Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – On les appelle « les piliers de la nation »

Publié le 07/11/2014




Trois jours après la mort atroce de deux chrétiens pakistanais, brûlés vifs dans un four de la briqueterie où ils travaillaient, des informations émergent sur le contexte dans lequel vivait ce jeune couple, parents de trois enfants. Elles jettent une lumière crue sur les conditions de vie faite aux citoyens de seconde zone …

… que sont les chrétiens dans ce pays, le plus souvent cantonnés à des tâches d’éboueur-balayeur-vidangeur ou aux métiers réservés à ceux qui n’ont rien d’autre que leur force de travail à offrir. Dans les briqueteries, il n’est pas rare que les travailleurs et leurs proches, endettés auprès des propriétaires de celles-ci, vivent dans des conditions proches de l’esclavage.

Selon l’agence Fides, le ministre-président de la province du Pendjab a rendu visite aux familles des deux époux brûlés vifs le 4 novembre dernier à Kot Radha Kishan. Il leur a promis un dédommagement de dix millions de roupies (78 500 euros) et un terrain de dix hectares. Des montants considérables pour des familles qui n’avaient quasiment rien.

Selon Nadeem Anthony, de la Commission des droits de l’homme du Pakistan (HRCP), un organisme indépendant, la mort de Shahzad Masih et de son épouse Shama Bibi, enceinte de son quatrième enfant, n’est liée en aucune façon à un soi-disant délit de profanation du Coran, l’acte qui a mené une foule en colère à lyncher le jeune couple. Elle a voir au fait que Shahzad Masih était endetté auprès du propriétaire de la briqueterie où il travaillait depuis plusieurs années, une dette d’un montant approximatif de 100 000 roupies (785 euros), et que celui-ci avait peur que Shahzad Masih prenne la fuite sans rembourser son dû. La crainte du propriétaire de la briqueterie serait due au fait que le père de Shahzad venait de décéder après avoir travaillé vingt ans à son service et que ce décès aurait pu donner l’idée à son fils de partir ailleurs chercher un sort meilleur. Le jeune couple aurait alors été enfermé pour empêcher toute fuite et l’histoire de la profanation du Coran aurait été montée de toutes pièces, provoquant l’issue funeste que l’on connaît.

A l’AFP, Iqbal Masih, un frère de Shahzad Masih, a expliqué que sa famille « empruntait de l’argent au propriétaire et travaillait en retour pour lui » et que « cela durait ainsi depuis des années ». « Le 3 novembre, le propriétaire a appelé Shahzad et l’a enfermé, de peur qu’il ne s’enfuie pour sauver sa vie », a poursuivi ce proche parent en pleurs.

Au Pakistan, la pratique qui voit des pauvres s’endetter pour se trouver pieds et mains liés à leur employeur est en principe interdite par la loi, mais ce cercle vicieux est fréquent et les organisations spécialisées dénombrent entre un et cinq millions de personnes ainsi réduites à un quasi-esclavage. Le plus souvent, cet état devient héréditaire, les parents n’ayant pas les moyens d’envoyer leurs enfants à l’école. Pour changer d’employeur, les chefs de famille n’ont d’autre recours que de rembourser leur dette en empruntant auprès d’un nouvel employeur auprès duquel ils se trouvent à nouveau en situation de dépendance. Dans le pays, on les appelle « les piliers de la construction » ; ils fabriquent des briques du matin au soir pour nourrir le secteur du bâtiment et la croissance économique du pays.

Dans le quotidien Dawn, l’un des plus influents journaux anglophones du pays, la bloggeuse et avocate Rafia Zakaria a fait paraître la tribune ci-dessous. Parue sous le titre « The bloodstained bricks that build the nation », elle est datée du 7 novembre 2014. La traduction est de la Rédaction d’Eglises d’Asie.

 

 

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Shahzad Masih et de son épouse Shama Bibi devant l’objectif du photographe. Photo non datée.
Crédit : DR

 

 

Les briques tâchées de sang qui font notre nation

« Ils pétrissent la terre et façonnent les briques qui servent à construire la nation. Avant même de savoir lire, écrire ou rêver, ceux qui travaillent dans les briqueteries savent comment mélanger l’argile et le sable, fouler au pied ce matériau pour lui donner une forme de brique.

La terre cuite est la seule chose qui existe pour eux, il s’en glisse dans chacun des plis des vêtements qu’ils portent, elle s’infiltre dans les crevasses de la plante de leurs pieds nus, dans leurs yeux et dans leurs cheveux.

Dans un Pakistan où n’en finissent pas de s’élever toujours plus haut des demeures fastueuses, eux connaissent une existence on ne peut plus terre à terre, eux qui sont littéralement attachés à la terre, à cette terre du Pakistan dont l’amour est proclamé par tous. Mais cette terre ne leur appartient pas, et il existe un esclavage créé par cette terre et celui à qui elle appartient, ce propriétaire qui est aussi le propriétaire de ces personnes. Chaque jour, plus d’un million de travailleurs, hommes, femmes et enfants, façonnent les briques qui font la nation.

C’est une nation indifférente et, mardi dernier, elle a fourni une autre preuve de cette indifférence à l’égard de ceux dont le travail, et tout ce que celui-ci représente, est inscrit dans les murs qui leurs servent d’abris.

A Kot Radha Kishan, à cent kilomètres à peine des lumières et du faste de Lahore, le propriétaire d’une briqueterie était en colère. Cent mille roupies lui étaient dues, une somme bien supérieure à la valeur de la vie des hommes et des femmes qui travaillent d’arrache-pied tous les jours pour sa briqueterie. La cible de sa colère s’est portée sur Shama et Shahzad, un couple de jeunes chrétiens.

Sur la photo que l’on a d’eux et qui est maintenant reproduite ces jours-ci dans de nombreux journaux à travers le monde (NDLR : voir ci-dessus), le jeune couple fixe l’appareil photo avec de grands yeux écarquillés et sidérés. Ils ont revêtus leurs habits les plus propres et leurs plus belles parures – les seules choses qui n’aient pas été souillées par la terre ocre, cette terre qu’ils côtoient de l’aube au crépuscule. Derrière eux, le photographe a posté une vaste peinture d’un lac tranquille où l’on distingue des cygnes nageant avec grâce.

C’est peut-être le couple lui-même qui a choisi cette toile de fond, exempte de toute tache couleur terre et signe de leur refus des limites étroites où la vie les a cantonnés. Sur la photo, il n’y a aucun indice de leur condamnation à venir, de l’horreur de leurs derniers instants.

Aujourd’hui, les déclarations tombent les unes après les autres, comme autant d’actes d’indignation face à cette tragédie. Les puissants prennent la parole les uns à la suite des autres. Au Pakistan, les puissants sont experts dès lors qu’il s’agit de harceler les pauvres, et les pauvres ne rechignent pas à faire porter le poids des reproches formulés par les riches et les puissants sur le dos de leurs semblables.

Shama et Shahzad ont été accusés de profaner le Coran et un groupe d’un millier d’hommes, en colère et impossibles à arrêter, leur est tombé dessus. Terrifiés, Shama et Shahzad ont tenté de fuir et se sont enfermés dans une pièce, illusoire refuge dont la porte et le toit ne tarda pas à céder sous la rage de la foule en colère. Le couple fut tiré en dehors de la pièce.

La torture publique de Shama et de son mari commença alors. Ils furent roués de coups de poing et de coups de pied. Personne ne pouvait arrêter la foule sous peine d’être à son tour frappé. On rapporte que les policiers qui sont arrivés sur le lieu de la torture ont tenté d’aider Shama et Shahzad mais qu’ils n’étaient pas assez nombreux.

On sait qu’ils ne pouvaient pas les sauver ou bien qu’ils ne les ont pas sauvés.

La foule, comme un animal fou furieux et enragé, assoiffée de sang et de mort, traversa le village. Les corps mutilés de Shama et de Shahzad Masih furent portés jusqu’à la briqueterie où ils travaillaient.

Là, ils ont été poussés dans le four qui cuit la terre pour en faire des briques, les briques des bâtiments du Pakistan.

Battus de partout, respirant probablement encore, ils ont été jetés dans le four à briques, leurs corps passant du feu de la condamnation au feu de la mort.

L’assassinat de Shama et Shahzad n’est pas un crime silencieux ou un crime que personne n’a vu. Il ne s’est pas déroulé à la faveur de l’obscurité de la nuit. Les assassins ne se sont pas cachés de leur acte criminel et ils ne sont pas inquiétés d’une éventuelle arrestation.

Il y en a tellement des comme ça. Peut-être, comme des loups après la curée, se sont-ils attardés autour de la scène de leur triomphe. On parle d’une foule meurtrière, s’offrant la satisfaction de l’anéantissement sans l’once d’une mauvaise conscience.

Shama et Shahzad ne sont pas morts parce qu’ils façonnaient des briques qui servaient à bâtir la nation. Ils sont des millions comme eux deux, ces ouvriers des briqueteries que l’on ne voit pas, dont la misère est présente dans les murs de toutes les maisons, dans le cœur de toutes les demeures d’un pays qui s’en fiche.

Les briques qu’ils fabriquaient n’ont pas pu les protéger de leurs assassins, elles n’ont été d’aucun secours contre la colère de Pakistanais qui aiment la mort et chérissent le déni.

Le cœur des briques qu’ils fabriquaient bat dans des maisons et des demeures ; ces briques sont aujourd’hui même les témoins silencieux de moments de douce insouciance et de joie profonde ; elles sont aussi les complices de la condamnation qui s’est abattue sur Shama et Shahzad. »

(eda/ra)