Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Le défi des langues et l’annonce de l’Evangile dans le monde chinois

Publié le 25/03/2010




L’histoire de l’évangélisation en Chine passe par l’histoire des défis et débats provoqués par la traduction en langue chinoise de la Bible et des notions propres au christianisme. Dans l’article ci-dessous, le P. Jean Charbonnier, éminent sinologue de la Société des Missions Etrangères de Paris, nous introduit aux subtilités de la traduction comme acte de théologie.

Où l’on découvrira que si l’accès du peuple chrétien chinois à la Bible en chinois est relativement récent, la première évangélisation de la Chine remonte peut-être aux temps apostoliques…

 

Il a fallu trois siècles pour que l’Evangile soit accepté dans l’empire romain où les cultes orientaux étaient pourtant connus. Pour être comprise et reçue, la Voie chrétienne a dû très vite s’exprimer dans les cultures du monde méditerranéen. Elle s’est enrichi des valeurs de la culture gréco-latine tout en leur offrant un horizon nouveau. Le message de l’Evangile a ainsi pris corps, depuis vingt siècles, dans la culture de notre monde occidental.

La diffusion de l’Evangile dans le monde chinois représente un défi bien plus considérable. Par « monde chinois », j’entends bien sûr la Chine elle-même, y compris Taiwan et Hongkong, mais aussi les pays voisins dont la base de la culture est chinoise : Corée, Vietnam et Japon. Plus encore que Rome et la Grèce, la Chine est très consciente de sa richesse culturelle et de sa supériorité morale et spirituelle, dont la tradition confucéenne est l’expression privilégiée. En outre, la pensée symbolique et intuitive ainsi que l’usage d’idéogrammes pour l’écriture rendent la vision chinoise du monde très éloignée de la logique occidentale dans laquelle s’exprime la théologie catholique.

Du chinois aux langues européennes

L’expérience actuelle des étudiants asiatiques inscrits à l’Institut catholique de Paris et de Toulouse devrait nous aider à comprendre les énormes difficultés de traduction auxquelles ils doivent faire face. Ils doivent d’abord passer de la perception visuelle des idéogrammes à une lecture de l’alphabet. Après deux ou trois années de cours dans cette maison, ceux qui viennent de Chine continuent à prendre des notes en caractères chinois. Les textes français que le professeur leur a fournis leur permettent de rechercher le sens des mots dans un dictionnaire. Quand ils ont compris le sens du mot, ils le notent en idéogrammes à côté du mot en question. Il leur faut découvrir les règles grammaticales, l’usage des articles et des prépositions. Pire encore, ils doivent s’accoutumer à utiliser les temps passé, présent et futur alors qu’en chinois, ces nuances sont indiquées par le contexte. Et ce n’est pas tout. Ils doivent inverser l’ordre habituel de leur pensée dans la construction des phrases. En Europe, le sujet vient d’abord et les circonstances font suite. En chinois, c’est le contraire. Il suffit de lire une adresse postale chinoise pour s’en rendre compte.

Mais la pire épreuve les attend encore lorsqu’ils sont invités à rédiger un texte de façon discursive, avec une introduction, une série d’arguments articulés de façon logique et une conclusion. Leur pensée est intuitive, visuelle, organique et globale. Ils s’exprimeraient beaucoup mieux s’ils devaient écrire un poème. Ils expriment leur perception du vrai par des symboles et des paraboles plutôt que par des définitions abstraites. Je me souviens entre autres de la façon de procéder d’une religieuse de Hongkong, Sœur Madeleine Kwang, dans la rédaction de sa thèse sur les relations entre le pneuma dans la Bible grecque et le Qi dans la tradition chinoise. Elle abordait la question à partir de divers points de vue pour aboutir à une même perception intuitive sans cesse répétée (1).

Même s’ils arrivent à maîtriser notre langue, les Asiatiques doivent encore faire face à un handicap de taille. Les étudiants européens abordent les sciences religieuses au niveau universitaire avec une base d’études secondaires en histoire et littérature européennes, y compris souvent les langues latine et grecque. Les Asiatiques connaissent l’histoire et la littérature propres à leur civilisation. Il leur manque toutes les références et les formes d’expression que les étudiants français utilisent naturellement.

Inversons le chemin parcouru par ces étudiants et nous pourrons mieux comprendre les défis auxquels ont dû faire face les missionnaires occidentaux pour traduire leur foi chrétienne en chinois.

Du chaldéen au langage taoïste et bouddhiste chinois

L’Evangile a été relativement bien accueilli sous les empereurs Tang du VIIème au IXème siècle, en un temps où les courants taoïstes et bouddhistes se mêlaient sans heurt à la tradition confucéenne. Les échanges religieux avec la Perse et le nord de l’Inde étaient alors florissants dans les monastères qui jalonnaient la Route de la Soie.

C’est au voisinage du sanctuaire taoïste de Luguantai, à l’ouest de Xi’an, qu’a été découvert, entre 1623 et 1625, le monument ancien le mieux préservé de l’histoire chrétienne en Chine. Il s’agit d’une stèle chrétienne érigée en l’an 781. Son auteur est le prêtre Jingjing, dont le nom signifie ‘Le Pur de la religion lumineuse’. Le texte syriaque gravé au pied de la stèle le nomme Adam, chorévèque et papash du Chinestan. Il était attaché à l’un des quatre grands monastères syriaques de l’époque.

Adam résume d’abord l’essentiel du message chrétien et l’arrivée à Chang’an en l’an 635 d’une délégation chrétienne conduite par un certain Aloben. Il s’agit en fait de l’évêque Abraham envoyé en mission par le patriarche de Séleucie Ctésiphon, le catholikos Ichoyahb (2). Le texte de la stèle mentionne ensuite le décret impérial autorisant l’exercice de cette religion en Chine et les donations offertes par l’empereur au cours de 150 dernières années de christianisme. Ce texte comporte des expressions empruntées à la fois au fonds théologique de l’Eglise d’Orient et au langage religieux populaire courant à l’époque en Asie orientale. On y trouve un schéma de pensée taoïste : Dieu est ‘l’origine des origines’, le Dao de l’univers, pur et indivis. Il a mis en mouvement le souffle primordial et produit le double principe. Cette doctrine est précisée en référence à la tradition biblique et à la théologie conciliaire : « Trinité une, personne mystérieuse, inengendrée ». Le thème de la séparation de la lumière et des ténèbres est souligné, probablement sous l’influence de la tradition religieuse persane. Les Perses, voyant l’éclat de l’étoile, vinrent faire hommage de leurs présents au Dieu incarné. La terminologie bouddhique enfin est manifeste en plusieurs passages : le messie, « brillant Seigneur de l’univers », « instituant la règle de huit préceptes, dégagea le monde de la sensualité et le rendit pur », la « barque de la miséricorde, convoyant ses passagers vers le séjour de la lumière »…, autant d’images qui rappellent les conceptions du bouddhisme mahayana de la Terre pure. Suivant cette Ecole, les âmes traversent l’océan de douleur pour atteindre le paradis de l’Ouest, la Terre pure où règne Amithaba, le Bouddha de la lumière infinie.

Ce texte ne reflète peut-être d’ailleurs qu’une étape relativement tardive de la pénétration chrétienne en Chine. Les recherches récentes sur une présence chrétienne en Chine dès le Ier siècle commencent à attirer l’attention. On cite au départ un témoignage de Matteo Ricci (1552-1610) dans le récit de son expédition publié en 1612 sous le titre Histoire de l’expédition chrétienne au Royaume de la Chine :

« Je transcrirai ici du mot à mot les livres chaldéens des Malabars traduits en latin par le P. Jean-Marie de Campori, de notre compagnie… Au bréviaire chaldéen, en l’office de saint Thomas apôtre, au second nocturne en une des leçons, il y a ainsi mot à mot : « Par St Thomas, les Chinois et les Ethiopiens ont été convertis à la Vérité. Par St Thomas, ils ont reçu le sacrement de baptême et l’adoption des enfants… Par St Thomas, le Royaume des cieux a pris son essor chez les Chinois. » (3)

L’ouvrage publié par Pierre Perrier et Xavier Walter : Thomas fonde l’Eglise en Chine (éditions Le Sarment, Paris, août 2008) fait mention de ces traditions chaldéennes. Mais l’apport de ce livre est surtout d’ordre archéologique. Pierre Perrier analyse longuement des sculptures rupestres datables du Ier siècle. Les roches sculptées sont situées près du port de Lianyungang, à l’est de la Chine. Pierre Perrier y reconnaît l’iconographie parthe qui lui est familière. L’analyse des personnages sculptés lui permet de conclure qu’il s’agit d’une représentation de l’apôtre Thomas accompagné d’un assistant qui porte un rouleau. Sur une roche voisine, une femme assise portant un enfant devant ses genoux serait la Vierge Marie. Elle regarde vers Thomas et n’est pas du tout dans la posture de méditation propre aux bas-reliefs bouddhiques. S’appuyant sur un faisceau d’arguments, l’auteur conclut à une venue de l’apôtre Thomas par mer entre les années 65 et 68 et à son itinéraire jusqu’à la capitale chinoise des Han, à Luoyang, en passant par la synagogue juive de Kaifeng.

L’étonnant, c’est qu’un prêtre chinois assomptionniste, le P. Martin Yen, décédé en mars dernier, était parvenu aux mêmes conclusions par des voies toutes différentes. Depuis sa première formation universitaire en Mandchourie dans les années 1940, Martin Yen avait concentré son attention sur les textes historiques chinois de la dynastie des Han et l’étude des traditions bouddhistes et taoïstes des premiers siècles. Tenant compte de l’évolution du langage, il dégage le sens chrétien de certains mots clés avant leur intégration aux religions bouddhiste et taoïste. Pour ne donner qu’un exemple, Martin Yen cite la première ligne du chapitre 42 du Daode Jing (‘Le Livre de la Voie et de sa vertu’) de Laozi : « Dao sheng yi, yi sheng er, er sheng san, san sheng wanwu » (‘La Voie engendre le Un, le Un engendre le Deux, le Deux engendre le Trois, le Trois donne vie à tous les êtres’). Martin Yen affirme sans ambages qu’il s’agit là de « l’antique profession de foi baptismale ». Le message évangélique s’est d’abord appelé la Voie, le Dao, avant même que les croyants soient appelés chrétiens à Antioche. En Chine, on l’appelait « la Voie de la grande paix » (Taiping dao). Une véritable Eglise se serait développée au Sichuan sous la direction de Zhang Daoling avec des cérémonies pénitentielles, des exorcismes, une dîme annuelle sous forme de cinq boisseaux de riz et des lieux de bienfaisance pour l’accueil des déshérités. Cette première forme de christianisme chinois est méconnue aujourd’hui. On y voit en fait l’origine de la religion taoïste. Les développements ultérieurs du taoïsme et du bouddhisme auraient occulté ce fonds chrétien.

Quoi qu’il en soit de ces origines historiques, il y a bien une affinité entre la pensée taoïste et la voie chrétienne. Au XIXème siècle, la révolution populaire nommée Taiping Tianguo (‘Royaume céleste de la Grande Paix’) s’est inspirée directement de la Bible. Des penseurs catholiques chinois se sont référés au Dao chinois pour exprimer leur foi dans le Verbe incarné. Le grand juriste chrétien Jean Wu Jingxiong, premier ambassadeur de Chine près le Vatican, traduit ainsi le prologue de saint Jean : « Au commencement était le Dao. »

Il faut dire que Dao signifie tout aussi bien la Parole que la Voie. Voici d’ailleurs le commentaire qu’en fait Dom Lu Zhengxiang, ancien ministre chinois devenu moine de St André de Bruges, dans son petit livre La Rencontre des humanités :

« A n’en pas douter, au Logos des Grecs, correspond en Extrême-Orient le Dao des Chinois… ‘Au commencement était le Dao et le Dao était en Dieu et le Dao était Dieu.’ Jésus-Christ est le Dao fait chair, venant nous révéler la vie de Dieu et nous dévoiler son cœur d’homme, quelle piété filiale il porte à son Père ! » (4)

Cette dernière remarque concernant la piété filiale nous oriente vers un autre courant culturel qui a permis une expression chinoise du christianisme, la voie confucéenne.

Du catholicisme tridentin aux classiques confucéens

Ce fut le choix du célèbre jésuite italien Matteo Ricci, lorsqu’il put pénétrer en Chine avec son compagnon Michel Ruggieri en 1582. Tous deux revêtirent d’abord la kasha des bonzes bouddhistes. C’est à ce titre qu’ils furent autorisés à résider en Chine. Ruggieri aurait volontiers tenté d’annoncer l’Evangile dans le milieu populaire bouddhiste, mais il a été trop rapidement rappelé à Rome.

Matteo Ricci se sentit vite plus à l’aise parmi les lettrés confucéens. C’était aussi une question de stratégie missionnaire. Il voulait gagner l’amitié et le soutien de hauts fonctionnaires en vue d’atteindre finalement l’empereur lui-même. Or, le confucianisme était l’idéologie officielle de la dynastie des Ming. Matteo Ricci adopta pour slogan : « qu fo bu ru » (‘Rejeter le bouddhisme, restaurer le confucianisme’).

Grâce à sa formation humaniste et scientifique et plus encore peut-être grâce à son caractère affable et à sa diplomatie, Matteo Ricci put conquérir l’amitié de lettrés confucéens d’esprit ouvert, soucieux de réformer l’administration corrompue de leur pays. Comprenant que le christianisme ne pouvait être accepté en Chine que s’il était déjà présent dans ce que la tradition chinoise avait de meilleur, Matteo Ricci tenta de montrer que l’enseignement originel de Confucius s’harmonisait avec la doctrine catholique.

La grande tradition chinoise est une quête d’harmonie entre terre et ciel. Confucius, grand éducateur, a su traduire dans l’ordre moral les rites traditionnels visant à harmoniser l’existence familiale et sociale avec les lois du Ciel. Son disciple Mencius accentue l’orientation morale de son maître en préconisant l’étude et le perfectionnement de soi sur la base d’une bonté fondamentale de la nature humaine. L’harmonie des relations humaines obéit à la norme essentielle de la piété filiale : obéissance des enfants à leurs parents, des cadets à leurs aînés, de l’épouse à son mari, des sujets au souverain. Le rituel traditionnel en l’honneur des ancêtres confirme la continuité de la lignée familiale et la stabilité de l’Empire.

Dans son traité intitulé Tianzhu shiyi (‘Le Vrai sens de Dieu’), Ricci met en relief la conformité de la morale confucéenne avec la loi naturelle. Son argumentation scholastique autour de l’âme immortelle agace plutôt les lettrés chinois, qui préfèrent l’harmonie des contraires au jeu des contradictions, mais ils apprécient sa réfutation du bouddhisme idolâtre. Conscient du scandale que représentent pour les lettrés la mort et la résurrection du Christ, Ricci en réserve l’annonce aux initiés. Saint Paul avait fait fuir les philosophes grecs à la fin de son discours sur l’aréopage. Ricci préfère garder autour de lui les lettrés confucéens, quitte à révéler plus tard la vérité entière aux mieux disposés. Sur les quelque six cents pages de son ouvrage, seules les vingt dernières exposent l’histoire du salut, l’Eglise et le baptême (5).

Les grands lettrés convertis au christianisme ont ainsi découvert dans l’enseignement des jésuites un renforcement de leur tradition confucéenne. Le Ciel des Chinois pouvait se confondre avec la nature. Dieu, traduit en chinois par l’expression ‘maître du ciel’, apportait un fondement inébranlable à la morale, d’autant que la Loi positive des Dix commandements devait être observée sous peine de péché mortel. Cette inspiration morale et rituelle de la tradition confucéenne marquera profondément le catholicisme chinois. Notons que certains éléments de l’annonce du salut demeurent quelque peu dans l’ombre. Le sens du péché n’est pas approfondi. La grâce est d’abord comprise comme grâce actuelle soutenant l’effort humain de perfectionnement. L’intégrité des jésuites et leurs exercices spirituels ont pourtant mené leurs disciples à une véritable conversion, une foi solide en Jésus Christ Fils de Dieu Sauveur, une foi qu’ils ont transmise à toute leur famille, fondant ainsi les chrétientés de Shanghai et de Hangzhou.

Mais le confucianisme, surtout lorsqu’il cimente l’ordre étatique, peut également prendre un tour très conservateur, très fermé – et résolument hostile au christianisme. La foi chrétienne révèle la faiblesse de l’homme pécheur, le sacrifice sauveur du Fils de Dieu, le salut par la grâce et l’importance décisive du pardon. Comme les pharisiens et les scribes du peuple juif, les confucéens peuvent afficher leur suffisance en maîtres du savoir et de la loi. Une persécution éclate à Nankin dès 1616. L’Empire confucéen a longtemps rejeté le christianisme comme culte pervers, destructeur du rituel traditionnel et de l’ordre public. Les chrétiens chinois étaient d’ailleurs d’autant plus vulnérables que l’Eglise leur a demandé de s’abstenir de pratiquer les rites traditionnels en l’honneur des ancêtres. Aux yeux des autorités chinoises et plus tard coréennes et vietnamiennes, c’était un manque manifeste de loyalisme envers le pays. Dans l’esprit de nombreux missionnaires, il s’agissait d’éviter une confusion avec les superstitions auxquels ces rites étaient mêlés en milieu paysan. C’était souligner l’exigence radicale du premier commandement : aimer Dieu par-dessus tout, avant même ses parents et l’empereur. Plus profondément, l’Eglise se montrait par là fidèle au prophétisme de l’Evangile : le salut ne s’obtient pas par l’observance des rites et de la loi mais par la foi au Fils de Dieu et l’accueil de son amour libérateur. L’Evangile a ainsi été reçu parmi les paysans pauvres qui n’avaient pas à se soumettre au rituel traditionnel pour passer les examens et obtenir des postes officiels.

En fait, l’élitisme confucéen a eu plus de succès en Europe qu’en Chine. L’ordre confucéen régenté par des fonctionnaires cultivés sous le pouvoir absolu d’un souverain éclairé ne pouvait qu’attirer les sympathies de l’Europe des Lumières. La traduction des classiques chinois en latin servit la cause des humanistes occidentaux. Confucius, Sinarum Philosophus, publié en 1687, obtint grand succès (6). Voltaire vit en Confucius un sage qui, disait-il, « ne fut jamais prophète, et pourtant les gens crurent en lui, même dans son propre pays ». Les Lettre édifiantes et curieuses, publiées par les jésuites tout au long du XVIIIème siècle, importèrent en Europe l’image d’une Chine prospère et bien administrée, sans Eglise et sans superstition. L’Evangile confucéen alimenta ainsi l’esprit de l’Encyclopédie et convertit nombre d’Européens à un humanisme plus ou moins athée.

Bien qu’imprégnant toujours la mentalité chinoise, le confucianisme est heureusement équilibré par d’autres courants culturels, en particulier par la tradition des maîtres taoïstes qui ont fait une critique pertinente de la pensée confucéenne. Grâce à eux, les Chinois savent aussi se libérer des contraintes abusives de la société pour cultiver un art de vivre et puiser aux sources d’un élan vital spontané. La voie taoïste du retour à la simplicité de l’enfant est plus proche de ‘la petite voie’ vécue par Ste Thérèse que toute la science et la vertu des confucéens.

De même, la longue intégration du bouddhisme à la vision chinoise du monde ouvre une autre perspective de rapprochement avec la spiritualité chrétienne. Grâce aux enseignements bouddhistes, les Chinois sont conscients de la douleur des humains qui s’attachent aux choses qui passent. Ils cherchent le salut dans une libération intérieure des désirs possessifs du moi.

Elitiste en ses débuts, la transmission du message chrétien s’est fait ensuite plus abordable chez le petit peuple des campagnes. Un nouvel habit chrétien peut alors revêtir les traditions populaires bouddhistes et taoïstes. Le christianisme se répand parmi les paysans pauvres et les pêcheurs. Ces derniers échappent plus facilement aux descentes de police du fait qu’ils vivent sur leur bateau et peuvent facilement se déplacer. Il se produit une acculturation populaire du catholicisme. Comme le note le professeur Zurcher de Leyde, nombre de comportements bouddhistes sont transférés dans la pratique catholique en y gagnant la signification nouvelle que leur confère la foi au Christ sauveur.

C’est ainsi que la prière pour les morts et le souci des âmes du purgatoire se manifestent en de multiples dévotions. En ce domaine, les études historiques, ethnographiques et régionales font apparaître des particularités issues de deux sources : d’une part, les dévotions importées par les missionnaires (tiers ordres dominicain et franciscain, Rosaire, etc.) et, d’autre part, le fonds religieux local où abondent les apparitions, les exorcismes, les grottes sacrées, etc. La plupart des curés chinois tiennent à bâtir une grotte de Lourdes près de leur église. Le professeur Paul Rule, de Melbourne, recommande en ce sens les travaux de l’américain Robert Entenmann sur le Sichuan et ceux de Fortunato Margiotti sur le Shanxi (7). On pourrait y ajouter les enquêtes du professeur Tiedemann, de Londres, sur la province du Shandong (8).

D’un autre côté, les prêtres chinois doivent utiliser le latin pour la messe et les sacrements malgré les tentatives antérieures de certains missionnaires, comme le P. Buglio, jésuite, ou le P. Basset, des Missions Etrangères de Paris, pour faire autoriser l’usage du chinois dans la liturgie. Les prêtres célèbrent en latin, souvent à voix basse, tandis que les prières chinoises se multiplient pour le peuple (9).

Dès les débuts de l’évangélisation, Matteo Ricci et Ruggieri ont su tirer parti de ces dispositions et intégrer les éléments essentiels de la doctrine aux formules de prière à réciter. Ils s’inspiraient d’ailleurs de la méthode d’instruction des païens répandue à l’époque et déjà utilisée par saint François Xavier : expliquer les vérités de la foi à partir du Credo, du Pater, de l’Ave Maria. Une fois installés dans leur résidence de Pékin, ils mettent au point le texte chinois de ces prières avec l’aide de Paul Xu et Léon Li. Le petit livre Prières quotidiennes de la Sainte Religion (Sheng jiao ri ke), réimprimé vers 1980 en République populaire de Chine, contient des prières plus que trois fois centenaires. En septembre 1990, La Documentation catholique, publiée par la Société Guangqi à Shanghai, donne un bref aperçu de l’origine de ces prières les plus souvent récitées : les prières du matin et du soir, les prières de la messe, les litanies du Sacré Cœur, de la Sainte Vierge et des Saints sont héritées de Nicolas Longobardi (1559-1664) ; les litanies de Saint Joseph viennent du P. Emmanuel Diaz (1574-1659) et les litanies du Saint Sacrement du P. Aléni (1582-1649). Ces trois jésuites furent aidés dans leur tâche de traduction et de rédaction par Michel Yang Tingyun, grand lettré de Hangzhou.

Le style classique de ces prières ne les empêchait pas d’être populaires. Les enfants catholiques pouvaient les apprendre par cœur de même qu’à l’école, tous les enfants devaient mémoriser le Classique des trois caractères (San zi jing) par lequel se transmettait l’héritage confucéen. Les bouddhistes utilisaient aussi des formules répétitives, ne serait-ce que l’invocation familière au bouddha Amidha : « Amituo fo, Amituo fo. »

Des problèmes plus spécifiques de traduction d’expressions chrétiennes consacrées se sont fait sentir dans la catéchèse. Car il fallait bien expliquer Dieu, l’âme, le péché, les sacrements, le Saint Esprit. Dans un premier temps, on a calqué des idéogrammes chinois de même son que chaque syllabe du mot. Ce qui a donné « sakelamengduo » pour ‘sacrement’, soit cinq idéogrammes dépourvus de sens. Plus tard, la traduction du sens de ce mot s’est faite avec plus ou moins de bonheur et a donné « shengshi », littéralement ‘chose sainte’. Reste que l’expression demande à être longuement expliquée pour la chose sainte ne soit pas comprise comme un acte magique. Il est vrai que ce mot sacrement demande tout autant d’explication à l’usage des jeunes français.

La transcription des sons en idéogrammes de même son peut d’ailleurs être piégée. Dans le soutra de Jésus Messie découvert dans les grottes bouddhiques de Dunhuang, le mot Jésus est transcrit Yishu. Les deux idéogrammes ont été choisis pour leur son. Mais si l’on fait attention à leur sens, ils veulent dire ‘rat déplacé’. C’est peut-être là une mauvaise farce d’un traducteur bouddhiste.

La traduction du nom de Dieu a fait couler des tonneaux d’encre noire. Dans un manuscrit très ancien daté du VIIème siècle, Dieu est appelé Fo, qui à l’époque avait le sens de ‘Seigneur suprême’ mais le terme fut plus tard réservé au Bouddha. Le mot Tian, ‘ciel’, n’indique pas forcément un Dieu personnel. Le mot Shen traduit mieux le sens de pur Esprit, mais peut aussi être confondu avec la multitude d’esprits qui peuplent le monde chinois. Le P. Jean Basset lui donne pourtant sa préférence. L’expression Tianzhu, ou ‘maître du ciel’, a finalement été retenue par les catholiques. Les protestants s’en sont démarqués en choisissant Shangdi (‘l’empereur d’en haut’), ce qui bloque au départ la production d’une Bible œcuménique. D’autant plus que les premières traductions catholiques ont été faites à partir du texte latin et les traductions protestantes à partir de l’anglais. Saint Pierre devient ainsi Botuolu (Petrus) chez les catholiques et Bide (Peter) chez les protestants.

Certains termes entrés dans le vocabulaire catholique risquent toujours d’être mal compris, en particulier le mot Zui pour traduire ‘péché’. Dans l’esprit chinois, Zui veut d’abord dire un délit susceptible d’être puni par la loi. Le pardon des péchés en confession paraît tout à fait abusif aux confucéens. Ils considèrent l’absolution comme un encouragement aux malfaiteurs. Quand aux catholiques eux-mêmes, ils peuvent être tentés d’interpréter de façon légaliste les directives de l’Eglise. On a demandé un jour à un évêque comment les catholiques s’en tiraient face à la contraception imposée par les autorités. Il a simplement répondu : « Ils ont la confession. »

Echanges postconciliaires et mutation du catholicisme chinois

Depuis une trentaine d’années, l’Eglise en Chine expérimente une transformation radicale. Après l’anéantissement presque total des dix années de Révolution culturelle (1966-1976), les changements politiques qui ont suivi la mort de Mao Zedong, en 1976, ont permis une reprise des activités religieuses. Le 15 août 1978, les catholiques de Pékin ont pu remplir à nouveau leur église du sud de la ville, la seule ouverte à l’usage des étrangers depuis l’admission de la République populaire de Chine aux Nations Unies en 1971. Depuis, plus de six mille églises ont été restaurées ou construites dans l’ensemble du pays. A partir de 1982, des grands séminaires ont pu ouvrir à nouveau. A Shanghai, les futurs prêtres ont pu être initiés pour la première fois aux documents du concile Vatican II. Dans toutes les églises nouvellement ouvertes, la messe était célébrée en latin, à voix basse, le dos tourné à l’assemblée, pendant que les fidèles psalmodiaient par cœur les prières traditionnelles.

A Taiwan, Hongkong et Singapour, la nouvelle liturgie de la messe et des sacrements avait été autorisée en traduction chinoise depuis 1965. La Bible traduite par les franciscains, les documents du concile en chinois, le missel en trois années, le bréviaire, le code de droit canonique, tous les livres de base circulaient et pouvaient être introduits en Chine, en particulier dans les séminaires qui manquaient de tout. Grâce aux initiatives de l’évêque « officiel » de Shanghai, Mgr Jin Luxian, des professeurs furent invités de Taiwan et de Hongkong pour initier les séminaristes au renouveau biblique et liturgique lancé par Vatican II. A partir de 1992, des séminaristes purent être envoyé en Amérique puis en Europe pour y compléter leur théologie et se familiariser avec la vie de l’Eglise.

Bien que strictement sous contrôle politique et empêchée de communiquer directement avec Rome par souci de préserver l’indépendance chinoise, l’Eglise en Chine fait alors un grand bond en avant. La réforme liturgique est officiellement autorisée en 1992.

Le P. Thomas Low, de Hongkong, circule dans les grands séminaires provinciaux pour expliquer l’esprit de la réforme liturgique. La foule des catholiques n’hésite pas à sacrifier la récitation des prières traditionnelles pour participer activement à la nouvelle liturgie en chinois. Les lectures de l’Ancien et du Nouveau Testament en chinois éveillent l’attention de nombreux fidèles qui n’ont jamais lu la Bible. Des groupes de partage de la Bible se forment un peu partout. Une découverte fondamentale se produit alors pour beaucoup. La Bible n’est pas qu’un livre de sagesse utile pour la morale. C’est une histoire de salut et la personne du Sauveur Jésus se révèle dans l’Evangile.

Dans le même temps, les progrès considérables accomplis par les protestants font prendre conscience aux catholiques de leur passivité et de leur soumission confucéenne aux autorités hiérarchiques. Le vieillissement et la disparition rapide du personnel formé il y a cinquante ans ouvre une ère nouvelle aussi bien dans l’Eglise que chez les cadres communistes. L’immense majorité des prêtres et des religieuses ont moins de 45 ans et c’est une génération qui a grandi avec l’ordinateur qui dispose des moyens d’une information abondante et de communications immédiates. On peut espérer que l’usage d’Internet ne s’enlisera pas dans une pratique habile et paresseuse du copier-coller, mais qu’il permettra un témoignage de foi en prise sur l’actualité.