Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – La situation des minorités tamoule et musulmane à Sri Lanka depuis la fin de la guerre

Publié le 19/12/2014




La victoire de l’armée sri-lankaise en mai 2009 a mis fin à plusieurs décennies de guerre opposant l’Etat central sri-lankais aux séparatistes du Liberation Tigers of Tamil Eelam (LTTE). Si officiellement, la population civile tamoule a été libérée et l’unité nationale restaurée, il n’en reste pas moins que le traitement réservé aux civils tamouls a soulevé des questions.

En effet, le bombardement continu par l’armée d’espaces où se concentraient de fortes densités de civils tamouls, puis l’internement de 280 000 Tamouls dans des camps de détention, ont renforcé leur mal-être (Madavan, 2011). Le non-respect évident des droits de l’homme et des règlements internationaux protégeant les déplacés de guerre a également été dénoncé par des ONG comme Médecins Sans Frontières ou Human Rights Watch. Le président Rajapaksa rejette ces accusations et se présente comme un champion de la lutte contre le terrorisme sur la scène internationale. Cinq après la fin de la guerre, le mince espoir que le président Rajapaksa engage une politique de réconciliation nationale a disparu. En effet, malgré son engagement auprès de l’ONU, le gouvernement sri-lankais n’a pas mis en œuvre les conclusions de la commission nationale de réconciliation (Lessons Learnt and Reconciliation Commission). Cette attitude a conduit la communauté internationale à faire pression sur Colombo en essayant de passer des résolutions à l’ONU pour rendre justice aux victimes des crimes de guerre perpétrés par les deux belligérants.

Sur la scène intérieure, depuis 2009, le gouvernement de Rajapaksa s’est rendu coupable de nombreuses atteintes aux droits des civils et notamment des minorités. Les défenseurs des droits de l’homme, des journalistes et des membres de la société civile qui critiquent le gouvernement ont été régulièrement menacés et harcelés. Les atteintes aux droits des Tamouls et des musulmans ont conduit le Sri Lankan Muslim Congress (SLMC) et le Chief Minister de la Province du Nord, représentants des deux principales minorités du pays, à faire part officiellement de leurs griefs auprès des représentants du Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés. Dans un contexte de forte militarisation de la Province du Nord et de violences commises à l’encontre des minorités, le voyage du pape à Sri Lanka s’annonce très sensible.

Les conséquences de la militarisation de la Province du Nord

La Province du Nord est la seule province de Sri Lanka où les Tamouls représentent plus de 80 % de la population (voir carte ci-dessus). Malgré l’écrasante victoire du Tamil National Alliance (TNA), principal parti tamoul et non allié à la coalition gouvernementale, qui a remporté en septembre 2013 la majorité des sièges lors de l’élection du Conseil provincial du Nord, le pouvoir central garde la main sur le développement économique.

Malgré les déclarations du gouvernement, qui prétend que la présence de l’armée dans le Nord et l’Est de l’île a été réduite, cette dernière est omniprésente dans ces provinces à majorité tamoule. Plusieurs rapports de militants de la société civile et de défenseurs des droits de l’homme attestent notamment de l’expansion des camps militaires sans aucune compensation pour les civils. En plus des questions foncières dans le Nord, la présence massive de l’armée continue d’affecter fortement la vie quotidienne des civils. Aux questions foncières, s’ajoutent les violences perpétrées à l’encontre des femmes et des enfants, les disparitions et les violences sexuelles dont ont été victimes des Tamouls détenus par les forces de sécurité sri-lankaises dans la Province du Nord.

La question foncière et la difficile réinstallation des personnes déplacées

De nombreuses familles qui ont été déplacées pendant la guerre n’ont pas pu encore rentrer chez elles à cause de l’occupation par l’armée de terrains privés ou agricoles. Officiellement, l’état-major militaire invoque des considérations de sécurité et l’intérêt public pour légitimer l’occupation de ces grandes étendues de terres (6 381 hectares, soit les 2/3 de la surface de la ville de Colombo). Mais plusieurs terrains saisis par l’armée sont dans les faits utilisés à des fins commerciales et économiques, y compris hôtelières. Le Thalsevana Holiday Resort à Kankasanthurai, qui est géré par l’armée de Sri Lanka, en est un parfait exemple. Cette occupation est contestée à la fois politiquement et juridiquement, avec plus de 2 000 personnes ayant déposé une plainte devant la Cour d’appel, et quelques autres ayant déposé une plainte devant la Cour suprême. Les plaignants craignent surtout que l’armée ne s’installe de manière permanente dans la région.

La réinstallation des personnes déplacées pose aussi d’autres problèmes complexes, car leurs terres sont souvent en possession d’autres occupants. L’armée, qui garde la haute main sur le processus, tend à favoriser l’installation de Cinghalais. Les titres de propriété ou les baux accordés par l’Etat ont été souvent perdus ou détruits dans la tourmente. Les autorités rechignent à accorder des certificats de décès aux survivants pour leur permettre d’hériter. Les destructions liées à la guerre ont aussi fait disparaître les repères de bornage. Des familles cinghalaises se voient par contre offrir des terrains, de l’argent et même des postes dans la fonction publique si elles acceptent de quitter leur village dans le sud de l’île pour s’installer dans la Province du Nord. Cette politique attise les tensions. Raveendra, Government Agent du District Secretary de Mannar, a refusé d’installer 500 Cinghalais dans le Musalai Divisional Secretary, avant que tous les déplacés musulmans qui vivaient là à l’origine soient réinstallés, conformément aux recommandations de la LLRC. Raveendra a été transféré le 12 juillet 2013 et remplacé par Deshapriya, un ancien responsable militaire, qui a été chargé de favoriser l’installation des 500 Cinghalais.

Il y a également eu une rapide colonisation cinghalaise favorisée par le gouvernement à Vavuniya (Thalabosgama et Namalgama) et dans Mullaitheevu (Welioya). Plus de 10 000 familles cinghalaises ont été installées et d’importants travaux de développement d’infrastructures ont été réalisés dans ces nouvelles colonies. Selon plusieurs rapports, l’armée amène des Cinghalais par bus et leur donne des titres de propriété sans même en informer les responsables administratifs de la province. La politique menée par Colombo confirme la volonté du gouvernement de préserver une forte présence militaire dans le nord, de renforcer le pouvoir central sur le pouvoir provincial et de changer progressivement le poids démographique des différentes communautés.

Violences sexuelles commises à l’encontre d’hommes, de femmes et de mineurs

Cinq années après la fin de la guerre, la situation des femmes et les enfants demeure précaire.

Dans le Nord, de nombreuses femmes sont désormais chefs de famille en raison de leur veuvage, de l’emprisonnement de leur époux ou de l’abandon du domicile conjugal. Selon un rapport de 2013 cité par l’IRIN, 59 000 foyers auraient pour chef de famille une femme. Plusieurs autres rapports (Watchdog, 2013 et International Crisis Group, 2011) mentionnent une insécurité croissante dans le Nord et des agressions à caractère sexuel. Entre janvier et septembre 2013, quatre mineurs âgés de 7-8 ans ont été agressés sexuellement par un militaire ou un membre de leur communauté à Kilinochchi et Vavuniya.

En outre, des femmes vivant seules sont harcellées par des appels anonymes, des sms sexuellement explicites ou des visites noctures par des membres des forces de sécurité sri-lankaises. Ce harcèlement se déclenche en général après l’enregistrement auprès du personnel de l’armée ou des responsables des services de renseignement. La majorité des agresseurs est directement liée au gouvernement. Par conséquent, les militaires et les paramilitaires ne sont pas inquiétés et sont rapidement libérés grâce à l’impunité dont ils bénéficient.

Dans un autre rapport, datant de 2013, Human Rights Watch dénonce les violences sexuelles et les autres formes de tortures pratiquées par le Service d’enquête sur le terrorisme (TID) et d’autres forces de sécurité. Ce rapport détaille 75 cas de viol et d’abus sexuels présumés entre 2006 à 2012 qui se sont déroulés dans des centres de détention officiels ou secrets.

Dans les cas documentés par Human Rights Watch, des hommes et des femmes ont déclaré avoir été violés pendant plusieurs jours, souvent par plusieurs personnes, avec la participation fréquente de membres de l’armée, de la police et de groupes paramilitaires pro-gouvernementaux. Les témoignages recueillis décrivent des sévices sexuels répétés par différentes personnes et durant plusieurs jours avec la participation de membres des groupes paramilitaires ou de soldats de l’armée sri-lankaise.

Pour toutes ces raisons, le Chief Minister de la Province du Nord, Vigneswaran, a exhorté le gouvernement à démilitariser la province, car la forte présence militaire y est perçue comme une force oppressive et hostile et un frein au processus de réconciliation.

Le cas des disparitions

Selon un rapport de l’IRIN, les disparitions ont eu lieu à une grande échelle durant la dernière phrase de la guerre, entre 2006 et 2009, en particulier lors de la reddition des séparatistes. Ainsi, un prêtre catholique et plusieurs dirigeants des LTTE ont disparu. Dans un documentaire de Channel 4, deux cas de disparitions notoires sont cités : la présentatrice de la chaine phare des LTTE et un jeune combattant des LTTE arrêté et porté disparu alors que sa mère l’aurait aperçu en photographie sur un document de promotion des camps de réhabilitation. A cette liste de disparus, s’ajoutent de nombreux journalistes, défenseurs des droits de l’homme et travailleurs humanitaires.

La Commission présidentielle d’enquête sur les disparus dans les Provinces du Nord et de l’Est, mise en place à la veille du sommet du Commonwealth organisé à Colombo en novembre 2013, avait reçu un mandat de six mois pour examiner les cas de disparition entre 1990-2009. Environ 16 000 plaintes ont été enregistrées. Alors que cette dernière siégeait, des fonctionnaires, prétendant représenter cette commission, se sont rendus aux domiciles des personnes sur le point de déposer un dossier afin d’enregistrer leurs données personnelles et celles des disparus, et elles leur ont proposé une somme d’argent ainsi qu’un certificat de décès contre le retrait de leur plainte.

Les musulmans : la nouvelle cible des extrémistes bouddhistes

Définition et implantation de la communauté musulmane sri-lankaise

Avec près de 9,4 % de la population en 2012, la communauté musulmane est la deuxième minorité du pays, derrière les Tamouls. Les deux tiers de la communauté musulmane sont établis au nord-ouest et dans l’est de l’île, au contact des populations tamoules avec lesquelles ils partagent la langue et un système de parenté matrilinéaire. Les autres constituent une minorité souvent bilingue voire trilingue dans les villes et les bourgades du centre et du sud-ouest. Contrairement aux Tamouls et aux Cinghalais, les musulmans considèrent que ce n’est pas leur langue mais leur religion qui détermine leur appartenance communautaire. Ils souhaitent ainsi préserver l’unité de la communauté musulmane (oumma). Les musulmans sont reconnus officiellement par l’Etat sri-lankais comme un groupe ethnique distinct dans les recensements.

Les persécutions par les groupes extrémistes bouddhistes

Depuis la fin de la guerre, deux groupes extrémistes – le Sihala Ravaya (Sinhalese Roar ou rugissement singhalais) et le Bodu Bala Sena (BBS, Buddhist Power Force ou ‘Puissante force bouddhiste’) – présentent les musulmans comme une nouvelle menace pour le rayonnement de la culture cinghalo-bouddhiste.

Selon le secrétaire général du BBS, Galagodaatthe Gnanasara Thero, les musulmans et les autres minorités peuvent vivre à Sri Lanka s’ils le souhaitent, mais seulement comme des citoyens de seconde classe, sous la domination des Cinghalais bouddhistes. Le BBS s’est efforcé de diaboliser la minorité musulmane. Il a mené une campagne de mensonges et de rumeurs contre les musulmans sur Internet et par sms et organisé des manifestations antimusulmanes. Le BBS affirme ainsi que les musulmans tentent de convertir les Cinghalais, construisent de nombreuses mosquées dans le pays ou qu’ils tentent de stériliser les femmes bouddhistes en leur vendant des produits empoisonnés. Les moines militants du BBS attaquent aussi les croyances religieuses, les rituels et les lieux de culte des musulmans. Depuis 2012, des groupes menés par des moines du BBS ont attaqué plusieurs mosquées et des magasins détenus par des musulmans. Sous la pression du BBS, Sri Lanka a interdit l’étiquetage halal pour la viande vendue dans l’île.

L’inaction des autorités pour défendre les musulmans

L’action du BBS est publiquement soutenue par plusieurs membres du gouvernement, dont Gotabhaya Rajapaksa (frère du président et ministre de la Défense). Ce dernier considère que les moines BBS sont ceux qui protègent « notre pays, notre religion, notre race ». Le BBS agit en toute impunité. Les musulmans sont ainsi explicitement présentés comme le nouvel ennemi et les opposants du BBS sont vite catalogués en tant que « traitres à la nation ».

Au lieu de défendre les victimes de ces extrémistes, le gouvernement a emprisonné le 2 mai 2013, en invoquant la Loi relative à la prévention du terrorisme (PTA), un des leaders politiques musulmans, Azath Salley qui dénonçait les dérives islamophobes de l’organisation bouddhiste intégriste. Par ailleurs, les manifestations pacifiques menées à Colombo pour dénoncer le développement de la haine dans l’île ont également mis en lumière des intimidations de la part des forces de l’ordre et des militants BBS. Plusieurs manifestants ont été photographiés contre leur gré par le BBS et la police a également arrêté des manifestants sans motif. Ces nombreuses attaques contre les musulmans ont conduit le SLMC à remettre un rapport aux Nations Unies pour dénoncer les violations des droits de l’homme dont sont victimes les musulmans.

Répression contre les voix dissidentes

Le gouvernement de Mahinda Rajapaksa tente systématiquement de réduire au silence les personnes et les institutions qui appellent à suivre une autre voie pour favoriser la réconciliation et la coexistence.

La plupart des médias sri-lankais demeurent sous la coupe des autorités, et ces dernières s’en prennent aux organes restés indépendants et qui dénoncent les politiques officielles ou l’attitude du gouvernement pendant le conflit armé.

Des détracteurs du gouvernement ont fait l’objet d’intimidations verbales et physiques ; certains ont été attaqués, et même tués. Les journalistes, qui émettent des contenus critiques vis-à-vis du pouvoir, continuent de faire l’objet d’actes d’intimidation, de menaces et d’attaques. Depuis 2006, plusieurs dizaines de journalistes ont été tués, alors que beaucoup d’autres ont été contraints de quitter le pays suite aux menaces reçues.

Les magistrats ont aussi été visés par la répression. L’indépendance de l’appareil judiciaire est mise à mal par l’attitude des autorités, qui menacent les juges rendant des jugements en faveur des victimes de violations des droits de l’homme. La tension a été à son comble en janvier 2013 lorsque la présidente de la Cour suprême, Shirani Bandaranayake, a été destituée pour faute, et ce malgré un arrêt de la Cour suprême déclarant inconstitutionnelle la procédure de destitution.

Enfin, le gouvernement multiplie les arrestations des défenseurs des droits de l’homme pour les faire taire. Ruki Fernando et le prêtre catholique Praveen, deux défenseurs des droits de l’homme, ont été arrêtés à Kilinochchi le 16 mars 2014 et ont été détenus sans être officiellement accusés, au titre de la Loi relative à la prévention du terrorisme (PTA). Le Service d’enquête sur le terrorisme (TID) a arrêté et interrogé Ruki Fernando et le P. Praveen Mahesan, parce qu’ils ont tenté de veiller au bien-être de Balendran Vithushaini, une fillette de 13 ans, dont le placement provisoire avait été ordonné à la suite de l’arrestation de sa mère, Balendran Jeyakumari, le 13 mars. La mère, comme la fille, luttent activement contre les disparitions forcées à Sri Lanka et elles ont été mises en avant dans les médias internationaux qui ont couverts les manifestations organisées par les familles des disparus, à Jaffna en novembre 2013, lors d’une visite du Premier ministre britannique David Cameron. Selon le porte-parole de la police sri-lankaise, ces défenseurs des droits de l’homme ont été inculpés de « tentative de générer de l’instabilité entre les communautés » et de « promotion du séparatisme », au titre de la Loi relative à la prévention du terrorisme (PTA).

L’arrestation des militants pacifiques, connus pour leurs activités en faveur des victimes de violences issues de toutes les communautés ethniques, ne permettra pas de renouer la confiance ni de rétablir les relations entre communautés mises à mal par la guerre

Conclusion

La situation à Sri Lanka est préoccupante à plus d’un titre. Le gouvernement de Rajapaksa a développé une politique populiste et la haine de l’autre pour conserver le pouvoir. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les Tamouls du Nord et de l’Est mais les minorités en général (musulmans, chrétiens, Tamouls des plantations) qui sont ciblés. Le soutien implicite du gouvernement à l’action du BBS, la répression des voix dissidents et les violations des principaux droits des citoyens sont inquiétants. Enfin, l’organisation des élections présidentielles le 8 janvier 2015 ne semble pas être une occasion pour les minorités de faire entendre leurs griefs. Les deux candidats, Rajapaksa et son ancien ministre Sirisena ont obtenu le soutien de deux clans de moines bouddhistes extrémistes (le BBS pour Rajapaksa et le JHU pour Sirisena) ouvertement hostiles aux minorités. Il est peu probable que les électeurs tamouls et musulmansse se retrouvent dans l’un de ces deux candidats.

Delon Madavan, docteur en géographie. Chercheur au centre d’études et de recherches sur l’Inde, l’Asie du Sud et sa diaspora (CERIAS) de l’université de Québec à Montréal (UQAM)