Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – De la perception des religions musulmane et bouddhiste par l’Occident

Publié le 02/01/2015




La communauté internationale ne relâche pas la pression qu’elle exerce sur la Birmanie au sujet du sort réservé par elle aux Rohingya. Le 29 décembre 2014, l’Assemblée générale des Nations Unies a adopté une résolution appelant Rangoun d’accorder la « pleine citoyenneté » aux Rohingya, et de leur permettre de circuler librement dans le pays.

Les membres de cette minorité musulmane, qui vit de longue date dans les terres de l’actuelle Birmanie, se voient refuser la citoyenneté et sont de fait apatrides. Les autorités birmanes les considèrent comme des « Bengalis », impliquant que les 1,3 million de Rohingya seraient des migrants en situation irrégulière en provenance du Bangladesh voisin. Cette politique du gouvernement birman rencontre un large écho, voire un franc soutien chez une partie du clergé et de la population bouddhistes du pays.

L’année 2015 étant une année électorale en Birmanie – avec les élections présidentielles en décembre prochain –, les tensions risquent d’y demeurer à un niveau élevé. Et les questions liées à la place du bouddhisme – et par, contrecoup, celle des religions minoritaires – dans les institutions et la société seront également à l’ordre du jour.

Dans l’article ci-dessous, l’universitaire Melissa Crouch invite le regard occidental généralement porté sur la Birmanie à se défaire des stéréotypes selon lesquels le bouddhisme serait nécessairement une religion « pacifique » et l’islam une religion « violente ». Chercheuse au Centre des études juridiques asiatiques de l’Université nationale de Singapour (NUS), Melissa Crouch a publié ce texte le 17 novembre 2014 sur le site Internet The New Mandala. La traduction française est de la Rédaction d’Eglises d’Asie.

 

De la perception des religions musulmane et bouddhiste par l’Occident

Depuis 2012, l’Occident se demande ce qui ne va pas avec le bouddhisme en Birmanie, et s’interroge sur la violence des bouddhistes envers les musulmans. De prime abord, je voudrais suggérer que la question est mal posée et que l’Occident gagnerait à jeter un œil dans le miroir. La vision occidentale biaisée du bouddhisme comme une religion « pacifique », combinée à la vision stéréotypée de l’islam comme une religion naturellement « violente », est au cœur du problème.

Ces derniers mois, plusieurs rapports et de nombreux reportages ont paru tentant d’expliquer la violence contre les musulmans en Birmanie. De manière implicite, ces rapports partent à peu près tous du présupposé que le « véritable » enseignement du bouddhisme est celui d’une religion « de paix », et viennent en contrepoint renforcer le stéréotype occidental sur l’islam comme une religion plutôt « violente ».

Permettez-moi d’illustrer cela en choisissant l’un de ces rapports récents, Contesting Buddhist Narratives, sous-titré Democratization, Nationalism, and Communal Violence in Myanmar. [NdT : rapport publié en 2014 sous l’égide du East-West Center, think tank américain cherchant à « promouvoir une meilleure compréhension et de meilleures relations entre les peuples et les nations des Etats-Unis d’Amérique et la région Asie-Pacifique »]. Ce rapport se concentre sur l’étude de la compréhension des peurs et des inquiétudes des bouddhistes, représentées par les rodomontades du moine (et ancien repris de justice) U Wirathu qui est mentionné et cité pas moins de vingt-cinq fois. Oui, nous avons besoin de comprendre tous les aspects du conflit, mais nous prêtons trop peu d’attention, me semble-t-il, aux communautés musulmanes en Birmanie et ce manque d’information contribue à alimenter les stéréotypes à propos du bouddhisme comme de l’islam. Une telle approche empêche de comprendre les inquiétudes qui sont celles des musulmans et de reconnaître qu’ils nourrissent, eux aussi, de sérieuses peurs.

Le postulat de base de ce rapport est que, pour appréhender la réalité birmane, il faut partir du discours bouddhiste sur la non-violence. C’est un choix, mais il laisse de côté d’autres pistes de recherche, telles que la laïcité (secularism) ? L’Histoire récente du pays est pourtant riche de ce côté-là. Le général Aung San, martyr révéré et héros de l’indépendance, était un partisan convaincu de la laïcité. Ainsi, dans le projet de Constitution de 1947, il insista pour que la Birmanie soit un Etat laïc. Et c’est seulement après son assassinat (quand il trouva la mort avec son collègue et ministre, le musulman U Razak) que l’article sur la religion du projet de Constitution fut révisé pour donner au bouddhisme une « place spéciale » (en prenant comme exemple la Constitution irlandaise et la reconnaissance particulière que celle-ci donne à la religion catholique). On le sait, les chosent tournèrent de mal en pis et, en 1961, U Nu fit voter un amendement constitutionnel pour faire du bouddhisme la religion d’Etat. Un coup d’Etat suivit peu de temps après en 1962. La mémoire populaire en Birmanie du général Aung San semble avoir commodément oublié que le grand homme s’est battu pour la laïcité.

Le point fort du rapport Contesting Buddhist Narratives réside dans sa connaissance du bouddhisme, mais on ne peut manquer de noter que ses auteurs ne consacrent qu’un seul paragraphe pour présenter les vues musulmanes. Je comprends bien que le rapport ne prétend pas se concentrer sur la compréhension du point de vue des musulmans, mais c’est là que se trouve précisément mon argument : pourquoi les bouddhistes, qui dans le cas qui nous occupe sont ceux qui promeuvent la violence, méritent-ils notre considération, alors que les musulmans, qui ont à souffrir des conséquences de ces violences, ne la méritent pas ?

Ce manque d’attention portée aux musulmans conduit à de nombreux malentendus, sans compter le fait que les Occidentaux assimilent les musulmans birmans aux « Rohingya ». Rares sont les articles ou reportages qui témoignent de la diversité existant au sein même de la communauté musulmane de Birmanie. Et rares aussi sont les écrits permettant de comprendre que la plupart des musulmans de ce pays ne sont probablement pas (ou ne se considèrent pas comme) des Rohingya. Les craintes des musulmans de l’Etat de l’Arakan sont très réelles et appellent une réponse, mais nous ne pouvons continuer à ignorer le fait que des communautés musulmanes peuvent être trouvées à peu près partout à travers le pays et qu’elles ont été sérieusement affectées par les violences surgies en Arakan.

Le rapport pointe aussi le fait qu’il est nécessaire de réformer les écoles musulmanes, même s’il reconnaît que des efforts en matière de promotion de la tolérance devraient être menés dans toutes les écoles confessionnelles du pays, quelle que soit leur affiliation religieuse. Interrogeons-nous un instant sur cette idée que les institutions éducatives islamiques seraient en quelque sorte à blâmer (ce qu’indique aussi un rapport officiel de la Commission de l’Etat de l’Arakan). Désigner les institutions éducatives islamiques comme fautives et en faire un bouc émissaire commode dénote, à mon sens, à la fois une ignorance de ce qu’elles sont et une incapacité à se souvenir du passé. Avant 1962, il existait des écoles d’excellence dirigées par des musulmans (tout comme il y avait aussi de jeunes musulmans scolarisés dans les écoles d’élite de l’enseignement chrétien) ; ces institutions offraient une éducation ouverte, en même temps qu’elles formaient à la foi musulmane. Quand Ne Win prit le pouvoir en 1962, les écoles musulmanes, comme toutes les autres écoles confessionnelles, ont été peu à peu nationalisées. Certaines cependant, ayant été capables de convaincre le régime de Ne Win qu’elles ne dispenseraient plus qu’un cursus limité aux seules matières islamiques, furent autorisées à continuer à fonctionner en tant que madrasas. Il me semble donc qu’avant de blâmer les institutions éducatives islamiques d’aujourd’hui, nous devrions nous souvenir des politiques menées par les gouvernements passés.

Le rapport fournit quelques exemples intéressants de la participation de bouddhistes au dialogue interreligieux. Mais il omet de mentionner que des musulmans pratiquent ce dialogue depuis des décennies en Birmanie. Il existe un mouvement très clair et ancien dans le pays constitué par des musulmans qui ont choisi de prendre du recul pour entrer dans une culture empreinte de bouddhisme, et de montrer ainsi qu’ils sont véritablement birmans. Ces « musulmans birmans » insistent sur l’utilisation de la langue birmane (plutôt que l’arabe ou l’ourdou) comme langue d’enseignement dans leurs écoles islamiques. Ces musulmans birmans ont toujours insisté pour que leurs femmes soient libres de porter des habits birmans si elles le souhaitaient (habits moins couvrants que ce que prescrit l’enseignement islamique traditionnel). Je ne suis pas en train de dire que les musulmans doivent devenir semblables aux Birmans ou altérer leur identité religieuse de cette façon ; bien entendu, s’ils souhaitent conserver leur identité, que celle-ci soit indienne, chinoise ou shan, à côté de leur identité musulmane, ils doivent être autorisés à le faire.

Nous devrions faire un sort à ce réflexe qui consiste à prouver que le bouddhisme est une religion intrinsèquement pacifique, tout en restant étrangement silencieux sur l’islam. Les médias et les intellectuels occidentaux devraient travailler avec l’intention de dissiper ces préjugés que l’islam est naturellement mauvais et le bouddhisme naturellement bon, que l’islam est violent et le bouddhisme non-violent, qu’un moine en robe safran est paisible, mais qu’un homme avec une barbe et un couvre-chef islamique est violent. Ce manichéisme est faux et contribue à entretenir les tensions.

Il est temps pour l’Occident de réaliser un véritable état des lieux sur la manière dont il perçoit l’islam et le bouddhisme. Si les violences et les discriminations exercées à l’encontre des musulmans en Birmanie disent bien quelque chose de ce pays, la manière dont l’Occident rapporte ces faits dit aussi quelque chose des stéréotypes entretenus à l’Ouest sur l’islam et le bouddhisme.

(eda/ra)