Eglises d'Asie – Sri Lanka
POUR APPROFONDIR – Religions et politique au Sri Lanka à l’ère post-coloniale
Publié le 19/12/2014
Religions et politique au Sri Lanka à l’ère post-coloniale
Depuis la victoire militaire de mai 2009 qui a annihilé le mouvement séparatiste des « Tigres » tamouls, le gouvernement du président Rajapakse a choisi de déplacer la célébration officielle de la fête nationale. Habituellement organisée depuis l’indépendance (1948) dans la capitale, Colombo, elle s’est tenue le 4 février 2010 à Kandy, au pied du temple de la Dent du Bouddha (1), et le 4 février 2011 à Kataragama, sanctuaire multi-religieux (hindou, bouddhiste et musulman) situé dans le sud de l’île. Cette innovation donne la mesure de la « confessionnalisation » de l’Etat, mais en révèle aussi le caractère complexe.
L’émergence parallèle des nationalismes tamoul et singhalais à la période post-coloniale, qui a conduit à la guerre menée par les séparatistes tamouls du nord et de l’est pour la création d’un état indépendant (Tamil Eelam), s’est faite sur des bases dissymétriques : les nationalistes tamouls se sont battus au nom de la défense d’une langue, d’une culture et d’un territoire, non d’une religion ; si les musulmans, locuteurs de tamoul, ne les ont pas rejoints (2), les chrétiens étaient aussi nombreux que les hindous dans leurs rangs. En revanche, les nationalistes singhalais ont lutté au nom de la défense d’une langue, d’une culture et d’un territoire identifiés à une religion, le bouddhisme. Le refus de la « bouddhisation » a nourri le nationalisme tamoul. Il a conduit à des attentats visant les symboles du bouddhisme, comme les attaques du sanctuaire de l’arbre de la bodhi à Anuradhapura en 1985, du temple de la Dent à Kandy en 1998, et à des assassinats de moines, qui ont été, à leur tour, des facteurs de radicalisation des bouddhistes. Il serait néanmoins erroné d’interpréter le conflit sri-lankais comme une guerre de religions. La mobilisation politique sur une base religieuse ne s’est produite que lorsqu’elle était surdéterminée par d’autres facteurs identitaires.
Pour éclairer ce processus, on rappellera les étapes et les modalités de la « bouddhisation » du discours politique et des institutions, ses textes de référence, son recours constant à l’histoire et son ressort initial : la confrontation avec le christianisme assimilé à la domination européenne. Puis on introduira ses acteurs, les moines – qui ont réinterprété la Doctrine pour légitimer leur engagement et ont tenté de constituer une force politique autonome – et la majorité de la classe politique qui a cherché à instrumentaliser le bouddhisme. Cette « confessionnalisation» s’est heurtée à des réticences de nature doctrinale et pragmatique, mais elle s’est finalement inscrite dans les institutions à partir de 1972. Elle a contribué à l’aliénation des minorités, qui ne se sont pas pour autant mobilisées au nom de la défense de leurs religions : ainsi, la cohésion de l’Eglise catholique a été brisée par le conflit.
Mais le rôle de certains prêtres catholiques dans le militantisme tamoul et l’activité missionnaire des nouvelles sectes chrétiennes ont réactivé les représentations menaçantes du christianisme dans les milieux bouddhistes activistes. Une approche qui négligerait l’étude des phénomènes religieux n’entrant pas dans des cadres établis ne rendrait pas pleinement compte des relations entre religion et politique. Le caractère exclusif des identités religieuses postulé à la période coloniale (Obeyesekere 2006 forge à ce sujet le terme d’« identité axiomatique ») est remis en cause par les formes de religiosité populaire qui se sont développées depuis les années 1950, dans un contexte de crise politique et de violence sociale. Le contrôle de ces cultes constitue un enjeu politique nouveau.
Les religions dans le répertoire des critères identitaires (3)
Au cours du XIXe siècle, les Britanniques entreprirent de classer la société complexe de l’île dont ils avaient pris le contrôle, d’abord de manière pragmatique, puis de façon systématique, en instituant en 1871 un recensement décennal croisant les critères ethniques et religieux : à la différence de l’Inde, la caste ne fut pas prise en compte dans cette grille de lecture, ce qui contribua à la délégitimer sans l’abolir (4). Cette classification a subi quelques ajustements mais le principe est resté identique et le terme de « race » (jātiya) reste d’usage courant. Le classement ethnique fondé à la fois sur des critères linguistiques et soi-disant raciaux, distinguait les Singhalais, les Tamouls, les « Maures », les Malais, les Väddā (aborigènes), les Burghers (Hollandais ou métis), et les Européens. Le classement religieux distinguait les bouddhistes, les hindouistes, les musulmans, et les chrétiens. C’est la combinaison de ces deux classements qui structurait la société insulaire, selon la lecture essentialiste qu’en firent les Britanniques et qu’ils imposèrent à leurs administrés : les hindouistes étaient tamouls, les bouddhistes étaient singhalais, les musulmans étaient « maures » ou malais, les Burghers étaient chrétiens ; en revanche tous les Singhalais n’étaient pas bouddhistes et tous les Tamouls n’étaient pas hindouistes, les conversions ayant créé aux côtés des Burghers des catégories de singhalais chrétiens et de tamouls chrétiens, qui bénéficiaient des faveurs du pouvoir.
A la période précoloniale, les identités se définissaient différemment: dans le domaine public, la nature des services dus au roi, aux nobles ou aux temples était le critère essentiel ; dans la sphère privée, c’était l’appartenance à un groupe familial endogame cimenté par des alliances préférentielles entre cousins croisés, et élargi pour donner naissance à la caste (jātiya au sens étroit du terme). L’appartenance à un groupe linguistique ou religieux était secondaire, le passage de la langue tamoule à la langue singhalaise ou le bilinguisme, et l’adoption du bouddhisme avec le maintien de cultes hindous étaient fréquents chez des groupes entiers, à la cour royale et dans les classes populaires.
En revanche, dans les milieux lettrés prévalait une conception exclusive de l’identité, fondée sur des textes historiques ou des traditions rituelles : elle se référait à un héritage religieux perçu comme menacé, dans la conception que s’en faisaient les élites monastiques bouddhistes ; ou à un ordre social considéré comme intangible dans la conception des élites tamoules. Au XIXe siècle, l’essor de l’orientalisme, puis celui de l’enseignement, eut pour effet de valoriser ces traditions lettrées et d’en faire les instruments d’une libération culturelle, préalable à la libération nationale. Ce mouvement s’accompagna d’une crispation identitaire accentuée par la prise de conscience de la fragilité de ces traditions.
Les convertis au catholicisme constituaient un cas à part (Stirrat 1992, chap. 2). Dès le milieu du XVIe siècle, la domination portugaise sur les côtes de l’île s’accompagna d’une activité missionnaire soutenue, qui aboutit à la conversion de villages entiers de pêcheurs venus du continent, initialement locuteurs de tamoul : tandis que ceux qui s’étaient établis au sud de l’île devenaient bouddhistes et adoptaient la langue singhalaise, ceux qui étaient restés le long des côtes centre-ouest ne s’assimilèrent pas et leur conversion leur permit de se forger une identité particulière. Isolés après la chute du pouvoir portugais, les catholiques s’organisèrent autour de leurs prêtres, indiens de Goa puis missionnaires européens, dans la fidélité à l’autorité romaine. Sous les Britanniques, leur affirmation identitaire se poursuivit et se structura, parallèlement aux conversions au protestantisme sous l’influence des écoles missionnaires.
Dhamma dīpa : un bouddhisme insulaire
Le discours « fondamentaliste » (on verra que le terme est contestable) des bouddhistes singhalais est le produit d’une histoire qui date pour l’essentiel de la fin du XIXe siècle, alors que Ceylan était soumis à la domination britannique. Mais il s’appuie sur la relecture d’un texte, le Mahāvaṃsa, chronique monastique qui remonte au VIe siècle de l’ère chrétienne : il faut prendre en compte la profondeur historique du phénomène pour en saisir la force (Kemper 1991).
Le concept de Dhamma dīpa (« l’île de la Doctrine ») (5) forme le fil directeur de la chronique monastique dont la version définitive, le Mahāvaṃsa pāli, date de 510 environ. Dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, les moines appartenant à la tradition du Mahāvihāra (le Grand Monastère) de la capitale de l’île, Anuradhapura, élaborèrent un mythe des origines du bouddhisme local, associant étroitement la dynastie Sinhala (singhalaise) à l’implantation de la doctrine du Bouddha et à l’établissement de leur propre monastère. Ils se voulaient les gardiens de l’orthodoxie du Theravāda, face aux idées nouvelles venues d’inde. Constatant le déclin du bouddhisme sur le continent ils craignaient de connaître le même sort. La chronique préface l’histoire de l’introduction du bouddhisme sous le règne du roi Tissa (IIIe siècle avant l’ère chrétienne) par le récit mythique des visites civilisatrices du Bouddha et de sa prophétie confiant au conquérant indien Vijaya, fondateur de la dynastie, le soin d’établir dans l’île sa Doctrine. La fondation du Mahāvihāra est suivie par la plantation d’un rejet de l’arbre de la Bodhi, qui enracine le bouddhisme dans l’île. Le rôle éminent de Sri Lanka dans la préservation de la Doctrine est confirmé lorsqu’au Ier siècle avant l’ère chrétienne les textes canoniques du bouddhisme y sont mis par écrit en langue pālie pour la première fois. Mais les réinterprétations modernes omettent de rappeler qu’à cette date, le bouddhisme est aussi largement répandu sur le continent indien que dans l’île : Anuradhapura attire des moines de l’Asie entière, et parmi les plus influents commentateurs du canon pāli à l’œuvre dans l’île, on compte nombre de tamouls.
Un bon tiers de la chronique est consacré à un souverain du IIe siècle avant l’ère chrétienne, nommé Duṭṭhagāmaṇī en pāli (Dutugemunu en singhalais), présenté comme le héros de l’unification de l’île et de la défense du bouddhisme contre le roi tamoul Elāra qui a usurpé le pouvoir. Le prétendant rassemble une armée bénie par les moines, dont certains abandonnent l’habit pour rejoindre le combat; les reliques du Bouddha qu’il transporte lui servent de talisman. Une fois la victoire acquise, la conscience du roi, pris de remords après avoir massacré l’armée adverse, est apaisée par des moines au nom de l’argument selon lequel ses adversaires n’étaient, à deux exceptions près, que des infidèles ne méritant pas plus de considération que des bêtes (6). Ecrite sept siècles après l’épisode, cette chronique fournit le premier exemple d’une justification de la guerre au nom de la Doctrine du Bouddha (Bartholomeusz 2002).
Au cours du millénaire suivant, l’évolution historique alimente ces mythes : le bouddhisme s’efface en inde au profit des cultes de dévotion hindous, puis la conquête momentanée du royaume Sinhala par l’empire tamoul Chola y diffuse ces cultes. Mais la Doctrine se maintient dans l’île, avec l’appui des rois, garants de la permanence et de l’unité du Sangha (au sens strict, la communauté des moines). Sri Lanka est désormais présentée comme la « patrie du bouddhisme » dans les chroniques qui font suite au Mahāvaṃsa. La défense du « bouddhisme dans un seul pays » et l’unification d’un Sangha divisé supplantent le projet universaliste originel.
Dhamma yuddhaya : un bouddhisme de combat
Le catholicisme de combat introduit par les portugais laisse des traces durables : sous la menace, le centre de gravité du bouddhisme se déplace dans les montagnes de Kandy où se maintient un royaume indépendant. Au XVIIIe siècle, le Sangha est restauré par l’appel à des moines venus du siam, puis de Birmanie. Lorsque les Britanniques s’emparent de l’ensemble du pays, entre 1796 et 1815, les moines bouddhistes complètent le Mahāvaṃsa, puis mettent le texte pāli à la portée des premiers érudits européens qui le traduisent dès 1837.
Au cours du XIXe siècle l’action missionnaire protestante encouragée par les autorités britanniques atteint son apogée. Les sectes méthodistes et baptistes tiennent un discours agressif à l’égard du bouddhisme qu’ils présentent comme une idolâtrie démoniaque. Elles obtiennent du gouvernement colonial qu’il retire au bouddhisme le patronage qu’il s’était engagé à perpétuer par l’acte de la cession du royaume de Kandy. Le terrain de la confrontation se déplace dans la région de Colombo, et ce sont les moines appartenant aux ordres réformés du bas-pays, comme Mohoṭṭiwattē Guṇānanda (1823-1890), qui affrontent avec succès les prédicateurs chrétiens lors de controverses publiques : ils introduisent ainsi un style nouveau et forgent les armes d’un bouddhisme de combat (Malalgoda 1976).
Cette lutte est relayée à la fin du siècle par un laïc, Don David Hewavitarana (1864-1933), plus connu sous le nom d’Anagarika Dharmapala, qui bénéficie de l’appui des théosophes occidentaux (7). Défenseur d’un bouddhisme qu’il présente comme une religion exposée aux attaques du christianisme après avoir été la victime de l’hindouisme et de l’islam, il cultive l’image d’un âge d’or perdu, comme les Aryasamajistes indiens. Pour le restaurer dans sa splendeur primitive et lui rendre sa force, le peuple élu (les Singhalais « aryens », par opposition aux tamouls « dravidiens ») doit se libérer du stéréotype colonialiste de passivité et secouer la domination étrangère. L’action de Dharmapala consacre la montée du rôle des laïcs et prépare la naissance d’un bouddhisme politique. Dans ce contexte inédit, les mythes du Mahāvaṃsa sont réactivés et réinterprétés dans une perspective littérale, pour justifier le projet de renaissance du bouddhisme. L’expression métaphorique de « guerre pour le Dharma » devient d’usage courant dans la presse en langue singhalaise inspirée par Dharmapala, qui fait de Duṭṭhagāmanī un héros national. Le Mahāvaṃsa est désormais un texte hégémonique, dont le discours est largement diffusé par l’enseignement et la presse : la publication en 1911 par les presses gouvernementales d’une nouvelle traduction anglaise du texte lui donne une sorte d’imprimatur coloniale. La chronique acquiert le statut d’un document irréfutable offrant une version scientifique de l’histoire de l’île – contrastant avec l’absence de sources de ce type pour l’histoire ancienne de l’Inde.
Enfin l’essor de l’archéologie, contemporain du mouvement de renaissance bouddhique de la fin du XIXe siècle, conduit des activistes laïques à faire campagne pour la création d’espaces sacrés d’où seraient exclus les activités profanes et les cultes d’autres religions. Au cours du XXe siècle, comme en inde, l’archéologie et l’onomastique deviennent leurs terrains de prédilection, à cette différence que ce sont des temples bouddhistes dont ils prétendent découvrir les traces sous la structure des temples hindous, et dans les noms de lieux des régions tamoules.
Cette conception exclusiviste du bouddhisme se heurte toutefois à un obstacle de taille. La doctrine enseignée par le Bouddha historique est fondée sur la recherche personnelle du salut; elle s’affirme universelle, indifférente à la question du pouvoir, et ne reconnaît pas de légitimité particulière à quelque groupe que ce soit. Par quels mécanismes l’enseignement du Bouddha a-t-il servi d’aliment à une conception militante de la nation et à une philosophie de l’engagement dans le monde ?
Les moines et la politique depuis les années 1940
Dans les sociétés bouddhiques traditionnelles, le corps des religieux occupe une place paradoxale : nettement distinct de celui des laïcs, il est à la fois très visible et voué à la discrétion, éminent et voué à l’humilité, apparemment homogène et profondément segmenté. L’approche bouddhique de la sphère politique est complexe: l’action politique et sociale est l’affaire des rois, non des religieux ; mais si les rois errent, le Sangha (8) doit leur rappeler les valeurs fondamentales ; de son côté, le Sangha a besoin de l’appui des fidèles pour sa subsistance, et de l’intervention du pouvoir politique, s’il s’avère nécessaire d’y rétablir l’ordre et l’unité.
C’est cette conception que des moines modernistes vont faire évoluer dans l’atmosphère de politisation qui accompagne le mouvement de décolonisation. La figure de Walpola Rahula (1907-1997) est centrale dans l’histoire du bouddhisme politique : sa justification doctrinale de l’engagement dans le monde a influencé tous les moines sri-lankais (Tambiah 1992 ; Seneviratne 1999 ; Grant 2009). Rahula est un érudit, auteur d’une histoire du bouddhisme à Ceylan et d’un recueil de textes essentiels du bouddhisme, qui font autorité (9). Il est le premier moine à être entré à l’université, en 1936 ; il complète ses études à Calcutta, puis enseigne au séminaire moderniste de Vidyālankāra près de Colombo, où il publie en 1946, peu avant l’indépendance (1948), un opuscule en singhalais très largement diffusé, Bhikṣuvage Urumaya (« l’Héritage du moine »). Il appuie les candidats de gauche aux élections de 1947, soutient une thèse. Il obtient une bourse pour étudier la doctrine Mahāyāna au collège de France, représente le bouddhisme aux conférences de l’Unesco où il rencontre le futur pape Jean XXIII. Il est régulièrement invité à partir de 1964 à donner des enseignements universitaires aux Etats-Unis, à Londres et à Paris. Il rentre au Sri Lanka où il meurt en 1997. Il se présente au public occidental comme l’ambassadeur cosmopolite d’un bouddhisme authentique, et diffuse l’image d’une religion pure de toute compromission.
Mais le discours qu’il tient à l’usage des Singhalais est sensiblement différent. Bhikṣuvage Urumaya (10) s’ouvre sur une proclamation mahayaniste : « un vrai bouddhiste doit avoir la force de sacrifier son propre nirvana pour le bien d’autrui », et doit donc s’engager dans le monde ; l’auteur poursuit en justifiant les assouplissements aux enseignements du Bouddha rendus nécessaires par la défense d’une religion menacée, en définissant les conditions politiques favorables à l’épanouissement et à la préservation du bouddhisme à Ceylan, qui « ne figurent pas dans le canon pāli » mais dans le Mahāvaṃsa qui le complète : il faut que le bouddhisme soit la religion de l’état, que quiconque trahit les intérêts du bouddhisme soit puni, et que les moines aient un droit de regard sur le choix du souverain. Il fait une lecture historique (chapitre 5) de la justification par les moines de la violence de Duṭṭhagāmaṇī dont il reconnaît qu’elle est contraire aux préceptes du Bouddha: « il est évident qu’à cette époque, les moines considéraient qu’il était de leur devoir sacré de s’engager au service de leur pays tout autant qu’au service de leur religion ». Il trouve normal que la pratique de la méditation et des observances passe au second plan au profit de l’activité intellectuelle et de l’action sociale, et que les monastères s’enrichissent pour leur permettre de s’acquitter de leur rôle social : c’est selon lui « la conséquence naturelle des changements politiques, économiques et sociaux ». Il souligne enfin le rôle des moines à la tête de rébellions anti-britanniques, et laisse entendre que les colonisateurs, en prétendant que le seul rôle des moines est de méditer, ont cherché à briser le lien entre la religion et la nation pour mieux soumettre la population et diffuser le christianisme (chapitre 19).
C’est le recours à l’histoire qui permet de justifier ce que les textes fondateurs interdisent : le terme de « fondamentalisme » ne peut donc pas s’appliquer au sens strict à cette interprétation du bouddhisme. Elle n’a pas emporté d’emblée l’adhésion du Sangha: les moines Theravādin formés dans la tradition des grands monastères de Kandy sont restés fidèles à une conception traditionnelle de la fonction du moine, ceux du piriveṇa (séminaire) de Vidyodaya à Colombo, concurrent de Vidyālankāra, ont défendu le principe d’une action sociale sans implication politique. Mais au cours du demi-siècle qui a suivi la publication de Bhikṣuvage Urumaya, les thèses de Rahula l’ont emporté.
La première génération des moines politiques est marquée par la personnalité douteuse de Mapitigame Buddharakkhita (Manor 1989 : 299-318). Supérieur du plus ancien et du plus riche des monastères de la région de Colombo, celui de Kälaṇiya, il est impliqué dans des relations d’affaires avec le ministre des Finances du gouvernement de Bandaranaike, et des relations sexuelles avec la ministre de la Santé. Fondateur du Front uni des moines (Eksath Bhikkhu Peramuna), il appuie la campagne de Bandaranaike, avant de s’en détacher : il critique les concessions faites à la minorité tamoule, et surtout la politique économique mise en œuvre par le gouvernement qui affecte les intérêts des monastères. Il fomente l’assassinat du Premier ministre, qu’il fait exécuter par un jeune moine à son service, Talduwe Somarama, le 25 septembre 1959. Le procès qui suit (et aboutit à l’exécution du seul Somarama) contribue à discréditer dans l’opinion publique l’action des moines ligueurs, et il faut attendre les années 1970 pour que la figure du moine politique retrouve son aura.
Les séminaires de Vidyalānkāra et de Vidyodaya sont transformés en universités d’Etat en 1959 tout en continuant d’accueillir de nombreux moines et en restant sous contrôle monastique jusqu’en 1966, tandis que les anciennes universités de Colombo et de Peradeniya (près de Kandy) s’ouvrent à des moines étudiants : recrutés parmi les élèves doués issus des milieux ruraux, formés dans les mêmes classes que les laïcs des deux sexes, ces futurs bhikkhu partagent leurs idées politiques, et dans une certaine mesure leur vie d’étudiants. Ils s’engagent plus ouvertement que leurs prédécesseurs, beaucoup rejoignant les rangs du Janatā Vimukthi Peramuna (JVP, Front de libération du peuple). Cette organisation clandestine d’inspiration guévariste, après avoir appuyé la campagne électorale de la veuve de Bandaranaike, Sirimavo, en 1970, prépare une insurrection qui est écrasée dans l’œuf par son gouvernement. Décimés, enfermés dans des camps établis dans l’enceinte de leurs anciennes universités, les militants du JVP sont relâchés en 1977, et conservent des relations étroites avec les moines pauvres issus des mêmes catégories défavorisées qu’eux.
La seconde insurrection qu’ils déclenchent en 1987 pour protester contre un gouvernement accusé de faire le jeu des impérialismes indien et américain s’appuie sur un réseau de moines qui leur donnent refuge, dont certains participent aux combats, et qui sont visés par une répression impitoyable organisée par le président Premadasa. Davantage que les options révolutionnaires, c’est le message nationaliste du JVP et ses positions hostiles au séparatisme tamoul qui séduisent ces moines. D’autres moines militent dans des organisations ultra-nationalistes singhalaises comme le Mavbima Suräkīme Vyāpāraya (mouvement pour la défense de la terre maternelle), tel Madoluwawe Sobitha, supérieur d’un grand monastère de la banlieue de Colombo, orateur régulier à la radio, qui se répand en diatribes enflammées contre les tamouls et leurs alliés internationaux.
Face à cette radicalisation, d’influents religieux conservateurs, comme Madihe Pannasiha, élaborent au cours des années 1980 l’utopie d’une cité idéale sur le modèle des républiques de l’Inde ancienne, avec un système politique sans partis, un gouvernement sans opposition (perçue comme le fruit des passions et la cause de souffrances), une société immobile et non compétitive fondée sur le principe du service social et visant un idéal égalitaire. Ils suggèrent de donner le pouvoir législatif à un congrès désigné par les communautés villageoises et agissant sur les conseils des moines, et l’exécutif à un gouvernement dirigé par des technocrates au-dessus des partis. à leurs yeux, la loi de la majorité ne doit pas s’appliquer si les valeurs essentielles du bouddhisme sont menacées, et la suspension des libertés publiques est alors justifiée.
Après 1995, lorsque la nouvelle présidente, Chandrika Kumaratunga (fille de Bandaranaike), envisage des concessions aux revendications tamoules, et que le mouvement séparatiste des Tigres répond en intensifiant les attentats terroristes dans les régions singhalaises, les moines activistes appellent à la guerre sainte pour défendre le bouddhisme menacé, composent des hymnes glorifiant une nouvelle triple gemme (Rata, Dhamma, Jātiya : le pays, la religion, la race, à la place de Buddha, Dhamma, Saṃgha), et encouragent les soldats à donner leur vie pour la patrie en leur promettant le nirvana comme prix de leur sacrifice (11). Un universitaire, Meegoda Sri Pannaloka, demande publiquement (Bartholomeusz 2002 : 151) « que l’administration du pays soit confiée au Sangha si le gouvernement s’avère incapable de sauvegarder les droits de la race majoritaire ». L’aboutissement des idées de Walpola Rahula se trouve dans les propos belliqueux tenus par des moines au cours des années 1990, dans la presse ou dans des cérémonies publiques, tels que : « à une époque où le pays et la race sont en voie d’être détruits, c’est un acte plus noble de s’engager dans l’armée que de se faire ordonner moine. » (12)
Dans ce climat d’exaltation nationaliste, la publication en 1992 à Chicago du livre de Tambiah, professeur d’anthropologie religieuse à Harvard, intitulé Buddhism Betrayed? Religion, Politics and Violence in Sri Lanka est perçue comme une attaque des occidentaux alliés aux séparatistes tamouls contre le Sangha, alors qu’il s’agit d’un essai sur les dérives du bouddhisme sri-lankais à la lumière de la connaissance qu’a l’auteur de la doctrine et de l’histoire du bouddhisme Theravāda. Tambiah, issu d’une famille tamoule chrétienne de Jaffna, est accusé de blasphème et de complot antinational et son livre interdit. Ses arguments sont repris et approfondis dans The Work of Kings publié à Chicago en 1999 par un autre anthropologue d’origine sri-lankaise (cette fois bouddhiste), H.L. Seneviratne, tandis que de nombreux chercheurs également basés aux Etats-Unis alimentent la controverse. au Sri Lanka même, le débat fait rage, les ONG, financées par des fondations internationales alliées aux intellectuels sri lankais en diaspora, étant accusées de saper le moral de la nation. Des auteurs comme Susantha Goonatilake cherchent à porter la contradiction sur le terrain occidental en publiant aux Etats-Unis en 2001 Anthropologizing Sri Lanka, a Eurocentric Misadventure. La controverse se poursuit dans un climat moins tendu lors d’une conférence tenue à Bath en 2002 (Deegalle 2006), à l’initiative de chercheurs bouddhistes.
Finalement en 2004 est fondé avec l’appui de laïcs un parti politique clérical, le Jāthika Hela urumaya (JHU, « l’héritage de l’ethnie singhalaise » : le terme urumaya est emprunté à Rahula, mais on remarquera qu’il n’y a aucune allusion au bouddhisme dans le nom de ce parti). En dépit des réticences des Mahānāyake, dans plus de 200 circonscriptions, le JHU présente des moines comme candidats aux élections législatives de la même année. Il obtient 6 % des voix et neuf sièges (principalement dans la région urbaine de Colombo), sur un programme qui réclame l’instauration d’un état bouddhique (Bauddha rājyā), le vote d’une loi interdisant les conversions « non éthiques » au christianisme, la refonte des programmes d’enseignement, l’interdiction de l’émigration des femmes vers les pays du Moyen-Orient, l’interdiction de l’abattage du bétail, et diverses mesures visant à protéger l’environnement: ce programme s’inspire ouvertement de celui du Bharatiya Janata Party (BJP) indien. Le JHU exploite dans un sens xénophobe l’émotion suscitée par la mort d’un moine populaire, Gangodawila Soma (13). Le parti est rapidement affaibli par des dissensions internes et ne parvient pas à faire passer son programme, mais ses idées sont reprises et certains de ses leaders intégrés dans le gouvernement mis en place en 2005 par le président Mahinda Rajapakse. La victoire remportée en 2009 sur la rébellion séparatiste tamoule entretient aujourd’hui un climat triomphaliste dans les milieux monastiques, qui cherchent à imposer des mesures d’ordre moral à une société singhalaise libérée de l’angoisse de la guerre mais gangrenée par la corruption.
La « bouddhisation » de la Vie politique et des institutions
De Bandaranaike à Rajapakse la politisation du Sangha n’aurait pas connu une telle ampleur si les politiciens singhalais ne l’avaient pas érigée en un instrument essentiel de leurs stratégies politiques. La constitution octroyée par les Britanniques à l’indépendance (1948), dans ses sections 28 et 29, garantit que la loi ne saurait accorder de traitement préférentiel à quiconque en fonction de sa religion. D.S. Senanayake, chef de l’United National Party (UNP), premier ministre de 1948 à 1952, tout bouddhiste qu’il soit, s’oppose à la création d’un département des affaires bouddhiques, au nom de l’argument selon lequel « faire du bouddhisme la religion de l’état ou faire de lanka un état bouddhiste ne font avancer ni les intérêts de la religion, ni ceux du pays ». Au Sri Lanka, à la différence de l’Inde, le sécularisme est initialement défendu par les milieux conservateurs. Ses successeurs, membres du même parti, par opportunisme plus que par conviction, acceptent d’associer le gouvernement à la célébration du jubilé du 2 500e anniversaire du nirvana du Bouddha (Buddha Jayanthi), et de réunir pour ce faire un conseil bouddhiste chargé entre autres de l’élaboration d’une encyclopédie du bouddhisme et de la restauration du temple de la Dent à Kandy. Mais ils sont vite débordés par les milieux activistes qui les accusent d’hypocrisie et entreprennent de rassembler les preuves de ce qu’ils appellent « la trahison du bouddhisme », publiant sous ce titre les conclusions d’une commission d’enquête. Ces thèmes sont développés dans un livre touffu intitulé Dharmavijaya (la Victoire de la Doctrine) et sous-titré The Revolt in The Temple, qui connaît un grand succès. Il propose un modèle de « démocratie guidée », d’où seraient exclues les luttes de classes et les rivalités de factions (attribuées aux colonisateurs qui auraient attisé les divisions pour régner), au profit d’une politique consensuelle visant à renforcer la cohésion sociale et l’unité de la communauté des bouddhistes (14).
S.W.R.D. Bandaranaike, transfuge de l’UNP et créateur du Sri Lanka Freedom Party (SLFP), mise sur l’instrumentalisation du bouddhisme, et en devient l’otage et la victime (Phadnis 1976 ; Manor 1989). Personnage ambivalent, il incarne à la fois un projet progressiste proche de celui de Nehru et des penchants politiques analogues à ceux des partisans de l’Hindutva. Issu d’une famille de collaborateurs du pouvoir britannique, convertis à l’anglicanisme par opportunisme, il s’en démarque en adhérant ostensiblement au bouddhisme. Il utilise comme propagandistes les religieux organisés dans le Front uni des moines (Eksath Bhikkhu Peramuna), les instituteurs singhalais, les médecins ayurvédiques. Dans l’atmosphère d’exaltation de la célébration du Buddha Jayanthi, il remporte la majorité absolue des sièges aux élections législatives de 1956 : à côté de mesures de nationalisation et de justice sociale, son programme prévoit de faire du singhalais la seule langue officielle (à la place de l’anglais), mais non de changer la constitution pour donner la première place au bouddhisme, comme le demandent les activistes de son entourage. Il se contente de créer un département des affaires culturelles et de patronner des cérémonies bouddhiques. Mais son action politique est paralysée par les interférences constantes de cet entourage, qui torpille ses timides tentatives de rapprochement avec les leaders tamouls sur la question de la langue officielle, avant de comploter en vue de son élimination.
Après son assassinat, sa veuve Sirimavo gagne les élections de 1960, prend des mesures contre les catholiques qui soutenaient l’UNP et avaient fomenté un coup d’état, et favorise la diffusion du bouddhisme dans les écoles en y nommant de très nombreux moines comme enseignants. Elle perd les élections de 1965, face à un UNP qui s’était aligné sur le SLFP en matière de privilèges accordés au bouddhisme, et gagne celles de 1970, avec l’appui d’une jeunesse révolutionnaire dont elle brise la révolte en avril 1971. C’est dans ce contexte de retour à l’ordre que son gouvernement entreprend en 1972 de changer la constitution, de proclamer la république démocratique socialiste de Sri Lanka, et de donner au bouddhisme, perçu comme un rempart face au désordre, une place officielle dans l’état. Ce que met en place la constitution de 1972 n’est pas exactement une religion d’état, mais le principe d’égal traitement de toutes les religions est abandonné. La primauté du bouddhisme est proclamée, ainsi que l’obligation pour l’état de lui accorder sa protection, la liberté et les moyens d’exercice des autres religions étant garantis. Dans le texte, le Sangha n’a aucun statut officiel, et aucune condition d’appartenance religieuse n’est posée à l’exercice d’une responsabilité publique. Dans la pratique, le gouvernement consulte régulièrement les chefs des ordres monastiques, leur accorde des subventions considérables, il fait appel à des moines pour assister à la célébration de fêtes publiques et ses ministres sont présents lors des fêtes bouddhiques. La formation d’un gouvernement obéit à une règle non écrite : son chef est bouddhiste mais chaque religion minoritaire est « représentée » par un ministre au moins.
L’UNP lamine le SLFP lors des élections de 1977. Son leader, J.R. Jayewardene, modifie la constitution dans un sens autoritaire, établit un régime présidentiel, en tenant un discours qui promet l’instauration d’une société d’ordre et de justice (dharmista) sur le modèle du despotisme éclairé incarné par l’empereur bouddhiste indien Aśoka. Jayewardene n’hésite pas à se comparer aux rois de l’antiquité, et fait rédiger une suite au Mahāvaṃsa le présentant comme le 193e chef d’état depuis Vijaya (Kemper 1991). Pour gagner l’appui des bouddhistes militants qui avaient jusque-là voté pour le SLFP, Jayewardene accentue encore le patronage et les avantages matériels accordés au Sangha, et en particulier aux temples desservis par des moines acquis à ses idées. Désormais, on se met à désigner les temples en fonction des préférences politiques de leurs moines (UNP, SLFP ou JVP). Le Gangārāmaya, à mi-chemin des beaux quartiers et du centre d’affaires de Colombo, devient le foyer d’un bouddhisme réconcilié avec le capitalisme, et l’organisateur d’un cérémonial urbain entièrement nouveau mais élaboré sur le modèle de l’ancien Perahära royal de Kandy, le Navam Perahära, destiné à légitimer le pouvoir du président, et surtout celui du premier ministre Ranasinghe Premadasa qui succède à Jayewardene comme président en 1989.
Issu d’une caste inférieure, Premadasa ne pouvait prétendre aux honneurs décernés par le Sangha traditionaliste de Kandy à ses prédécesseurs de haute caste. En quête de légitimité (d’autant que sa victoire à l’élection présidentielle avait été courte), il accélère le processus d’instrumentalisation politique du bouddhisme engagé par ses prédécesseurs (Horst, van der 1995). Il est d’emblée confronté à une crise majeure : l’autoritarisme de Jayewardene lui avait aliéné les milieux démocratiques ; face à la radicalisation de la revendication séparatiste, il avait toléré ou encouragé en juillet 1983 dans les villes du sud de très graves émeutes contre les tamouls, déclenchant un mouvement d’émigration massif et une montée en puissance de leurs groupes armés ; et les accords qu’il avait dû conclure en 1987 avec l’Inde pour y mettre un terme avaient déclenché un réflexe nationaliste orchestré par le JVP, qui avait débouché sur deux années de violence extrême. Premadasa couvre de son autorité tortures et exécutions sommaires à l’encontre des militants aussi bien singhalais que tamouls, et nombreux sont les moines pourchassés et même éliminés. Dans ce contexte, il crée un ministère du Bouddhisme (plus exactement du Buddha Śāsana) dont il s’attribue le portefeuille, et un conseil suprême du Śāsana composé de 25 membres, supérieurs des grands ordres et représentants des associations de bouddhistes activistes, chargé sous sa présidence de gérer tout ce qui a trait à la vie du Sangha: il répond ainsi à une demande ancienne des moines activistes, tout en se conformant au modèle traditionnel qui fait devoir au roi de ramener l’ordre et la discipline dans le Sangha. Il multiplie les donations, fait construire ou restaurer les temples des villages dont il organise le « relèvement » (gamudawa) à grand renfort de publicité.
Après l’assassinat de Premadasa en mai 1993, l’élection triomphale à la présidence de la république en 1994 de Chandrika Kumaratunga se fait sur un programme de retour à l’état de droit et de recherche d’une formule politique pour répondre à la demande des séparatistes tamouls : la présidente et son entourage d’intellectuels de gauche ne cachent pas leurs convictions sécularistes et encouragent l’éclosion de tendances modérées au sein de l’élite monastique. Mais les séparatistes reprennent les armes après avoir fait échouer les négociations, et l’intensification de la guerre et des attentats terroristes perpétrés par les « Tigres » donne des arguments au discours de défense du bouddhisme menacé. Dans un projet avorté de réforme constitutionnelle publié en 1997, qui organise une dévolution régionale des pouvoirs sur le modèle indien, il est prévu que le président nomme un conseil suprême du bouddhisme qui assiste les autorités. Cette mesure est insuffisante aux yeux des opposants, qui créent un conseil national du Sangha non officiel (Jāthika Sangha Sambhava), puis mettent sur pied une commission d’enquête, qui dénonce la trahison des intérêts de la majorité singhalaise bouddhiste par le gouvernement.
A la suite de la défaite aux législatives du parti de Chandrika Kumaratunga, qui se traduit par la mise en place d’un gouvernement de cohabitation dirigé par l’UNP, les négociations reprennent avec les séparatistes tamouls. Simultané- ment, un nouveau rapport, officiel cette fois, recommande que les conversions au christianisme soient soumises à l’examen de comités locaux de protection du bouddhisme, que les institutions bouddhiques cessent d’être régies par le droit commun, mais que dans le même temps il soit interdit aux moines de faire de la politique.
Les élections présidentielles de 2005 ont pour principal enjeu la stratégie à adopter contre les Tigres tamouls. Mahinda Rajapakse, qui en sort vainqueur, met en œuvre avec succès la solution militaire qui aboutit à l’écrasement de la rébellion en mai 2009. Le bouddhisme est associé plus que jamais à l’effort de guerre. Les officiers partant au front se font photographier au milieu des moines au temple de la Dent de Kandy et leur font bénir leurs bracelets de protection. Les temples des zones de combat, protégés par les militaires, deviennent des camps retranchés. Les soldats vont au combat avec la bénédiction des moines, qui sont requis de célébrer des rituels qualifiés de Satkriya (acte de vérité) censés accorder la victoire par la récitation de mantras et par le chant d’hymnes composés par des moines exaltant les vertus guerrières.
A l’issue de la guerre, le président Mahinda Rajapakse confie à Ratnasiri Wickremanayake, premier ministre et ministre des Affaires religieuses et du relèvement moral (nouvelle appellation du ministère du Śāsana), la tâche de restaurer l’ordre moral et de réhabiliter les valeurs bouddhiques, mais non de changer les institutions. Le discours sur la crise du bouddhisme est déjà ancien, et les solutions proposées sont toujours les mêmes : le lancement d’un grand plan de restauration du bouddhisme, en profitant de la célébration en 2011 du 2 600e anniversaire du nirvana du Bouddha (15). Le ministère constitue pour ce faire un comité rassemblant moines et laïcs, à l’instar des commissions mises sur pied à l’occasion du Buddha Jayanthi des années 1950, qui dresse un catalogue hétéroclite de mesures visant à revivifier le Sangha, tandis que le ministre lui-même échafaude des projets médiatisés de recrutement massif de 2 600 enfants moines.
Tout se passe donc comme si la « bouddhisation » des institutions marquait le pas, tandis que celle de l’espace public ne cessait de progresser. Les moines se comportent de façon ostentatoire, ils ont des places réservées dans les transports publics et sont présents dans toutes les cérémonies. Le drapeau bouddhique, une invention du théosophe Olcott, qui décore depuis longtemps l’entrée des temples, flotte souvent aux côtés du drapeau sri-lankais lors des cérémonies officielles. Au nom d’un retour au glorieux passé d’Anuradhapura, où les stūpa gigantesques construits par les rois dominaient les palais, les gouvernements font édifier des statues monumentales du Bouddha surplombant les villes, ou dans des lieux publics très fréquentés.
Le cas sri-lankais est donc bien différent de celui de l’Inde : les trois principaux partis politiques singhalais, l’UNP, le SLFP et le JVP, tiennent à peu près le même discours. Aucun ne défend une position séculariste. La « bouddhisation » de la vie politique et des institutions, entamée avant la guerre à coups de surenchères électorales, s’est nourrie du conflit qu’elle a contribué à envenimer. Elle échappe désormais à tout contrôle démocratique et s’impose à tous les partis.
La crise du catholicisme et l’essor des sectes « évangéliques »
La « bouddhisation » s’est faite au détriment des privilèges dont continuaient à jouir les catholiques après l’indépendance. à partir de 1960, la nationalisation des écoles catholiques, les restrictions à la résidence de missionnaires étrangers, et les progrès de la démocratie électorale, ébranlent l’autorité de l’église et de ses prêtres, qui cessent de régir les paroisses comme des petites principautés. Les réformes introduites par le concile Vatican ii, en donnant davantage de responsabilités aux laïcs, en encourageant les prêtres à s’engager dans la société, et en abandonnant le latin liturgique au profit des langues vernaculaires, contribuent à segmenter l’église sri-lankaise.
Un siècle après les affrontements qui avaient opposé catholiques et bouddhistes dans les quartiers nord de Colombo, des catholiques singhalais se trouvent aux côtés des émeutiers bouddhistes qui traquent les catholiques tamouls, au mois de juillet 1983. La cohésion de l’église catholique ne résiste pas à la poussée des nationalismes singhalais et tamoul. C’est l’identité même des communautés catholiques occupant les zones littorales situées sur la côte ouest qui est en jeu. Le processus d’intégration à la majorité singhalaise des groupes migrants originaires du sud de l’Inde, qui avait été interrompu par la conversion au catholicisme et les privilèges accordés par les autorités coloniales, a repris : ces catholiques ont abandonné la langue tamoule, leurs noms tamouls, souvent leurs prénoms chrétiens ; ils trouvent des emplois à Colombo, dans le commerce, l’administration, l’armée et la police et embrassent le nationalisme singhalais avec l’ardeur de nouveaux convertis (16).
Dans le nord de l’île, une évolution analogue se produit. Les catholiques tamouls cultivaient jadis le souvenir des 600 martyrs exterminés par le roi hindou de Jaffna en 1544, et ils souffraient de l’arrogance que manifestaient à leur égard les hautes castes. En revanche, leurs descendants, notamment les pêcheurs appartenant aux castes parava et karaiyar, sont de très actifs partisans du séparatisme tamoul, aux côtés des hindous. L’apologie du martyre, l’appel à la défense des minorités opprimées auprès de l’opinion publique des pays occidentaux, sont des traits du catholicisme qui donnent des armes idéologiques aux militants tamouls. La carrière et les écrits d’un prêtre représentatif de cette évolution, S. J. Emmanuel, en fournissent une illustration. Après avoir suivi des études de théologie à Rome, ce prêtre est nommé professeur de théologie au séminaire central de Kandy, qu’il quitte en 1986 pour devenir recteur du séminaire de Jaffna et vicaire général de ce diocèse. Entre 1990 et 1994, la péninsule est contrôlée par l’organisation séparatiste des « Tigres » et S.J. Emmanuel prend leur parti. Il les suit dans leur retraite en 1995, puis s’exile en Allemagne en 1997, d’où il continue à appuyer leur combat. Il est à ce jour président du Global Tamil Forum, l’une des organisations les plus influentes de la diaspora tamoule. Dans ses écrits (Emmanuel 1994), il justifie la lutte d’émancipation des tamouls au nom de la théologie de la libération, compare la condition des combattants et des réfugiés à celle des premiers chrétiens, et accuse la hiérarchie ecclésiastique de mettre l’accent sur les observances au détriment de l’action prophétique. Il n’a cependant jamais été rappelé à l’ordre par les autorités romaines. Il va sans dire qu’il est devenu la bête noire des milieux bouddhistes militants, qui voient en lui l’animateur d’un complot international soutenu par le Vatican pour diviser le pays.
Les entreprises missionnaires des sectes chrétiennes dites évangéliques, basées aux Etats-Unis, en Australie et en Corée du sud, ont depuis les années 1980 ému les autorités religieuses du pays, aussi bien bouddhiques que catholiques, qui dénoncent les « conversions immorales », comme le font les milieux hindous militants en inde (Perera 1998). Leurs activités s’intensifient après le tsunami de décembre 2004. Souvent confondues avec l’activité des ONG humanitaires, des fondations occidentales pourvoyeuses de fonds, et des organisations prônant la réconciliation interethnique et interreligieuse, ces menées sont dénoncées par les milieux radicaux singhalais comme la manifestation d’un complot de l’impérialisme américain agissant par le canal de sectes protestantes. Sous une forme ou une autre, le christianisme se trouve donc toujours associé à l’action de pouvoirs étrangers, et dénoncé comme l’adversaire de l’unité nationale.
Le religieux et le politique : au-delà des catégories axiomatiques
On ne saurait conclure ce panorama des relations entre religion et politique sans remettre en cause les catégories qui figent le phénomène religieux dans des cadres préétablis. Les pratiques religieuses ont été transformées sous l’effet des bouleversements politiques et sociaux qui se sont produits depuis les années 1970. La situation de violence et d’insécurité résultant du conflit séparatiste dans les régions tamoules, et des mouvements insurrectionnels dans le sud singhalais, les migrations de populations à l’intérieur et à l’extérieur du pays, ont contribué à l’essor de cultes nouveaux et à la crise des religions établies.
Les mutations du bouddhisme sont le signe d’une crise, dont Gananath Obeyesekere et Richard Gombrich analysaient dès 1988 les symptômes. Les autorités du Sangha ne commandent plus le respect d’antan. Nombre de temples ruraux ferment faute de desservants, tandis que beaucoup de jeunes moines, après avoir terminé leurs études, quittent l’habit à défaut de trouver des emplois d’enseignants ou d’être admis dans des monastères riches. La célébration des fêtes bouddhiques attire moins de fidèles. La critique du moine parasite, profiteur, laquais des politiciens, est dans toutes les conversations, et les bouddhistes dénoncent en privé la flagornerie réciproque des religieux et des politiciens (17). C’est dans ce contexte de crise des vocations et de déclin des observances que doivent désormais être évaluées les relations entre politique et religion. Le recours à la religion n’est pas pour autant en recul : il s’exprime dans des cultes nouveaux, que les autorités politiques cherchent à contrôler.
Les notions de refuge et de protection, si prégnantes dans le bouddhisme, prennent une dimension politique. Dans les régions singhalaises, le succès de la Bōdhi Pūjā en témoigne. Créé par un jeune ermite dans les années 1970, ce rituel est devenu en l’espace d’une génération l’exemple le plus achevé d’invention puis de récupération politique d’un culte (Seneviratne 1980 : 734-743 ; Gombrich 1981 : 47-73). Il reconfigure une forme de pūjā en l’honneur du Bouddha (offrandes devant les images accompagnées de la récitation de formules en pāli) en l’associant aux gestes de révérence entourant l’arbre de la bodhi (le figuier sacré). Ce culte innove par l’interaction entre le moine qui conduit la cérémonie et l’assistance qui répète après lui : le moine est comme un pasteur ou un imam menant la prière, dans la langue de son peuple. Le texte fait appel à l’émotivité, le Bouddha est révéré non plus comme un maître, mais comme un père ou une mère. Des brochures, des enregistrements et des vidéos diffusent les paroles de la liturgie, qui ont supplanté les histoires tirées des vies antérieures du Bouddha. Désormais intégré dans les cérémonies publiques, le rituel est employé pour assurer la protection des soldats partant au combat, et banalisé au point de supplanter les formes traditionnelles de vénération du Bouddha (Gombrich & Obeyesekere 1988, chap. 11 : 384-410).
L’hindouisme shivaïte a traversé les épreuves de la guerre en restant à l’écart du jeu politique, en dépit de tentatives faites par la Vishwa Hindu Parishad (VHP) indienne pour s’implanter chez les tamouls des plantations et pour établir des liens, via la shiv sena, avec les « Tigres » tamouls. Comme le montrent les études de Nagalingam Shanmugalingam (2002), de Patricia Lawrence (1999) et de Mark Whitaker (1999), la guerre a donné une impulsion inédite aux pratiques religieuses des Hindous de Sri Lanka. Des officiants, souvent des femmes, ont développé des cultes nouveaux (notamment de la Déesse) répondant aux souffrances et aux interrogations provoquées par la violence. Chez les singhalais, on assiste à la reconfiguration des rituels planétaires de propitiation et de protection (De Silva 2000). L’essor des cultes catholiques dissidents étudiés par Stirrat (1992), et des sectes chrétiennes dites évangéliques (Perera 1998), la popularité de gourous indiens comme Sai Baba, et le succès jamais démenti des astrologues kéralais, doivent s’interpréter dans le même sens.
Mais c’est surtout le succès spectaculaire des cultes de Kataragama qui retient l’attention (18). Localisé dans les zones de jungle du sud-est de l’île, au contact des régions singhalaises bouddhistes, des régions tamoules hindoues et des zones musulmanes, le sanctuaire du dieu de Kataragama a joué un rôle important avant la période coloniale. C’était un lieu de pèlerinage où convergeaient les populations aborigènes, les adeptes tamouls du culte shivaïte de Skanda, et des singhalais bouddhistes chez qui étaient recrutés les prêtres du dieu. Il avait servi de point de ralliement à la rébellion antibritannique de 1817 menée par un ex-moine bouddhiste. Un pieux soufi était venu y finir ses jours, ce qui y avait attiré des musulmans, et les travailleurs tamouls des proches plantations le fréquentaient. Depuis les années 1950, la popularité du festival annuel n’a cessé de croître, notamment chez les singhalais, jusqu’à supplanter le grand festival de la Dent du Bouddha à Kandy. Des centaines de milliers de fidèles ou de simples curieux appartenant à toutes les communautés de l’île sont entraînés dans des formes de religiosité issues du fonds hindou shivaïte : marches sur le feu et autres épreuves physiques, danses extatiques en l’honneur du dieu, bains de purification, recours à des prêtres et prêtresses autoproclamés qui s’y rassemblent. Les visites au sanctuaire sont devenues un gage de réussite individuelle ou collective ; avant les élections, aucun membre de la classe politique ne s’en dispense (19) ; avant les examens, bien des étudiants y ont recours.
Ce succès phénoménal, paradoxalement contemporain de la rupture politique entre singhalais et tamouls, s’est accompagné de tentatives de renforcement du contrôle de l’administration du lieu sacré par des singhalais liés aux politiciens du sud. L’actuel président, Mahinda Rajapaksa, dont le fief est proche de Kataragama, a imposé en 2006 comme chef laïque du sanctuaire son neveu et secrétaire particulier, devenu depuis 2009 Chief minister de la province où se situe Kataragama. Un moine bouddhiste a essayé de mettre la main sur le sanctuaire secondaire de Ganesh, jusqu’alors administré par les seuls tamouls. Un autre, qui s’est installé à la place d’un ascète hindou, a fini par le prendre à son service et apprendre de lui les rituels shivaïtes qu’il pratique désormais assidûment.
La fonction originelle de ces cultes était de rassembler des peuples très divers dans une pratique commune. Par-delà une longue période marquée par la séparation du politique et du religieux, imposée par la vision coloniale et reprise par les adeptes d’un bouddhisme purifié, leur nouvelle popularité répond aux angoisses suscitées par la prévalence de ce que Gananath Obeyesekere (2006) appelle les « identités axiomatiques ». Dans un monde post-colonial porteur d’incertitude, les options oscillent entre le rêve d’une époque où religion et politique étaient indistincts et immuables, l’espoir d’un retour à un sécularisme à l’indienne, et l’attrait d’une religiosité anomique, où se recrée dans une ambiance festive un sentiment collectif débordant les cadres balisé.
Eric Meyer
Couverture du livre Politique et religions en Asie du Sud.
Le sécularisme dans tous ses états ?