Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – La censure en Chine populaire : témoignage et analyse

Publié le 18/06/2012




Le texte ci-dessous n’est pas un traité sur la censure chinoise mais le témoignage d’un professeur étranger qui a vécu vingt ans en Chine populaire. On comprendra aisément qu’il tienne à garder l’anonymat. Certains exemples qu’il donne sont personnels et ne peuvent être généralisés à tout le pays mais restent néanmoins représentatifs de l’aspect que prend aujourd’hui la censure – ainsi que l’autocensure – dans la sphère intellectuelle, les médias et aussi la vie quotidienne de chaque citoyen.

Durant mon séjour de presque vingt ans en Chine, de nombreuses personnes, bien intentionnées, m’ont régulièrement assuré qu’il n’y avait plus de censure : « Maintenant, c’est la liberté, on peut dire tout ce qu’on veut ! » Pourtant, je restais méfiant et j’avais bien raison. Il est vrai, cependant, que les gens ne se surveillent plus les uns les autres comme lors de la Révolution culturelle (1966-1976), mais le gouvernement continue bien de contrôler et de censurer l’information, et ce à tous les niveaux.

La censure invisible de l’Université

Un jour, mes étudiants me demandent pourquoi je ne suis pas venu pour la photo de la classe prise le matin même. Avait-on oublié de m’inviter ? « Non, m’explique un collègue. Nous en avons discuté en réunion du Parti et nous avons décidé qu’il ne fallait pas que vous figuriez sur la photo. Désolé ! » Peu après, un étudiant me demande d’écrire un article pour le bulletin de l’université. Je l’écris en chinois pour qu’il profite aux étudiants des autres sections : je parle du courage, de la ténacité et de la soif d’apprendre. Rien de très original ! Or, mon article fait problème : « Les professeurs étrangers doivent s’exprimer dans leur langue maternelle », me dit-on. Ce à quoi je réponds : « Mais vous devriez être heureux qu’on apprenne le chinois et qu’on l’aime ! » Finalement, mon article est accepté à contrecœur mais on ne me sollicite plus pour en écrire d’autres. De telles contributions détérioreraient-elles l’harmonie de l’ensemble ?

Deux mois plus tard, le bulletin en question est publié. Une page attire mon attention ; elle a été écrite par un de mes étudiants : il s’exprime dans une phraséologie révolutionnaire pure et dure. Pourtant, je connais bien l’auteur, c’est un garçon calme et mesuré. Je l’interroge en classe : « Je ne savais pas que tu étais aussi engagé en politique ! » Toute la classe rit : « Mais, Monsieur, il ne pouvait pas dire autre chose. On y est obligé, quand le ‘moniteur de politique’ nous le demande, de répéter ce qu’il y a dans les livres de propagande ! »

Un professeur prépare son mémoire pour sa thèse de linguistique. C’est un homme compétent, intelligent et travailleur. J’accepte de bon cœur de corriger ses écrits et, dans ce but, les passe au peigne fin. Je change quelques détails mais l’ensemble, tout-à-fait satisfaisant, n’a pas besoin d’être retouché. Un mois plus tard, ce collègue m’annonce qu’il est reçu, qu’il a soutenu sa thèse avec succès. Pour me remercier, il m’en offre un exemplaire. Horreur ! Pour plaire davantage au jury, il a parsemé son travail de propos marxistes, d’exemples révolutionnaires et de slogans du Parti. C’est « la sauce qui fait passer le merlan », ou plutôt, c’est un genre littéraire obligé. Quel gâchis !

Le président Hu Jintao en personne victime de la censure

Mon voisin de palier chinois, m’interpelle : « Les journaux ont annoncé les lauréats des différents prix Nobel ! ». Je lui lance : « Oui ! Mais il semble bien qu’ils en ont oublié un, celui de la paix ». Il a été attribué au dissident chinois Liu Xiaobo, condamné à dix ans de prison. Les médias chinois n’en ont pas soufflé mot. J’interroge un cadre du Parti sur le sujet. Lui est au courant et défend la position du gouvernement : « C’est une décision politique qui n’a rien à voir avec la paix. » On fournit aux membres du Parti une information parallèle plus complète et, en même temps, les arguments nécessaires pour répondre aux objections.

Le printemps arabe et les révolutions du jasmin de Tunisie, d’Egypte, du Yémen, de Lybie et, plus tard, en Syrie inquiètent la Chine qui craint la contagion. Le mot « jasmin » est interdit dans les médias. Le président Hu Jintao, qui avait interprété, il y a plusieurs années, un classique du folklore chinois, intitulé « Quelle belle fleur de jasmin ! », est lui-même victime de la censure chinoise ! Sa chansonnette disparaît des sites internet de partage. Le bureau de la censure est très puissant pour aller jusqu’à s’attaquer au président en exercice…

Le Parti veut rester au pouvoir à tout prix et pour cela il ne veut prendre aucun risque. Il censure tout ce qui pourrait le menacer de près ou de loin. Contourner la censure sur les grands sujets (liberté, démocratie, droits de l’homme, etc.) est impossible. La vigilance des nombreux censeurs est constante et sans faille. Un seul écart dans la presse ou à la télévision est sévèrement puni. « En revanche, sur des sujets moins vitaux, c’est possible ! », me confie une amie journaliste. « L’important est de savoir présenter son article. Par exemple, il ne faut pas titrer : « La ville de Xiamen est sale ! », mais « Des progrès sont encore possibles en ce qui concerne l’hygiène de la ville de Xiamen ! ». Il ne faut pas annoncer qu’il y a eu 200 morts dans un accident d’avion en Chine mais plutôt : « Les mesures de sécurité de l’aviation ont été renforcées ! », et, en conclusion, on écrit : « Pour éviter les catastrophes telles que celle qui a coûté la vie à 200 personnes la semaine dernière »… »

On me met entre les mains un livre qui est une traduction en chinois de l’œuvre de la philosophe Simone Weil. Comme je m’étonnais que l’introduction ne parle que de politique, des propos sans aucun rapport avec la pensée de l’auteur, le traducteur me répond : « C’est un truc pour passer plus facilement à travers les fourches caudines de la censure. Souvent, les préposés à ce travail sont paresseux et peu intéressés par les ouvrages qu’on leur donne à examiner. Alors, ils se contentent de lire l’introduction et la dernière page du livre. S’ils sont satisfaits, ils ne poussent pas l’enquête plus loin. Ils donnent leur accord à la publication. D’ailleurs, quand un livre est censuré dans une province, il ne faut pas se décourager, on peut encore le proposer dans une autre. Et il arrive qu’un ouvrage refusé deux fois à un endroit, finissent par paraître ailleurs ! »

Une « intoxication idéologique » ?

Lorsque l’on fit appel à moi, il y a trois ans, je pensais avoir pris toutes mes précautions ; l’étudiante-chercheuse (研究生, équivalent à Bac +7) que je connaissais bien me paraissait sincère et digne de confiance. Candidate à un doctorat d’histoire, elle avait choisi comme sujet de thèse : « L’Eglise catholique dans la province du Hebei durant la dynastie Qing ». Elle savait que j’étais chrétien et de plus, semblait avoir de la sympathie pour les jésuites. Son directeur de thèse, un ancien collègue parfaitement bilingue, avait souffert de la Révolution culturelle. Il n’était donc pas suspect d’être un inconditionnel du Parti communiste ! L’un comme l’autre m’avaient assuré que les recherches pouvaient maintenant s’effectuer en toute liberté et que pour eux l’important était de jeter une nouvelle lumière sur les activités missionnaires du passé pour mieux les comprendre.

Après de longs mois de travail d’enquête approfondie, de rédaction, de corrections et de corrections des corrections, l’étudiante m’annonça avec fierté qu’elle avait réussi la soutenance de sa thèse. Son large sourire m’indiquait qu’elle était convaincue d’avoir effectué une excellente recherche.

Je commence la lecture. De nouveau, je suis horrifié ! Les poncifs de l’analyse marxiste de l’Histoire sont repris tels quels, sans discernement, et la thèse est en fait un réquisitoire contre les missionnaires : « Cette sorte d’attitude raciste a été la source au Hebei de vives tensions entre la religion (catholique) et la population. Face à l’interdiction d’évangéliser du gouvernement impérial Qing, les missionnaires ont mis au point une stratégie qui consistait à atteindre d’abord les basses classes (ignorantes) de la société et de miser sur la formation du clergé indigène (…). L’accroissement des tensions locales a poussé les gouvernements étrangers à intervenir pour protéger les missions (…). Les jésuites sont devenus l’instrument privilégié de la pénétration de l’impérialisme en Chine (…). C’était par le lavage des cerveaux que les missionnaires convertissaient les Chinois. » Je vous épargne la suite. Et mon nom figure en toutes lettres dans les remerciements, en langue étrangère et en caractères chinois, ce qui ne peut que laisser penser que j’approuve le contenu de la thèse…

Après réflexion, je parviens maintenant à mieux évaluer les contraintes auxquelles l’élève et le professeur ont dû faire face. Je suis prêt à reconnaître que, durant tant d’années en Chine, les missionnaires ont commis des fautes et que l’attitude des gouvernements étrangers ont souvent compliqué leur tâche, la rendant encore plus délicate. Mais, d’ici à lancer de telles affirmations, il y a un gouffre que bien des historiens refuseraient de franchir. Cependant, l’étudiante et son directeur de thèse ne sont pas chrétiens. Ils ont grandi dans une atmosphère de propagande antireligieuse et ont subi un « gavage idéologique ». Ils ne peuvent pas comprendre les motivations d’un témoin de l’Evangile. Les archives en langues étrangères du XVIIIème siècle sont difficiles à déchiffrer (un langage religieux et ancien), alors que les livres chinois, qui véhiculent une propagande simpliste, sont d’un accès facile et fournissent une analyse prête à l’usage. Mes deux amis sont victimes d’une intoxication idéologique. Des paragraphes entiers de la thèse ont été repris tels quels, d’ouvrages mensongers et calomnieux. Comment pourrait-on faire du bon travail avec des outils tordus ? Mes interlocuteurs ne sont pas prêts au dialogue que j’aurais aimé entamer. Mais je me fais quand même un devoir de leur recommander de faire un effort d’objectivité.

Cet exemple montre combien le problème de la censure est un cercle vicieux tant que les pressions sur les individus n’ont pas cessé. Le professeur qui songe à une promotion n’a pas envie de se faire mal noter pour une thèse qui tombera vite dans l’oubli. L’étudiante qui connaît bien l’idéologie qui a cours dans le pays cherche à s’attirer la sympathie du jury pour réussir son examen. Et tant pis si l’honnêteté intellectuelle et la recherche de la vérité historique doivent en souffrir !

Maintenant que j’ai quitté la Chine communiste, cela me fait du bien de pouvoir agir et parler librement. Je devais me méfier d’un peu tout le monde et ne pouvais ni téléphoner ni correspondre par Internet sans me demander, auparavant, si la censure du gouvernement apprécierait ou non mes activités. Des esprits mal intentionnés – surtout des internautes chinois –, appellent le bureau de la censure, « le ministère de la Vérité», mais heureusement il a de plus en plus de mal aujourd’hui à colmater les fuites !