivaient, ils téléphonaient tout de suite à droite et à gauche pour avertir tout le monde : les femmes enceintes se cachaient… la police débarquait dans les maisons, et là où elle ne trouvait personne, elle entrait, se livrait à des perquisitions mais aussi à des pillages. J’ai vu une maison entièrement détruite après l’une de ces fouilles. Nous étions cinq enfants chez nous : pour les trois premiers – dont je suis –, pas de problème, mais pour les deux derniers, ce fut bien différent : un cauchemar pour ma mère; quand elle était enceinte, elle se sentait traquée. Après 1995, tout cela s’est terminé. Aujourd’hui, la situation s’est inversée : l’un de mes frères a maintenant trois enfants et il touche des allocations !
Un homme exemplaire
Le Père Pierre a été notre prêtre pendant les dix années qui ont suivi son ordination : j’avais 8 ans quand j’ai commencé à lui servir la messe, j’en avais 18 quand il m’a présenté au séminaire…
Il s’occupait en même temps de communautés nombreuses et dispersées qu’il rejoignait en vélo. Il avait un accent très prononcé de l’arrière-pays de l’Ouest : on avait au début un peu de difficulté à le comprendre… Il n’avait sans doute pas reçu une formation très poussée : où l’aurait-il reçu à cette époque-là ? Il était aimé de tous. Serein, on ne l’a jamais entendu se plaindre… Un petit homme maigre, ascétique, souriant, affable. Il nous répétait qu’il fallait jouer et chanter ! Il ne se contentait pas de le dire : il chantait ! Nous chantions avec lui, son chant nous saisissait.
Je l’ai vu longtemps arriver sur son vélo de je ne sais où – c’est vrai, où habitait-il ? – je sais seulement que dans les communautés où il passait, il logeait toujours dans la même maison de chrétiens. Il nous arrivait par tous les temps avec le même sac dans lequel il transportait ses affaires. Il trouvait dans chaque communauté ce qu’il fallait pour célébrer la messe et les sacrements… les femmes de la paroisse faisaient le pain et le vin… pour le vin fabriqué avec le raisin qu’on trouvait sur place et qui coûtait cher, il m’est arrivé d’y goûter : un vrai vinaigre !
Il a édité lui-même pendant un temps un petit journal qu’il alimentait de ses chroniques et qu’il distribuait à la ronde : il y racontait les miracles de la foi, des petits faits de vie où la prière fait des miracles.
A la fin des années 1990, le régime politique devenu plus libéral, les prêtres plus nombreux avaient délaissé les bicyclettes et se déplaçaient en moto, notre curé aussi et nous avions plus souvent la messe.
Rassemblement le soir comme d’habitude vers 18h30. Il est là. Comme d’habitude le chapelet ‘cantillé’ pendant une demi-heure et suivi de prières diverses. Il confesse pendant la prière. Ensuite il célèbre la messe. Il prêche une bonne vingtaine de minutes et personne ne trouve cela abusif ou fastidieux… Après la messe, les confessions se poursuivent. Il y passait beaucoup de temps : les gens en ces temps difficiles avaient tellement de choses à lui confier : le souvenir de leurs lâchetés et de leurs trahisons… Ensuite, il reçoit encore des gens pour différentes affaires et cela peut durer jusqu’à minuit. Il se levait tôt. Il dormait peu. Il a souvent pris froid l’hiver dans des logis aux vitres de papier… Je l’ai vu une fois à l’église avec au bras le tuyau d’une perfusion.
Pendant le dernier mois de l’année, il organisait une retraite paroissiale, il nous parlait pendant des heures, il nous invitait aussi au silence et à la méditation…
Les gens encore aujourd’hui le considèrent comme un saint.
Un jour, en chemin, il avait déjà sa moto, des bandits l’arrêtent, ils le frappent et le volent : « Pourquoi me frappez-vous ? » Sa douceur les désarme, ces canailles apprenant qui il est lui rendent toutes ses affaires et lui donnent quelque chose en plus ; ils le laissent aller.
Souvent reconnu, contrôlé, arrêté par la police
En prison, il parle de Jésus à ceux qui sont enfermés avec lui…
Un jour encore, il avait réuni quelques séminaristes pour une retraite. Des policiers arrivent devant la porte : « Une minute ! ». Les policiers entrent … Les jeunes sont anxieux, se taisent : aucun ne veut ouvrir la bouche pour que son accent ne le trahisse pas et qu’on ne sache pas qu’ils viennent d’ailleurs. Mais le Père ne fait aucun embarras : « Ces jeunes gens sont venus de loin, vous savez, et ils ne font pas de mal… » Il avait l’art de déconcerter les policiers par la simplicité presque ingénue de ses réponses, son calme, le bon sens de ses observations. Il n’avait peur de personne. Toujours paisible, visage avenant et serein.
Le séminaire s’était établi dans une grosse maison de trois étages. Le Père Pierre avait été trouver le propriétaire qui était chrétien : « Vous êtes riche : vous pouvez faire beaucoup de bien avec votre argent. »
Bien des vocations se réclament de lui… Plus d’une centaine dans mon diocèse : des gens qui ont dû parfois se disperser dans divers lieux de la Chine… Lui se déplaçait volontiers où on l’invitait… Il est allé parfois très loin jusqu’à la frontière coréenne !
Il n’avait pas 60 ans quand il est mort. Des milliers de personnes étaient à ses funérailles. C’était une fête qui ne rassemblait pas seulement « des bons chrétiens » : tout le monde était venu.
On a dit qu’il s’imposait de rudes pénitences, qu’il portait un cilice et que, ne se nourrissant que de l’eucharistie, il lui est arrivé de jeûner tout au long d’une semaine…