Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Un nouveau massacre commis à l’encontre de la minorité Rohingya

Publié le 06/03/2014




Début janvier, dans une bourgade proche de la frontière avec le Bangladesh, une quarantaine de Rohingyas, minorité musulmane à qui les autorités birmanes nient l’accès à la citoyenneté du Myanmar, ont été tués dans des circonstances non complètement élucidées mais qui laissent penser …

à une implication des forces de sécurité locales et de leurs affidés. Avec les élections de 2015 en ligne de mire, les prêches de moines bouddhistes extrémistes continuent d’entretenir un climat propice aux tensions interreligieuses. L’article ci-dessous, paru le 1er mars 2014 dans le New York Times, revient sur le massacre commis dans le village de Du Chee Yar Tan et analyse les éléments sous-jacents, en matière électorale notamment, à ces violences. La traduction est de la Rédaction d’Eglises d’Asie.

 

La lune éclairait faiblement la nuit, ce 13 janvier 2014, quand Zaw Patha a vu des hommes enlever son fils aîné, Mohmach, 15 ans ; elle se trouvait dans sa maison de bambou, à quelques mètres de la cahutte qui faisait office de boutique et constituait le gagne-pain de la famille, où dormait son fils pour la préserver d’éventuels voleurs. Elle a seulement eu le temps de voir que les hommes qui se sont saisi de son fils lui ont asséné un violent coup de crosse, le faisant tomber à terre. Après, terrifiée, elle a pris la fuite, en allant se cacher dans les rizières. Aujourd’hui, elle suppose que son fils a été tué.

Trois maisons plus loin, Zoya, vêtue de la traditionnelle abaya noire, montre les dégâts occasionnés à la porte de son habitation lorsque celle-ci a été investie par des hommes en armes, qui ont agi de nuit et battu son fils Mohamed, âgé de 14 ans. Elle aussi n’a plus entendu parler de son fils.

Le récit de ces deux villageoises vient corroborer un rapport de l’ONU sur l’attaque dont le village de Du Chee Yar Tan a été la cible cette nuit-là, attaque qui a causé la mort d’au moins 40 personnes, hommes, femmes et enfants, et qui constitue l’un des épisodes les plus meurtriers des violences exercées de longue date à l’encontre de la minorité musulmane des Rohingyas. Selon les Nations Unies, ces personnes ont été tuées par des éléments des forces de sécurité locales et par des civils du groupe ethnique des Rakhines (Arakanais), la minorité rivale des Rohingyas, dont beaucoup adhèrent à une idéologie bouddhistes extrémiste ; l’attaque aurait été menée en représailles au kidnapping d’un policier arakanais par des Rohingyas.

Soucieux de préserver son image internationale et de ne pas faire fuir les investisseurs étrangers, le gouvernement birman dément qu’une telle attaque s’est produite dans ce village entourée de rizières et situé à la frontière du Myanmar avec le Bangladesh, à quelques cinq heures de bateau sur le fleuve Kaladan à partir de Sittwe, capitale de l’Etat Rakhine. La commission officielle des droits de l’homme a estimé la nouvelle « invérifiable et non confirmée ».

Selon les Nations Unies, ce qui s’est passé le 13 janvier dernier à Du Chee Yar Tan est au contraire symptomatique de la violence croissante exercée à l’encontre des Rohingyas de Birmanie, une minorité estimée à 1,3 million de personnes auxquelles les lois du Myanmar dénient l’accès à la citoyenneté.

L’enquête des Nations Unies n’a pas été rendue publique. Elle fait notamment état de ce qu’ont découvert cinq musulmans qui se sont introduits en cachette dans le village après l’attaque, à savoir les têtes coupées d’au moins dix Rohingyas, retrouvées dans un réservoir d’eau et dont certaines étaient des têtes d’enfants. Un de ces cinq musulmans était si choqué par cette découverte qu’il n’a pas voulu croire ce que ses yeux lui montraient, au point de tendre le bras et toucher de la main les têtes immergées dans l’eau pour s’assurer de ce qu’il voyait.

Ce nouveau massacre fait figure de test pour le gouvernement birman, qui jusqu’ici s’est montré plus disposé à approfondir les réformes politiques et économiques initiées par les ex-militaires au pouvoir qu’à restreindre l’action des bouddhistes radicaux. Le gouvernement central a confirmé les mesures prises par les autorités locales, notamment en ce qui concerne les très sévères restrictions imposées aux musulmans dans l’Etat Rakhine – où vit la majeure partie des Rohingyas de Birmanie –, que ce soit en matière de liberté de mouvement ou d’accès aux services les plus basiques.

Ces violences sanglantes constituent aussi une difficulté pour les pays occidentaux qui n’ont pas été avare de leur aide et de leur soutien pour gagner les faveurs d’une démocratie naissante et d’un pays riche en ressources naturelles. Or, les inquiétudes de ces pays au sujet des violences envers les Rohingyas ont le plus souvent été passées sous silence ou presque, les diplomates expliquant qu’ils s’attachaient à persuader le gouvernement birman de réformer son attitude.

[Le 28 février 2014], la répression à l’encontre de la minorité musulmane ne montrait pas de signes de relâchement, au contraire puisque Médecins sans frontières, qui est la principale ONG engagée dans l’aide humanitaire auprès des Rohingyas, s’est vu interdire de poursuivre son travail sur place. Parmi les nombreux points reprochés à l’organisation humanitaire par les autorités birmanes figure celui d’employer trop de Rohingyas.

Des dizaines de milliers de Rohingyas croupissent pourtant dans des camps depuis 2012. Dans ce pays très majoritairement bouddhiste, les membres de cette minorité sont traités avec mépris et leur sort dans les camps n’a rien d’enviable : ils ne peuvent les quitter, pas même pour travailler. Dans les villages comme Du Chee Yar Tan, ceux qui ont été autorisés à demeurer sur place sont à la merci des autorités locales, lesquelles sont souvent influencées par les moines bouddhistes extrémistes qui profitent des libertés récemment acquises pour prêcher la haine des musulmans.

Le massacre commis début janvier est très gênant pour le gouvernement birman. Il intervient en effet au moment où le pays prend la présidence de l’ASEAN. Et de fait, les autorités sont sur le qui-vive : les deux journalistes du New York Times et le photographe qui les accompagnait pour enquêter sur cette affaire ont été interpellés et brièvement détenus lors de la visite à Du Chee Yar Tan.

Après la flambée de violences de 2012, à Sittwe notamment où le quartier musulman est parti en flammes et où trois cent morts ont été recensés – en très grande majorité, des musulmans –, le président Thein Sein avait déclaré que la plupart des Rohingyas présents en Birmanie étaient des immigrés clandestins, quand bien même certains sont installés là depuis plusieurs générations. La solution qu’il préconisait était que les Nations Unies organisent leur déportation hors du pays.

Aung San Suu Kyi, prix Nobel de la paix et leader de l’opposition, est rarement interrogée par les médias domestiques au sujet des discriminations dont les Rohingyas font l’objet – tout simplement car celles-ci ne font pas débat en Birmanie mais sont au contraire largement acceptées. Devant les médias étrangers, elle a justifié son absence de prise de position en expliquant que prendre partie ne ferait qu’exacerber les tensions. Une explication que même ses partisans occidentaux estiment être calculée de manière à éviter de perdre des voix lors des élections prévues en 2015.

Ces deux dernières années, les Rohingyas n’ont pas été les seuls musulmans de Birmanie à connaître des attaques mais l’animosité qui s’exprime à leur endroit est particulièrement violente. Bon nombre d’entre eux ont été installés dans le pays du temps du colonisateur britannique, et les membres de l’ethnie birmane les considèrent comme des étrangers illégaux venus de ce qui est aujourd’hui le voisin bangladais.

Environ 140 000 Rohingyas déplacés par les attaques menées en 2012 vivent encore aujourd’hui dans une vingtaine de camps répartis autour de Sittwe, un centre commerçant plutôt alangui. Très largement dépendant de l’aide humanitaire internationale, dont les organisations sont souvent en butte à l’hostilité de l’administration locale, les Rohingyas y vivent comme en prison. D’ailleurs, les membres des ONG actives sur place qualifient ces camps de plus vaste prison à ciel ouvert de la planète.

Contacté par téléphone, U Ye Htut, porte-parole du président, déclare que les plans de l’an dernier pour « le relogement et la réhabilitation » des occupants des camps ont dû être suspendus car « les Bengalis s’y opposaient et ont jeté des pierres ». En utilisant le terme ‘Bengali’, qui est le mot le plus souvent employé au Myanmar pour désigner les Rohingyas, il indiquait sa conviction que les Rohingyas sont des ressortissants du Bangladesh.

Sur 18 circonscriptions administratives de l’Etat Rakhine, sept ont interdit aux musulmans l’accès à leurs hôpitaux, expliquent des membres d’ONG occidentales. Un récent rapport de Fortify Rights, un groupe qui se fait l’avocat des Rohingyas, détaille les mesures discriminatoires prises par les autorités locales, mesures qui sont d’autant plus sévères que ces autorités apparaissent désireuses de chasser les Rohingyas des territoires dont elles ont la charge. Une dizaine de documents portant sur la période 1993-2008 montre les efforts de l’administration pour ralentir la croissance démographique des Rohingyas (avec des restrictions au mariage et une limitation des naissances). Selon le porte-parole présidentiel, le rapport de Fortify Rights présente « des vues univoques à propos des Bengalis ».

La seule issue de secours qui s’offrent aux Rohingyas parqués dans les camps est la fuite par voie de mer. L’an dernier, 80 000 hommes, femmes et enfants Rohingyas auraient entrepris le dangereux voyage vers la Thaïlande et la Malaisie, ou bien encore vers le Bangladesh. Des bateaux ont chaviré, il y a eu de nombreux noyés et, pour ceux qui ont réussi la traversée, à leur arrivée en Thaïlande, c’est souvent un séjour en camp de rétention qui les attend, témoigne Chris Lewa, directrice d’Arakan Project, une ONG humanitaire venant en aide aux Rohingyas. « Mais ils estiment que le risque vaut la peine d’être couru », précise-t-elle.

(…)

Du côté de la minorité Rakhine, la crainte est de se voir submergé démographiquement par les Rohingyas, analyse Kyaw San Wai, chercheur birman à la S. Rajaratnam School of International Studies de Singapour. Représentant une population d’environ 2,1 millions de personnes, très fière de son passé ancien et du royaume disparu de l’Arakan, les membres de la minorité Rakhine sont bouddhistes et partagent avec les bouddhistes du reste du pays un même sentiment antimusulman.

Les statistiques démographiques sont pourtant imprécises, le dernier recensement remontant à 1983. Les chiffres les plus souvent cités sont que 89 % des quelque 55 millions d’habitants du Myanmar sont bouddhistes, la part des musulmans étant de 4 % – les Rohingyas étant compris dans ce pourcentage. Selon les experts, la crainte des bouddhistes d’être submergés par les musulmans ne correspond donc pas à la réalité des chiffres mais elle est néanmoins une réalité ancrée dans les mentalités. « Chez les bouddhistes, l’idée commune est que le bouddhisme va disparaître », écrit Kyaw San Wai.

Mais si la probabilité de voir les musulmans parvenir au pouvoir dans le pays n’est pas réaliste, leur nombre est suffisamment significatif dans l’Etat Rakhine pour que leur poids politique soit réel. Lors des élections législatives de 2010, le gouvernement central avait accepté que les Rohingyas votent, alors même que la citoyenneté leur était niée, et ce qui est sorti des urnes montre que la situation est très fragile, explique Khaing Pyi Soe, un haut responsable du Rakhine Nationalities Development Party. A Sittwe, le candidat Rakhine avait réuni 52 % des suffrages, pour 48 % des voix pour le candidat Rohingya.

Selon Khaing Pyi Soe et d’autres personnalités Rakhine, les Rohingyas ne doivent pas être autorisés à prendre part aux élections de l’an prochain car, du fait du sous-développement économique de l’Etat Rakhine, de nombreux jeunes Rakhines ont quitté la région pour aller trouver du travail ailleurs et il est fort probable que les résultats de 2010 puissent s’inverser [en 2015].

Dans les semaines qui ont précédé l’attaque sur Du Chee Yar Tan, les moines du mouvement radical 969 étaient en visite dans une localité proche. Ces moines, qui sont tolérés par le gouvernement central, voire admirés par certains de ses responsables, ont attisé les sentiments antimusulmans partout dans le pays.

Selon les experts, il n’est pas possible d’établir de liens directs entre le passage des moines et le massacre de début janvier mais il est clair que leurs discours de haine ont pénétré la population Rakhine, au point qu’aujourd’hui les éléments modérés chez les Rakhine estiment qu’il est plus prudent de ne rien dire et qu’il serait contreproductif de parler de réconciliation.

Les Nations Unies tout comme les Etats-Unis maintiennent la pression sur le Myanmar et le gouvernement birman a répondu en diligentant deux enquêtes sur ce qui s’est passé à Du Chee Yar Tan ; une troisième enquête est en cours et, parmi les enquêteurs, figure un musulman – un musulman qui n’est pas un Royingya. Dans le rapport des Nations Unies figure un fait qui va peut-être compliquer la situation pour Naypyidaw : dans les heures qui ont suivi le massacre, des habitants de villages alentour ont aperçu des membres des forces de l’ordre Rakhine emporter une vingtaine de corps dans des collines avoisinantes, probablement pour cacher leurs exactions. Immédiatement après l’attaque, 22 villageois traumatisés et blessés ont cherché de l’aide auprès de Médecins sans frontières. Parmi eux se trouvaient des femmes traumatisées par ce qu’elles avaient vu, d’autres étaient blessées. Depuis, certains sont retournés sur place, pour trouver leurs biens pillés ou détruits, leur bétail volé. Sur les murs de l’école, un liquide rouge sang a été répandu, comme une mise en garde. « Dans une certaine mesure, je peux comprendre l’inquiétude des Rakhines à propos de la croissance démographique de la population Rohingya ; ils vivent juste à côté du Bangladesh, témoigne un travailleur humanitaire étranger, mais, en même temps, il n’est pas possible de se débarrasser de 1,3 million de personnes. »