Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Election présidentielle du 8 janvier 2015 : « La période qui s’ouvre est une période de tous les dangers »

Publié le 19/12/2014




Pour les catholiques sri-lankais, la visite que le pape François doit effectuer dans leur pays du 13 au 15 janvier prochain est attendue avec autant de joie que d’appréhension. Joie car la précédente visite d’un pape remonte à celle de Jean-Paul II en 1995 et que le pape François vient conforter une communauté …

minoritaire (7 % des 20 millions d’habitants de l’île) qui a souffert, à l’image du pays tout entier, des années de guerre qui ont opposé l’armée gouvernementale aux Tigres tamouls, jusqu’à la défaite de ceux-ci au printemps 2009. Et appréhension car le président sortant a convoqué une élection présidentielle pour le 8 janvier, à cinq jours seulement de l’arrivée du pape à Colombo et que beaucoup craignent que les violences qui entachent habituellement les périodes électorales dans ce pays ne viennent perturber une visite qui sera placée sous le signe de la paix et de la réconciliation.

Pour tenter de décrypter les enjeux de cette actualité complexe, Eglises d’Asie a interviewé Eric Meyer et Delon Madavan.

Eric Meyer est historien ; professeur émérite à l’INALCO, il est un spécialiste reconnu du Sri Lanka (1). Delon Madavan, géographe, a soutenu une thèse à l’Université Paris-IV – Sorbonne intitulée « Les minorités tamoules à Colombo, Kuala Lumpur et Singapour : Minorités, intégrations socio-spatiales et transnationalités » (2). Eric Meyer et Delon Madavan sont aussi les rédacteurs en chef de l’excellent site Internet Sri Lanka & Diasporas (http://slkdiaspo.hypotheses.org/).

Eglises d’Asie : Le pape arrive au Sri Lanka le 13 janvier. Les élections présidentielles ont lieu le 8 janvier. Quels dangers potentiels recèle la proximité de ces deux événements ?

Eric Meyer : Rappelons que cette élection présidentielle a été improvisée, très rapidement, par le président. Deux années de son mandat restaient encore à courir lorsqu’il a convoqué, il y a un mois, ces élections de manière anticipée. Il a probablement agi ainsi dans la mesure où il pensait pouvoir profiter de la situation créée par la venue du pape à Sri Lanka pour gagner – un peu – en popularité. On l’a vu ces derniers jours à Colombo, des photographies de lui et de son épouse prises lors de sa dernière visite à Rome, auprès du Saint-Siège et du pape François, ont été utilisées comme affiches électorales dans les régions catholiques de l’île. Il y a donc une volonté évidente d’instrumentaliser cette visite.

Ceci étant dit, même en faisant abstraction de la visite du pape, cette élection présidentielle précipitée soulève toute une série de questions et est un facteur de dangers assez grands. Ces dernières décennies, toutes les périodes électorales à Sri Lanka ont été des périodes de grande violence. Les élections sont toujours l’objet, au niveau local, de bagarres entre les partisans de tel ou tel parti. Peut-être que le président, en convoquant des élections anticipées, avait-il pensé qu’il n’aurait pas de véritable opposant. Or, ce qu’il s’est produit, c’est que le secrétaire général de son propre parti, le SLFP (Sri Lanka Freedom Party), Maithripala Sirisena, qui était ministre de la Santé, a décidé de rompre avec le gouvernement et de se présenter contre lui comme candidat à la présidentielle, et ce avec l’appui du principal parti d’opposition, l’UNP (United National Party). Enfin, – et cela va soulever un certain nombre de problèmes –, Sirisena se présente devant les électeurs avec le soutien du JHU (Jathika Hela Urumaya, Parti de l’héritage national), organisation de moines bouddhistes militants, qui a rejoint l’opposition.

Le facteur de risque est évident et les violences ont déjà commencé en province. Celles-ci peuvent s’étendre jusqu’à Colombo et prendre la forme d’affrontements entre les partisans du président et ceux de son principal rival. Elles peuvent aussi être exercées en tant que violences religieuses, puisque, depuis quelques années, les musulmans et les chrétiens – les mouvements pentecôtistes et évangéliques d’origine américaine ou sud-coréenne, qui sont fortement implantés dans l’île – ont été la cible d’attaques de bouddhistes militants, où des moines bouddhistes ont été vus en train d’exercer des violences !

La période qui s’ouvre est donc la période de tous les dangers. Nul ne sait quel sera le verdict des urnes, mais la situation risque d’être encore très troublée lorsque le pape arrivera dans l’île, cinq jours après le scrutin. Le risque est si évident que certains catholiques ont demandé au pape de ne pas visiter l’île à cette période.

Delon Madavan : La situation est très volatile. Le fait d’avoir avancé les élections est clairement lié à une volonté d’instrumentaliser la visite du pape. Mais l’élément nouveau et perturbateur est qu’il existe désormais une vraie opposition face au président sortant. Il était bien prévu qu’un front anti-Rajapaksa émerge face au président sortant, mais ce qui n’était pas prévu, c’est que des éléments alliés jusqu’à très récemment à Rajapaksa se joignent à l’opposition. On s’attendait à ce que le leader de l’UNP prenne la tête de l’opposition. Mais ce n’est pas le cas et il n’était pas prévu que ce soit un membre du parti du président qui se présente contre ce dernier.

Dans ce cadre passablement nouveau et changeant, que va-t-il se passer pour les minorités ? Comment vont-elles se sentir représentées ? Lors des élections de 2010, le paysage était déjà difficile, dans la mesure où le candidat qui se présentait contre Rajapaksa était le général Fonseka, celui-là même qui avait dirigé l’armée dans la dernière phase de la guerre qui avait abouti à l’écrasement militaire des Tigres tamouls. Aujourd’hui, pour ces élections, ce qui présente une difficulté pour les minorités est que vous avez deux clans de moines extrémistes qui se sont alliés avec l’un ou l’autre des deux candidats : le JHU a fait défection pour rejoindre l’opposition, tandis que le BBS (Bodu Bala Sena (BBS, Force bouddhiste) est resté fidèle au président sortant.

Eric Meyer : Plus que des différences de programme politique, la différence d’attitude du JHU et du BBS s’explique par le fait que le JHU est en quête de respectabilité et cherche à marquer son identité en se désolidarisant du parti du président, là où le BBS est entièrement entre les mains des hommes du président, et notamment de son frère Gotabhaya, secrétaire à la Défense.

Les catholiques ont été profondément divisés par le conflit entre les Tamouls et les Cinghalais. Ces divisions sont-elles toujours aussi fortes, cinq ans après la défaite militaire des Tigres tamouls ? Voyez-vous des signes d’une unité retrouvée ?

Eric Meyer : Traditionnellement, les catholiques avaient tendance à voter pour l’UNP. Cela était vrai dans les années 1950, 1960 et 1970. Aujourd’hui, il est beaucoup plus difficile d’identifier un « vote catholique » au Sri Lanka. Le président le sait ; et il ne peut donc pas compter sur les catholiques pour se faire réélire. Le vote catholique, si vote catholique il y a, est très dispersé. En revanche, le vote – ou l’abstention – des musulmans et des Tamouls sera décisive ; de même que l’attitude de l’électorat du JVP (Janata Vimukthi Peramuna, Front de libération du peuple), qui rassemble environ 10 % des électeurs en milieu cinghalais, sera décisive. Le JVP n’a pas encore fait connaître sa position, pour ou contre Rajapaksa. Mais, cumulés, l’ensemble de ces facteurs va peser lourd dans la balance et rend l’issue du scrutin très incertaine.

Delon Madavan : L’élection se jouera aussi sur des questions de symbole et d’image. Le dernier grand événement international qui a été organisé à Sri Lanka est le sommet du Commonwealth, qui a eu lieu en novembre 2013 à Colombo. En termes d’image, le président Rajapaksa en est sorti plutôt affaibli. Sur ce plan, la visite du pape est donc un incontestable plus pour le président.

Il faut toutefois garder à l’esprit que les catholiques se déterminent électoralement plus en fonction de leur appartenance ethnique (Tamouls ou Cinghalais) et régionale, qu’en terme d’appartenance confessionnelle. Les Tamouls du Nord, par exemple, ressentent les discriminations dont ils sont l’objet plus en tant que tamouls qu’en tant que catholiques.

Le sanctuaire marial de Madhu, où se rendra le pape, peut-il être le lieu d’une unité retrouvée ?

Delon Madavan : La visite du pape sur place sera très courte. On peut penser qu’un voyage éclair sera plus utilisé comme un symbole par le gouvernement que comme une occasion de refaire une unité mise à mal par les années de guerre. Ceci dit, tout dépend du travail que l’Eglise sera capable de faire à partir de cette visite du pape à Madhu pour rapprocher les catholiques entre eux, sachant que les lignes de fracture et les divisions ne peuvent être résumées en une opposition Tamouls/Cinghalais, mais qu’elles dépendent des régions, de l’Histoire et de bien d’autres facteurs.

Depuis l’indépendance, le christianisme en général, le catholicisme en particulier, a été perçu comme un instrument de l’Occident visant à affaiblir l’identité bouddhique de la majorité cinghalaise de la population du pays. La question séparatiste tamoule ayant été réglée militairement, pensez-vous que cette opposition du bouddhisme à la présence chrétienne puisse ressurgir et s’envenimer ?

Delon Maravan : La perception n’est pas la même selon que l’on parle des Tamouls ou des Cinghalais. Le marqueur identitaire chez les Tamouls n’est pas la religion mais la langue, l’usage de la langue tamoule, et l’appartenance au groupe ethnique considéré comme tamoul. Un catholique tamoul ne sera pas attaqué parce qu’il est catholique mais parce qu’en tant que tamoul, il a pris parti pour la cause tamoule. En revanche, au sein de la majorité cinghalaise de la population sri-lankaise, on peut effectivement voir apparaître des lignes de fracture liées à l’appartenance religieuse, les chrétiens, les catholiques étant minoritaires face à un ensemble très largement bouddhiste.

Eric Meyer : Du côté des bouddhistes, il faut veiller à définir de qui l’on parle. Si vous considérez le bouddhisme très médiatisé de ces moines politiques et notamment le bouddhisme urbain – car ce phénomène des moines radicaux est largement un phénomène urbain –, là, effectivement, une dérive est toujours possible vers des mouvements visant les catholiques après avoir visé les pentecôtistes et les musulmans. Mais, si vous vous situez dans une perspective un peu moins médiatique mais qui correspond davantage à la pratique du bouddhisme en milieu semi-urbain ou rural (même s’il n’y a plus vraiment d’endroits très reculés au Sri Lanka), ici le message traditionnel du bouddhisme continue à être diffusé par des moines qui ne sont pas tous des radicaux politisés ; ici la tradition bouddhique, qui se caractérise par une très grande tolérance, se maintient. Il faut donc être attentif à définir de quel bouddhisme on parle et de qui on parle, mais il est certain qu’en milieu urbain ou sub-urbain, il existe un risque réel de violence.

Et, pour revenir à l’élection présidentielle, ne sachant absolument pas qui va l’emporter, de Rajapaksa ou de Sirisena, toutes les hypothèses sont ouvertes. Les Cinghalais, qui sont tous quelque peu portés sur l’astrologie, auraient tendance à dire que Rajapaksa a plus de chance de gagner car ses astrologues ont choisi la date du 8 janvier pour l’élection justement parce que c’est une date auspicieuse pour lui et que le sort des astres penche donc en sa faveur. Plus concrètement, il ne fait pas de doute que Rajapaksa part avec un léger avantage, non seulement parce qu’il dispose de tout l’appareil gouvernemental, mais aussi parce que l’opposition est trop disparate pour former un front réellement uni. A titre d’exemple, on peut penser qu’il sera très difficile pour les Tamouls de voter de bon cœur pour Sirisena sachant que le JHU a fait alliance avec lui. Et Sirisena n’est pas capable de proposer un programme clair et cohérent sur la question de la place du bouddhisme dans l’appareil d’Etat ou sur la question des droits des minorités, tamoule ou musulmane. Le président sortant ne se privera pas d’exploiter ces faiblesses présentes au sein de l’opposition.

Les candidats à la présidentielle présentent-ils un programme ou plan d’action permettant de dépasser les souffrances nées des années de guerre et d’apporter une solution institutionnelle à l’antagonisme tamoul/cinghalais ?

Dans la campagne électorale et parmi ceux qui s’opposent à Rajapaksa, on trouve l’idée que le préalable à toute réforme est un retour à un régime un peu plus démocratique que celui qui est aujourd’hui en place, un retour à l’Etat de droit – lequel a largement volé en éclat –, et une exigence pour l’indépendance du système judiciaire – laquelle a été remise en cause il y a deux ans. Tous les opposants à Rajapaksa se retrouvent sur ce préalable, qui peut se résumer à une dé-présidentialisation du régime, sans oublier la lutte contre la corruption, qui a pris une ampleur gigantesque.

Il ne faut pas oublier la situation économique du pays, qui est assez mauvaise, en comparaison par exemple de celle de l’Inde du Sud. Les grands projets, du genre des projets financés par la Chine (comme cet aéroport dans le Sud du pays où n’atterrit qu’un avion par jour, ou le grand port situé à proximité, ou bien encore le projet de faire du port de Colombo un grand port international), ne bénéficient pas à la population. Celle-ci a le sentiment que son niveau de vie stagne, voire même a baissé depuis la fin de la guerre (au printemps 2009) et que les dividendes de la paix tardent à se concrétiser. C’est un facteur d’insatisfaction important.

Delon Madavan : La faiblesse de l’opposition est son manque d’unité. Face à elle, Rajapaksa a pour lui d’être le maître du temps : c’est lui qui a décidé de convoquer des élections présidentielles anticipées de plus de deux ans. Il instrumentalise le BBS pour que l’attention se porte sur les musulmans et que l’on parle un peu moins de l’état de l’économie. Si l’on regarde cette élection et celle de 2010, on constate que, dans les deux cas, le principal opposant à Rajapaksa ne vient pas de l’opposition mais d’une dissidence au sein même du camp présidentiel – ce qui ne fait que confirmer le fait que l’opposition, que ce soit chez les Cinghalais, les Tamouls ou bien encore les musulmans, est trop faible pour constituer une alternative crédible.

(eda/ra)