Eglises d'Asie – Bangladesh
POUR APPROFONDIR – La course au mariage… le plus précoce
Publié le 30/12/2014
… inquiètes des conséquences sociales, psychologiques et sanitaires de ce système, très ancré dans les traditions et les mentalités. La pratique de la dot (2), pourtant aujourd’hui interdite, est en grande partie responsable de la persistance de cette coutume, au même titre que le maintien d’une mentalité patriarcale infériorisant la femme, partagée par les gouvernants eux-mêmes, comme l’explique Tahmima Anam, dans l’article ci-dessous paru dans l’International New York Times de ce mardi 30 décembre 2014.
Ecrivain et anthropologue, la bangladaise Tahmima Anam collabore régulièrement avec le quotidien en langue anglaise. La traduction est de la Rédaction d’Eglises d’Asie.
C’est la saison des mariages à Dacca. Les invitations ont été envoyées dans d’épaisses enveloppes dorées, conviant les heureux élus à des réceptions dans de luxueux hôtels. Des immeubles, et parfois même des rues entières, sont pavoisés de décorations et de guirlandes électriques.
L’une de mes amies d’école (je ne citerai pas son nom) s’est mariée alors que nous avions toutes les deux une vingtaine d’années. C’était, de l’avis général, un vrai mariage d’amour, résolument moderne. Elle connaissait le futur marié depuis le collège ; ils avaient tous les deux fréquenté le même lycée de la côté Est des Etats-Unis et étaient revenus à Dacca après avoir achevé leurs études.
Ce fut un mariage de rêve avec de coûteuses fleurs importées de l’étranger, des DJ, des tenues de mariage coordonnées assorties, une grande réception à l’hôtel, une pièce-montée de trois étages et une lune de miel à Bali. Comme cadeaux de mariage, ils reçurent une voiture et un appartement entièrement meublé.
Quelques semaines après le mariage, mon amie m’a raconté une histoire que je n’ai jamais oubliée. Elle m’a dit qu’elle était allée rendre visite à sa belle-famille pour le déjeuner et que sa belle-mère avait préparé un curry de crevettes, le plat préféré des jeunes mariés. Alors que l’on servait le plat, la mère de son mari avait ordonné : « Assurez-vous de bien donner la plus grosse crevette à mon fils. » Cela avait surpris mon amie, mais elle avait souri docilement comme on est censé le faire dans ce type de situation, et avait servi la plus grosse crevette à son mari. Une semaine plus tard, ils étaient encore invités à déjeuner chez les beaux-parents. Le curry de crevettes était de nouveau au menu. Cette fois-ci, ce fut sa propre mère qui lui ordonna : « Donne la plus grosse crevette à ton mari. »
De mon point de vue, cette histoire sonnait la fin des droits à l’égalité de mon amie. Peut-être cela pourrait-il sembler anodin ; il ne s’agit que de crevettes après tout… Mais cette histoire à mon avis cache une injustice bien plus profonde.
Lorsque mon amie s’est rendue chez sa belle-famille, il lui a été demandé de se donner en spectacle en servant son mari alors qu’il était parfaitement capable de le faire lui-même, dans une maison où, en réalité, elle était l’invitée et lui l’hôte. Et par la suite, même dans sa propre maison, son statut s’en est trouvé diminué. L’égalité, semble-t-il, se termine à la porte du mariage.
On en peut pourtant pas qualifier son union de « mariage précoce » – ce terme est réservé aux femmes se mariant avant l’âge légal de 18 ans (comme le font la majorité d’entre elles ici, bien que certaines le fassent à 12 ans parfois), mais je reste persuadée qu’elle s’est mariée trop jeune. Elle a fait des études, choisi elle-même son mari, et mené une carrière professionnelle. Mais une forme subtile d’hégémonie peut être masquée par la pompe d’un somptueux mariage et une prétendue égalité. Et celle-ci édicte la loi selon laquelle une belle-fille est une personne qui doit être surveillée [en guettant le moindre de ses faux-pas], tandis qu’un beau-fils se doit d’être encensé.
Une récente étude menée par l’ONG Plan Bangladesh et l’International Center for Diarrhoeal Disease Research a démontré que 64 % des femmes âgées de 20 à 24 ans avaient été mariées avant l’âge de 18 ans (3). Le mariage et la maternité précoces sont la cause de graves problèmes de santé et de désordres sociaux, engendrant davantage de violences domestiques, ainsi que le risque d’un accroissement de la mortalité infantile et maternelle. Les jeunes mariées interrompent leurs études (selon l’UNICEF, 5,6 millions d’enfants au Bangladesh ont abandonné précocement l’école pour cause de mariage) et auront donc par conséquent beaucoup moins de possibilité de trouver un emploi, sans compter le fait qu’elles n’auront pas non plus les connaissances nécessaires concernant leurs droits de femme mariées.
A la consternation des ONG du Bangladesh, des personnels de santé et des militants pour les droits de l’homme, la réponse du gouvernement à ce rapport a été de proposer d’abaisser l’âge légal du mariage à 16 ans. La ministre de la Femme et de l’Enfant, Meher Afroz Chumki, a déclaré : « Dans notre pays, les filles sont pubères dès 14 ans. Cela peut devenir un fardeau pour de nombreuses familles. Si notre pays autorise les parents à marier leurs filles à un âge plus tendre, cela pourrait faire disparaître de nombreux problèmes sociaux. »
Le ministre chargé de la Santé et de la Famille, Zahid Maleque, a ajouté encore à la confusion en affirmant que le véritable problème était l’enlèvement [des femmes], « les adolescentes des campagnes fuguant pour se marier. » Qu’est-ce qui a mis dans la tête de ces deux fonctionnaires de l’Etat que la « maturité sexuelle » d’une adolescente était un danger pour sa famille et que le mariage était le seul moyen de contrôler la sexualité féminine ? Plus qu’un système qui limite les possibilités de choix des jeunes femmes, ce concept est avant tout un problème de mentalité.
Le Bangladesh est censé avoir fait de grands progrès dans le domaine de l’égalité des sexes, en mettant l’accent sur l’éducation de ses filles et en leur permettant un meilleur accès aux soins de santé. Le gouvernement a également mis en place un système de bourses afin de permettre aux filles de rester jusqu’au cycle secondaire.
Mais ces programmes ne peuvent arriver à contrebalancer le rite incontournable qu’est le mariage pour une fille, un rite qu’il lui est indispensable de subir dans son jeune âge, en perdant son indépendance, son éducation et, dans bien des cas, son bien-être émotionnel et physique. Pour une jeune fille vivant dans un village reculé, les raisons de se marier tôt sont surtout d’ordre économique. Les familles marient souvent leurs filles afin d’éviter de payer la lourde dot, qui est d’autant plus légère que l’enfant est jeune.
Mon amie qui a fait un grand mariage en ville semble bien différente de la jeune fille de la campagne que les parents forcent à se marier dans son adolescence, mais en réalité toutes deux font partie d’un même système. Celui de la glorification du mariage, dans lequel les parents investissent une énorme part de leurs revenus pour la cérémonie, ce qui signifie que leurs enfants ne peuvent échapper à l’intense pression sociale qui les pousse à se marier jeune.
La responsabilité de nos élus devrait être de protéger les jeunes femmes des coutumes rétrogrades qui brident leur existence, et non pas de changer les lois pour maquiller les statistiques du gouvernement. Mais malgré la réponse inadaptée de nos politiciens, l’avenir s’annonce prometteur ; des études montrent en effet que le nombre des mariages précoces est en baisse. Cependant, nous avons encore un long chemin à parcourir pour arriver à renverser le postulat multiséculaire selon lequel une adolescente est en elle-même un problème pour lequel la seule et unique solution est le mariage.
(eda/msb)