Eglises d'Asie

« Tout ce que nous souhaitons, c’est disposer d’une église »

Publié le 23/10/2014




Elu président de la République le 9 juillet dernier, Joko Widodo a pris ses nouvelles fonctions ce 20 octobre. Parmi les nombreux dossiers auxquels il devra apporter une réponse, figure celui de l’harmonie interreligieuse et de la cohabitation entre la très forte majorité musulmane (85 % des 240 millions d’Indonésiens) et les minorités non musulmanes …

(dont la plus importante est la minorité chrétienne avec environ 10 % de la population du pays).

C’est au cours du premier mandat de son prédécesseur, Susilo Bambang Yudhoyono (au pouvoir de 2004 à 2014), qu’a été amendé un décret relatif à la construction des lieux de culte. Ce décret, voté en 2006, est venu durcir un texte de loi datant de 1969 concernant la construction des lieux de culte pour les six religions reconnues par les autorités indonésiennes (islam, protestantisme, catholicisme, hindouisme, bouddhisme et confucianisme). La complexité des règles en vigueur et le droit de veto accordé de facto au voisinage font qu’il est extrêmement difficile pour un groupe religieux minoritaire d’obtenir un permis de construire pour un lieu de culte. A cela s’ajoute le fait que, même dans les cas où ce permis est accordé, des groupes islamistes se permettent de « faire le coup de poing », les autorités locales et la police préférant regarder ailleurs.

Ce décret de 2006 en est venu à symboliser les difficultés auxquelles se heurtent les religions minoritaires dans l’archipel indonésien. L’article ci-dessous, paru le 17 octobre 2014 sur les fils de l’agence Ucanews, fait le point sur cette question. La traduction est de la Rédaction d’Eglises d’Asie.
 

 

 

A bien des égards, les services dominicaux au temple de Bekasi de l’Eglise chrétienne évangélique (Gekindo) sont semblables à n’importe quel autre service religieux célébré dans cette Eglise chrétienne d’Indonésie. Le prêche, les fidèles, les chants et les bibles n’ont rien de spécial. C’est le lieu de culte, en lui-même, qui est particulier.

Depuis 2010, les offices du dimanche sont célébrés dans les modestes bâtiments d’un centre commercial typique de Bekasi, cette ville à l’identité musulmane très marquée située dans la grande banlieue de Djakarta. Ce qui fait que la caractéristique la plus remarquable de ce lieu de culte est précisément qu’il ressemble à tout sauf à une église. La discrétion semble d’ailleurs de mise : de l’extérieur, pas un seul signe, symbole ou panneau ne signale son existence. A l’intérieur, même tonalité : les murs sont uniformément blancs et ponctués de ventilateurs et de machines à air conditionné. Pas de bancs en bois, mais de simples chaises en plastique bon marché.

Autrefois, l’Eglise chrétienne évangélique possédait deux églises en dur. Mais, cédant aux pressions des extrémistes du Front des défenseurs de l’islam (FPI), les autorités locales les ont fait fermer, invoquant pour cela l’application d’un décret controversé qui, de fait, est de plus en plus souvent utilisé pour faire fermer des lieux de culte chrétiens.

« [La municipalité] a voulu faire de Bekasi un district où la charia serait en vigueur. Elle a donc tout fait pour empêcher la délivrance de permis de construire pour bâtir des églises », explique la pasteur du lieu, la Rév. Anna Nenoharan, âgée de 70 ans. En 2005, puis de nouveau en 2009, les membres du FPI ont, avec le blanc-seing des autorités locales, démoli les temples de Gekindo. « Ils sont venus et ils ont tout emporté, raconte la pasteur. Ils ont pris les tuiles, les chaises. Nous avons tout perdu. Tout ce qui nous reste, c’est le titre de propriété du terrain, mais celui-ci est devenu un terrain vague où sont entreposées des ordures. »

 

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Depuis 2006 et la mise en place d’une nouvelle législation relative à la construction des lieux de culte, tous les responsables d’Eglises à travers l’Indonésie doivent se débattre dans des procédures administratives et réglementaires sans fin. Promulgué par le ministère des Affaires religieuses et celui de l’Intérieur, ce décret détaille des mesures extrêmement précises : pour toute construction d’un lieu de culte, les responsables de communauté doivent fournir les noms et signatures de 90 de leurs fidèles et obtenir le soutien, sous forme de signatures, d’au moins 60 résidents locaux, sans oublier le fait que le projet de construction doit être approuvé par le chef du village.

« Le plus souvent, les résidents locaux disent qu’ils ne veulent pas signer, explique la Rév. Nenoharan. Il y a trois ans, nous avons à nouveau tenté d’obtenir leurs signatures et nous les avons obtenues, mais notre projet a été retoqué par le chef du district, au prétexte qu’il ne voulait pas délivrer de permis de construire pour un lieu de culte. »

En 2005, la pasteur a été physiquement attaquée par des membres du FPI, qui l’ont rouée de coups en la jetant à terre tout en l’insultant, la traitant de « truie » et de « chienne », avant de menacer de la décapiter au cas où elle persévérerait à présider des offices dominicaux.

Malgré toutes ces années de persécution, les fidèles de cette communauté chrétienne ont continué à célébrer le culte dominical, trouvant à se réunir soit chez l’un ou l’autre des membres de la communauté, soit dans un lieu loué pour l’occasion. En 2010, voyant que tous leurs efforts pour obtenir un permis en bonne et due forme échouaient, ils ont décidé de se porter acquéreur d’un local commercial où ils organisent désormais le service religieux.

Mais cette expérience a laissé des marques. « Nous n’essayons plus d’obtenir un permis car cela semble sans espoir », explique la pasteur en précisant que la solution actuelle, celle du local commercial, lui paraît, pour l’heure, être la plus sûre.

Cette communauté protestante n’est pas la seule à être parvenue à la même conclusion : pas moins de dix-huit autres communautés chrétiennes ont élu domicile dans ce modeste centre commercial de Bekasi, la dernière arrivée s’étant installée dans les lieux en août dernier.

 

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Ailleurs, d’autres communautés chrétiennes se sont trouvé dans une situation qui ne leur laissait pas d’autre choix que celui de la clandestinité. En 2010, à Bogor, l’Eglise chrétienne d’Indonésie (GKI) de Taman Yasmin s’est vu interdire d’utiliser son église ; depuis cette date, les croyants se réunissent dans la plus grande discrétion chez l’un ou l’autre pour célébrer le culte. « Nous le faisons en secret. Cela nous empêche d’avoir des ennuis », précise Bona Sigalingging, porte-parole de la GKI de Taman Yasmin. Peu de temps après la révocation de son permis de construire, en 2010, l’église, qui n’était pas encore finie de construire, a été scellée par les autorités locales, empêchant ainsi son accès à quiconque. L’affaire a été portée en justice et est remontée jusqu’à la Cour suprême, laquelle a ordonné la réouverture du lieu de culte, mais la municipalité a ignoré ce jugement, rendant la situation très difficile pour les chrétiens. Depuis 2012, ceux-ci se réunissent deux fois par mois devant le palais présidentiel, à Djakarta, pour y célébrer leur office dominical. Ils agissent ainsi dans l’espoir que le gouvernement central fera respecter la décision de justice rendue en leur faveur, mais, depuis deux ans, rien ne se passe et leur église leur est toujours interdite.

Selon le P. Benny Susetyo, secrétaire national du Setara Institute, le principal problème en ce qui concerne les questions de tolérance religieuse en Indonésie se trouve dans la faiblesse de l’Etat de droit. « Le décret [relatif à la construction des lieux de culte] ne pose pas de problème en soi. Le problème se situe dans sa mise en œuvre », explique ce prêtre catholique. Trop souvent, le décret est utilisé pour persécuter les minorités religieuses. Et les autorités gouvernementales ou locales, ne voulant pas être perçues comme « anti-islamiques », en arrivent souvent à sinon encourager du moins laisser agir des groupes musulmans extrémistes parce qu’ils estiment que la clé de leur réélection se trouve auprès du vote musulman.

« [Nos dirigeants] ne sont pas assez fermes. Même les agents de police se montrent incapables de faire appliquer la loi », poursuit le P. Susetyo, qui est aussi l’ancien secrétaire exécutif de la Commission des Affaires œcuméniques et interreligieuses de la Conférence des évêques d’Indonésie.

A titre d’exemple, le fameux décret litigieux de 2006 ne dit pas clairement si les 60 résidents locaux qui doivent signer pour une demande de permis de construire doivent être des musulmans ou des adeptes d’une autre religion. « Dans les faits, il s’avère que ces 60 signatures doivent être celles de musulmans. Et c’est bien là la difficulté », souligne Bonar Tigor Naipospos, responsable adjoint du Setara Institute.

L’évolution du paysage politique indonésien a grandement contribué à accroître l’influence des groupes islamiques extrémistes sur les gouvernements locaux au sujet des questions telles que les permis de construction des lieux de culte. « A l’époque du régime Suharto, tout était centralisé. Désormais, dans le cadre démocratique qui est le nôtre, la décentralisation a renforcé l’autonomie des acteurs locaux. Les collectivités locales y ont gagné un pouvoir considérable », analyse Bonar Tigor Naipospos.

Le P. Susetyo explique que, dans le cadre du système politique actuel, « s’agissant de la question de la liberté religieuse, les gouvernements locaux sont plus puissants que le gouvernement central ». Et Bonar Tigor Naipospos d’ajouter que « le gouvernement central ne réalise pas que les collectivités locales sont une partie du problème ».

Selon nombre d’observateurs de la scène religieuse indonésienne, la politique menée par le président Susilo Bambang Yudhoyono, qui vient de quitter la présidence de la République après deux mandats et dix ans au pouvoir, a eu un impact négatif sur la liberté religieuse en Indonésie. Lors de la campagne électorale de 2004, Susilo Bambang Yudhoyono s’était aligné sur les groupes musulmans conservateurs ; ce qui a fait qu’une fois élu, les extrémistes musulmans se sont cru autorisés à cibler les églises édifiées sans permis de construire, explique Ahmad Suaedy, directeur exécutif de l’Institut Wahid. « Le président Yudhoyono ne s’est quasiment jamais prononcé sur cette question des permis de construire pour les églises. Il a agi comme si ce problème ne concernait pas son gouvernement. Les autorités ont laissé les groupes radicaux et conservateurs occuper le terrain. Ce faisant, elles ont agi sciemment, en poursuivant un but politique. Et, dans la pratique, il suffit que des radicaux donnent de l’argent à la police pour que celle-ci regarde ailleurs quand une église est détruite ou fermée », poursuit ce responsable musulman.

Selon le Forum chrétien de Djakarta pour les communications, environ 400 églises ont été attaquées, fermées ou incendiées depuis 2007, dont 55 pour les douze derniers mois.

De son côté, le Front des défenseurs de l’islam affirme qu’il est dans l’obligation d’attirer l’attention sur tous ceux qui enfreignent les dispositions édictées dans le décret de 2006. « Que faire si ceux qui sont chargés de faire appliquer la loi ne parviennent pas à régler le problème ? », déclare Habib Muhsin bin Ahmad Al-Attas, président du FPI. « En tant que membres de la société, nous sommes dans l’obligation de signaler ceux qui ne respectent pas la loi, y compris lorsqu’il s’agit d’Eglises. »

Le président du FPI réfute cependant l’affirmation selon laquelle son organisation favoriserait l’intolérance religieuse. « Nous sommes tolérants et nous respectons la diversité. Nous respectons les autres. Nous avons l’esprit de tolérance », affirme-t-il.

Du côté du gouvernement, on reconnaît que les questions liées à la construction des églises restent en suspens, mais on insiste sur le fait que l’on cherche à trouver une solution au problème. « Si un règlement pose une difficulté à une religion ou d’une communauté en particulier, nous allons l’évaluer », déclare le ministre des Affaires religieuses, Lukman Hakim Saifuddin (1), à l’agence Ucanews. « Nous allons étudier et évaluer les affaires au cas par cas. Toutes les parties vont s’asseoir autour d’une table. [Nous] ne devons pas perpétuer des situations où des erreurs ont été commises », ajoute-t-il.

Pour la pasteur Nenoharan, il est difficile de se montrer optimiste et elle ne s’attend pas à ce que le gouvernement central accorde à son Eglise la permission de bâtir pour de bon une église digne de ce nom. « Nous nous sentons vraiment victimes de discrimination de la part des autorités et la population locale, conclut-elle. Tout ce que nous souhaitons, c’est avoir une demeure spéciale pour Dieu. Mais nous ne pouvons rien faire à ce sujet. Nous ne pouvons que nous tourner vers le Seigneur. »

(eda/ra)