Eglises d'Asie – Malaisie
POUR APPROFONDIR – Une interview avec le nouvel archevêque de Kuala Lumpur, Mgr Julian Leow
Publié le 21/10/2014
… les relations entre l’Eglise et les autorités sont tendues. La polémique causée par l’interdiction de l’usage du mot ‘Allah’ pour dire Dieu dans The Herald, l’hebdomadaire de l’archidiocèse de Kuala Lumpur, ne retombe pas, au contraire, et les organisations ethno-nationalistes autoproclamées défenseures de la communauté malaise exacerbent les tensions.
Dans l’interview ci-dessous, publiée le 3 octobre 2014 sur le site Internet de la paroisse Saint-François-Xavier de Kuala Lumpur, Mgr Julian Leow, successeur de Mgr Murphy Pakiam, ne se prononce pas sur la polémique ‘Allah’. Il affirme cependant qu’une politique visant à monter les « races » et les religions les unes contre les autres n’augure rien de bon quant à l’avenir du pays. La traduction est de la Rédaction d’Eglises d’Asie.
Excellence, pouvez-vous nous parler de vous, de votre famille et de vos origines ?
Mgr Julian Leow Beng Kim : Je suis originaire de Seremban, une petite ville du Negeri Sembilan [NdT : Negeri Sembilan est un Etat de la Fédération de Malaisie situé au sud de Kuala Lumpur, dont Seremban est devenue une banlieue industrielle très développée]. Vous connaissez probablement cet endroit ! Nous sommes une famille de quatre enfants : j’ai une sœur plus âgée, ainsi qu’un frère et une sœur cadets. Mes parents étaient enseignants mais sont maintenant retraités. Mes deux sœurs sont mariées et ont deux enfants chacune. Mon frère est célibataire et vit à Singapour. Nous étions une famille très unie, mais aujourd’hui, seuls mes parents vivent toujours à Seremban. Les autres sont à Kuala-Lumpur… et j’ai maintenant moi-même déménagé à Kuala-Lumpur après avoir longtemps vécu à Penang.
Pouvez-vous évoquer avec nous ce qu’a été votre appel à la prêtrise ?
Cela doit remonter à mes premiers jours d’école quand j’étais enfant de chœur, que je servais la messe et que je côtoyais des prêtres ainsi que des religieuses qui m’ont toujours gardé proche de l’Eglise.
Je me souviens de quelques prêtres comme le P. Peter, un missionnaire français. Le P. Pierre (Peter) Bretaudeau est retourné en France maintenant, mais je me souviens, quand j’étais enfant de chœur, qu’il célébrait la messe en tamoul. Et je me disais à l’époque que son tamoul était parfait. Il est l’un des prêtres – avec sa joie de vivre –, avec quelques autres, qui m’ont fait grandir. Le P. Anthony Naden me vient aussi à l’esprit. Il travaillait avec les Orang Asli (les aborigènes de Malacca) et les pauvres. Il y a aussi le P. Edwar Limat, qui était le curé de Seremban quand j’étais encore chez mes parents. Ces prêtres sont ceux qui m’ont fait penser au sacerdoce. J’ai écarté les carrières que les gens admirent habituellement : avocat, médecin, enseignant, ingénieur. C’est une autre dimension : pourquoi pas prêtre ? Cela m’a permis de considérer cette option comme une autre carrière ou une autre vocation, plutôt que de rester dans la norme.
Quelle a été la première chose qui vous est venue à l’esprit quand vous avez été appelé à devenir le nouvel archevêque de Kuala Lumpur ?
J’ai pensé : « Ce n’est pas possible ! » Et quand j’ai entendu le nonce me l’annoncer ce matin-là dans son bureau, je me suis dit que c’était quelque chose qui allait changer ma vie. J’ai alors demandé du temps pour prier avant de donner ma réponse. Donc, ma première impression a été l’incrédulité. Et la peur : « Cela ne peut pas arriver. » Par la suite, il y a d’autres problèmes, d’autres peurs, d’autres préoccupations… mais voilà ce qu’a été ma première réaction.
Est-ce que la peur persiste depuis ?
(rires) Cela a été en augmentant en fait ! Je veux dire que les choses avancent, que je prends conscience de l’énormité de ma charge. La peur est toujours là, mais je crois que la consolation et la grâce de Dieu sont bien plus importantes.
Quels sont les grands défis que doit affronter l’Eglise aujourd’hui ? Et plus particulièrement ici en Malaisie ou en Asie ?
Il y a de nombreux défis, mais je pense qu’en ce qui concerne la Malaisie elle-même, l’Eglise doit prendre la tête d’un mouvement visant à changer l’ordre du jour que l’on voit actuellement à l’œuvre et qui consiste à monter les religions les unes contre les autres, les races les unes contre les autres [NdT : dans le discours politique malaisien, l’appartenance ethnico-religieuse des Malaisiens est définie par la « race ».] Et je pense que l’Eglise doit soit prendre du recul, soit se démarquer nettement de ce discours si répandu ces temps-ci, surtout depuis quelques années.
L’Eglise doit aussi encourager le changement et la réconciliation. Je pense qu’il est encore plus important de combattre la suspicion entre les races et les religions. Entretenir de telles suspicions n’augure rien de bon dans la construction de la nation. Quand vous ne pouvez pas avoir confiance en quelqu’un, vous ne pouvez pas dialoguer en profondeur avec lui. Il y a toujours une appréhension. Donc, je pense que le premier défi est de lutter contre ces suspicions, cette envie de convertir les autres : cette méfiance doit être supprimée. Je pense que nous devons prendre la tête de ce changement, pour que les autres sachent – et spécialement ceux qui sont méfiants envers les catholiques, ou les chrétiens plus généralement – que nous sommes des amis, des pèlerins en marche sur la même route… et que nous avons besoin les uns des autres.
Pouvez-vous nous expliquer la devise épiscopale que vous avez choisie, et ce qu’elle représente pour vous ?
La devise que j’ai choisie est « Intégrité et tendresse ». Comment cela m’est-il venu… « Intégrité » est un mot qui parle de lui-même. Une personne sans intégrité ne peut pas avancer la tête haute, ne peut pas parler avec autorité. Que l’on parle d’un archevêque et de quiconque, on ne pourra lui accorder de la valeur s’il ou elle n’est pas une personne intègre. Ce mot a du sens, et je pense que c’est quelque chose dont il faut que je me souvienne : je l’ai donc mis dans ma devise.
Le second mot – je souhaitais qu’il soit un complément du premier – m’est venu alors que je participais à une rencontre avec un groupe d’amis que j’ai connu il y a 25-30 ans pendant mes études à l’université. Deux jours après le début de cette rencontre, nous avions une journée de réflexion sur Evangelii Gaudium, du pape François. Le frère John Wong, un franciscain, a utilisé le mot « tendresse » dans sa méditation. Ce choix m’a été confirmé deux jours plus tard, le lundi, lors la messe. Pendant la lecture du livre d’Osée, les mots « tendresse » et « intégrité » se trouvaient dans le même passage et ont été lus. Je l’ai pris comme une confirmation que cela serait la devise de mon épiscopat.
« Intégrité et tendresse » comme un bon berger, comme un berger pour mon peuple – pour guérir, pour s’occuper des blessures de mon troupeau. Je pense que « tendresse » va plus loin que le fait d’être doux, c’est aussi être capable de compassion, être concerné par le plus faible, le pauvre. Cela sera, je pense, un autre rappel pour mon épiscopat : être un berger en premier lieu, avant d’être un administrateur, et prendre soin des cœurs de tous ceux qui sont sous ma protection.
Directement lié à ce que vous venez de nous dire : quelles sont, pour vous, les qualités d’un évêque de nos jours ?
Comme je l’ai dit : être un berger. Etre un père pour mes prêtres et aussi un pasteur pour mes brebis, pour mes fidèles. L’image du Bon Berger est de toujours porter celui qui est perdu. Dans une autre interview, j’ai parlé des « 4 L » : le perdu, le petit, le dédaigné et le dernier (« the Lost, the Little, the Least, and the Last », en anglais). J’espère pouvoir m’occuper de tous ceux-là pendant mon épiscopat. J’espère, sans négliger les autres bien sûr, faire une place privilégiée pour ces « 4 L » qui englobent les enfants, les jeunes, les migrants, les catholiques qui ne pratiquent plus, qui ont quitté l’Eglise : je pense qu’ils seront ma priorité. Les « 4 L », comme je l’ai dit, mais sans oublier les autres.
Donc les qualités auxquelles je pense seraient de chercher et de s’occuper des malades, des parias de la société, et d’essayer de les faire revenir dans le troupeau. C’est quelque chose qui, je l’espère, va se propager partout dans l’archidiocèse et aussi à travers le pays.
La défense des plus faibles et de mon troupeau sera une qualité très importante pour moi, en tant qu’évêque, et aussi en tant que berger. Il faut le défendre du point de vue de sa foi, de sa doctrine, ou par rapport aux différentes attaques que nous subissons, et même celles venant de l’intérieur de notre propre Eglise. Le sacrifice est une autre qualité pour un évêque, une qualité que chaque dirigeant doit avoir. Voilà donc les principales qualités auxquelles je pense, à côté de nombreuses autres.
Nous sommes curieux de savoir si vous avez un saint qui vous inspire plus particulièrement, comme le pape François semble, lui, être inspiré par saint François d’Assise.
Vraiment, il n’y a pas un saint auquel je pense en particulier. Il y a eu tellement de saints tout au long de notre histoire : je pense qu’ils ont tous quelque chose à nous apporter. Chaque saint a son propre charisme.
Aujourd’hui [28 août 2014], nous avons saint Augustin : une fête que nous venons de célébrer. Nous pouvons apprendre beaucoup de lui. Il n’est pas mon modèle, pas la première moitié de sa vie en tout cas ! Mais, par saint Augustin, nous avons appris qu’il y a toujours de l’espoir, que nous avons toujours la possibilité de nous repentir si nous ne le remettons pas à plus tard. Dieu est toujours charitable, Il nous accueille, nous, pécheurs, quand nous savons que nous avons péché et que nous revenons. Et hier, c’était sainte Monique, la mère de saint Augustin : elle nous montre combien la prière et les larmes peuvent amener les autres à se convertir. Il y a aussi celui que le pape François a choisi, saint François d’Assise : grâce à lui, nous apprenons la simplicité, nous apprenons à prendre soin de la nature.
Tous les saints ont quelque chose à nous offrir. Personnellement, je n’ai pas de saint précis… mais cela ne veut pas dire que je n’apprécie aucun saint ! J’essaye d’imiter toutes ces qualités qui sont, d’une manière ou d’une autre, en Jésus Christ. Elles nous disent que chaque saint a un passé et que chaque pécheur a un avenir. Tous les saints ont des imperfections, mais Jésus lui-même est mon modèle : Celui qui est sans péché, Celui que nous devons suivre. Je suis loin de ce modèle mais je m’efforce à le suivre chaque jour, pour être toujours plus comme Lui.
De nos jours, les personnes posent un jugement sur ce qu’elles pensent ou catégorisent les gens. Par exemple, le pape François, lorsqu’il est apparu sur le balcon sans la mozzetta, les gens ont dit : « Ah ! C’est un homme différent ! ». Comment voudriez-vous être, non pas catégorisé, mais connu et aimé de vos diocésains ?
Je pense que tout le monde aimerait être populaire, être aimé, être estimé. Mais je pense qu’être archevêque de Kuala Lumpur n’est pas un concours de popularité. Je dois être clair là-dessus, en tant que chef, en tant que pasteur, mais aussi en tant que berger. Et ces titres, ces attentes, viendront aussi en prenant des décisions difficiles, et peut-être pas populaires. Je dois vous assurer que je ne prends pas des décisions pour faire plaisir aux gens, mais plutôt pour savoir si c’est la bonne chose à faire, la chose la plus appropriée.
Et en prenant cette décision : est-ce pour le bien des gens, plus que pour des individualités ou différents groupes défendant des intérêts personnels ? Je voudrais être connu comme une personne intègre, une personne qui est capable de prendre des décisions, après avoir consulté et avec un discernement approprié. Et peut-être que ma décision ne sera pas populaire, mais cela sera la bonne chose à faire. J’espère que cela fera davantage plaisir à Dieu, davantage encore que les messes.
Vous avez eu une carrière heureuse avant de devenir prêtre. Quels encouragements pouvez-vous donner à ceux qui sont déjà dans le monde du travail et qui entendent l’appel du Seigneur dans leur cœur ?
Je me souviens d’une personne qui m’a aidé dans mon discernement. Elle m’a dit que si Dieu avait besoin de moi, Il saura me trouver, tôt ou tard. J’ai donc continué mes études, j’ai travaillé, et finalement, je suis prêtre. Je dirais donc à ceux qui travaillent déjà ou qui sont déjà dans la vie active que s’ils entendent l’appel de Dieu, ils ne doivent pas avoir peur : Dieu leur tracera une voie, comme Il l’a fait pour moi.
Soyez la meilleure personne que vous pouvez être et donnez toujours le meilleur de vous-même. Si vous êtes étudiant, soyez le meilleur étudiant possible. Si vous travaillez déjà, faites de votre mieux, donnez le meilleur de vous-même. Et si au milieu de votre carrière vous entendez l’appel de Dieu, n’ayez pas peur et donnez lui sa chance. C’est ce que j’ai fait.
J’ai rencontré un policier retraité. A 55 ans, il participait à un camp de discernement sur la vocation car il n’avait pas répondu à l’appel de Dieu quand il avait 25 ans. Il l’avait mis de côté et n’avait jamais répondu à cette question étant jeune. A 55 ans, il se demandait toujours s’il pouvait être prêtre. Je me suis alors dit, alors que j’avais environ 20 ans lorsque je l’ai rencontré, que je ne voulais pas être à sa place.
J’ai attendu d’avoir 30 ans pour entrer au séminaire. Il n’est pas nécessaire d’attendre si longtemps, mais si vous entendez l’appel de Dieu, discutez avec un responsable des vocations ou un directeur spirituel et faites vous guider. Faites un parcours de discernement, comme saint Augustin nous l’a dit aujourd’hui : « Tard je t’ai aimée » [NdT : « Tard je t’ai aimée, ô beauté si ancienne et si nouvelle, tard je t’ai aimée ! (in Confessions, X, 27, 38)]. Pour rejoindre le séminaire, n’attendez pas qu’il soit trop tard ou que vous ayez la cinquantaine, sinon quand vous deviendrez prêtre, vous serez tout de suite aumônier de maison de retraite !
Je pense que si Dieu en a besoin, Il tracera une voie pour ceux qui sont dans le monde de l’entreprise ou du travail.
En quoi, selon vous, la diversité peut-elle être une force dans le contexte de notre vocation d’évangélisation comme peuple de Dieu ?
Si je peux me permettre une comparaison : dans le Nasi Lemak ou le Rojak (plats traditionnels de Malaisie), il y a de nombreux ingrédients. Plus vous en ajoutez, plus il y a de couleurs, plus il y a de saveurs. Dans ce cas, ce n’est pas du tout fade ! C’est ce que je vois dans notre pays, et encore plus ces dernières années, depuis que nos frères et sœurs de Sabah et de Sarawak viennent nous rejoindre en Malaisie péninsulaire et à Kuala-Lumpur.
Je pense que notre archidiocèse a énormément de chance de ne pas avoir uniquement ces cultures provenant des diocèses de Sabah et de Sarawak, mais d’avoir aussi des catholiques du monde entier, de différents continents : pas uniquement d’Asie mais maintenant aussi d’Afrique et du Moyen-Orient.
Et d’ailleurs, pour créer un monde meilleur, je crois en « Une Malaisie Une, Une foi catholique Une, sainte et catholique » – et par « Eglise catholique », j’entends universelle. Nous avons déjà toutes ces forces dans le diocèse et nous ne pouvons que les améliorer, apprendre des autres cultures pour nous enrichir nous-mêmes. Nous devons ouvrir nos églises aux migrants et à tous les visiteurs. C’est ça être catholique : faire que tout le monde se sente chez soi. Tout le monde comme dans une maison. Un catholique peut aller dans une église catholique n’importe où dans le monde, sans se soucier de la langue qui est parlée, et se sentir chez lui grâce à la liturgie. Il sait ce qu’il va se passer à tel ou tel moment de la messe, même si la langue est différente : Jésus est le même.
Cette diversité de notre foi est donc un signe d’unité. La diversité peut aussi être un exemple pour tout le pays, pour le monde, plus précisément dans ce diocèse où, je l’espère, nous pourrons prendre les choses en main et montrer la bonne voie à nos responsables politiques nationaux. C’est déjà arrivé à Sabah et Sarawak, où il est si naturel pour des personnes de races et de religions différentes de s’asseoir ensemble, de manger ensemble, de vivre ensemble dans la même maison. Beaucoup de familles sont pluri-religieuses et j’espère que cela nous influencera, nous, dans la Péninsule, plutôt que de transporter nos divisions à Sabah et à Sarawak.
C’est pour cela que je pense que plus nous pouvons avoir d’interactions avec nos diocésains venants de Sabah et de Sarawak, plus nous pourrons échanger avec eux à tous les niveaux – et aussi parmi les évêques et parmi nos prêtres. Presque 400 000 habitants de Sabah et de Sarawak vivent et travaillent ici, dans notre diocèse. C’est ça l’interaction, l’échange de points de vue, de cultures. Voir les choses de différentes façons nous aide à élargir nos horizons et à nous comprendre les uns les autres.
Je pense que l’on ne peut pas être dans l’erreur quand on est ouvert à différentes idées, et cela peut même changer notre propre manière de voir les choses. La diversité ne doit pas diviser mais peut ajouter à notre unité. Pas dans le sens : « Plus on est de fous, plus on rit ! », mais plutôt dans le sens que nous devons être capable d’apprendre de différentes cultures et des différents points de vue, mais toujours avec Dieu, toujours avec la foi, toujours avec une seule personne : Jésus Christ que nous suivons.
(eda/ra)