Eglises d'Asie – Birmanie
POUR APPROFONDIR – Lukshe, une épopée missionnaire au cœur des montagnes Chin
Publié le 07/01/2015
… plus de 85 % des populations Chin appartiennent à différentes confessions protestantes. Les catholiques y sont toutefois présents et, dans le diocèse de Hakha, ils sont environ 80 000 pour une population totale de 1,6 millions de personnes.
Evangélisée par les prêtres de la Société des Missions Etrangères de Paris, la région des Chin Hills sort aujourd’hui peu à peu de son isolement. Le christianisme s’y développe et les différentes Eglises participent, par les projets qu’elles portent, au développement humain et social d’un territoire où les infrastructures de base restent à construire.
A Lukshe (Lukshé), dans le district de Mindat, au cœur du pays Chin, l’ambassade de France à Rangoun soutient depuis 2011 plusieurs projets portés par des ONG françaises et birmanes. Thierry Mathou, ambassadeur de France auprès de l’Union de la Birmanie depuis janvier 2011, s’est rendu sur place à trois reprises, dont la dernière fois afin d’inaugurer dix maisons allouées aux enseignants de l’école de Lukshé et financées par le fonds ‘Société civile’ de l’ambassade. Inséparable de l’école du village, la paroisse catholique de Lukshe est la plus ancienne des Chin Hills.
Dans l’article ci-dessous, Thierry Mathou retrace l’histoire de cette communauté catholique qui conserve le souvenir des premiers missionnaires français entrés en contact avec elle et que fait revivre aujourd’hui un enfant du pays, prêtre Chin francophone, passé pour ses études à Paris au Séminaire des Missions Etrangères de Paris.
Né en 1963, docteur en sciences politiques et en études asiatiques, diplomate de carrière, Thierry Mathou est également chercheur associé au CNRS (UPR 299 : Milieux, sociétés et Cultures en Himalaya) depuis 1989. Il est spécialiste en sociologie politique et de la géopolitique du monde himalayen (Bhoutan, Chine, Inde, Népal) et de ses confins (Myanmar, Pakistan), thèmes auxquels il a consacré plusieurs ouvrages et publications.
« Lukshé, une tranche d’histoire de la France missionnaire au cœur des montagnes Chin » *
par Thierry Mathou, ambassadeur de France en Birmanie
Les premières tentatives d’évangélisation des populations Chin remontent au début des années 1890 lorsque l’évêque de Mandalay, Mgr Jean Simon (1855-1893) (1), envoya ses prêtres les plus aguerris à l’approche de cette région inhospitalière particulièrement difficile d’accès. Les deux premières missions s’arrêtèrent aux pieds des collines, respectivement à Mawlaik dans le Sagaing sur la rive droite de la Chindwin, puis à Sonshi dans la division de Magwe. Malgré une brève incursion à Hakha, la capitale des Chin Hills, les missionnaires catholiques ne parvinrent pas à s’établir dans la région en raison notamment de l’hostilité des commandants locaux britanniques, majoritairement protestants, qui voyaient d’un mauvais œil l’arrivée de papistes, qui plus est français, sur les territoires placés sous leur contrôle. Bien qu’ayant commencé à apprendre des rudiments de langue Chin et avoir multiplié les incursions dans les collines, y compris vers Mindat, les missionnaires français se replièrent sur Mandalay en 1893.
Une opportunité s’offrit à eux vingt ans plus tard, mais elle ne put se concrétiser. En 1913, contre toute attente, le gouvernement de Falam, ayant eu écho de la réputation de la léproserie catholique de Mandalay, demanda au vicaire apostolique d’en créer une annexe dans les Chin Hills. Alors que les préparatifs allaient bon train, l’irruption de la première guerre mondiale, qui rappela sur le front les meilleurs missionnaires, ne permit pas la concrétisation de ce projet. Installés dans la région depuis la fin du XIXe siècle, les baptistes profitèrent du retrait involontaire des catholiques pour entreprendre l’évangélisation des populations Chin auprès desquelles leur influence ne cessa dès lors de s’étendre.
Il fallut attendre les années 1930 et le volontarisme du nouveau vicaire apostolique de Mandalay, Mgr Albert Falière (1888-1968) (2), pour que les catholiques s’implantent durablement dans le Chin. Pour parvenir à ses fins, l’évêque français, qui dirigeait d’un immense diocèse couvrant tout le nord de la Birmanie, décida de consacrer l’essentiel de ses forces vives à cette entreprise. Pour ce faire, il délégua aux missionnaires irlandais la gestion du Kachin et aux Italiens celle du Shan, et envoya dans le Chin ses meilleurs éléments. Bien que difficile, l’entreprise fut couronnée de succès puisqu’elle permit aux prêtres catholiques français de créer entre 1934 et 1958 des paroisses dans les principales localités des Chin Hills, de Mindat à Hakha, Falam, et Tiddim au Nord, en passant par Matupi au Sud.
Le choix de Mindat, première implantation catholique dans le Chin, fut fait par défaut. Mgr Falière souhaitait que ses missionnaires se concentrent sur le Nord, plus peuplé, mais le gouverneur militaire britannique préféra les refouler vers le Sud. Preuve de l’importance qu’il accordait à l’évangélisation du Chin, l’évêque y conduisit lui-même l’expédition fondatrice. Partie de Mandalay le 14 décembre 1933, elle rallia Mindat seize jours plus tard après un harassant périple en bateau, en char à bœuf, et à pied. Le premier office y fut célébré le 1er janvier 1934. Mgr Falière se retira après avoir passé les rênes à un prêtre en lequel il avait toute confiance pour créer le district catholique de Mindat, le P. Trémeur Marie Audrain (1898-1940), un solide breton au caractère trempé arrivé en Birmanie en 1925. Secondé par un prêtre bamar et par trois catéchistes karens, le P. Audrain consacra six ans à sa mission, jusqu’à épuisement. Il y brava tous les obstacles et y fit preuve d’un courage et d’une volonté hors normes.
Le P. Trémeur Marie Audrain, MEP (1898-1940)
Jadis conçu comme un avant-poste au cœur des Chin Hills, à la croisée des routes du Nord et du Sud, Mindat avait été déserté en 1902 par les Britanniques qui avaient transféré leur siège administratif à Kampelet. Lorsque les catholiques s’y installèrent, Mindat n’était plus qu’un bourg assoupi qui ne comptait qu’une dizaine de pauvres bâtisses alignées le long de l’arrête caractéristique qui dessine encore aujourd’hui l’axe principal de la ville où fleurissent chaque année les cerisiers du Japon plantés par le P. Audrain.
Les premiers mois du missionnaire furent difficiles. Le climat était rude, l’installation spartiate, le milieu hostile, et les autochtones guère accueillants. Bien que le P. Audrain se soit résolument lancé dans l’apprentissage de la langue Chin, il avait peu de paroissiens à convertir, jusqu’au jour où les habitants d’un village voisin, Khwelong, l’invitèrent à s’installer chez eux. Leur motivation n’avait rien de religieux. Leur intérêt résidait plutôt dans le prestige consistant à avoir un Occidental au sein de leur communauté et d’en tirer quelques avantages, comme la création d’une école, ainsi qu’un succès d’estime par rapport aux villages voisins.
Faisant feu de tout bois, le P. Audrain entreprit le périple laborieux qui le conduisit à travers la jungle vers la vallée promise. Mais les esprits, consultés au dernier moment par les villageois, lui refusèrent l’entrée dans le hameau. Alors que l’infortuné missionnaire se morfondait dans un abri au fond d’un ravin, le chef de Lukshé, un autre village des environs, probablement mu par les mêmes motivations que celui de Khwelong, l’invita à s’installer dans sa communauté. Les esprits du lieu ne s’y opposèrent pas et le P. Audrain commença dans ce bourg prospère de quarante foyers, le véritable début de l’œuvre évangélisatrice des prêtres français dans le Chin.
Aujourd’hui vide, l’ancienne chapelle de Lukshé
Comme son arrivée à Lukshé, fin juin 1934, correspondait à une période de travaux agricoles pendant laquelle les habitants étaient peu disponibles, il mit à profit ses premiers mois de résidence pour s’investir à corps perdu dans l’apprentissage de la langue Chin et des us et coutumes des peuples des montagnes. La propension à apprendre la culture de leurs hôtes qu’ils s’employèrent souvent à valoriser, est une des caractéristiques des prêtres catholiques qui officièrent dans le Chin, où, comme dans bien d’autres régions d’Asie, leur stratégie de conversion n’eut pas l’effet de masse recherché par d’autres missionnaires, comme, par exemple, les baptistes.
Il faut dire que dans le cas de Lukshé, le P. Audrain fut confronté à une rude adversité. Après les travaux des champs, c’est la maladie qui l’empêcha de mener à bien sa mission. Alors que le prêtre, perclus de fièvres, était au plus mal, les habitants de Lukshé, pour ne pas avoir à subir les conséquences de son décès au sein de leur village, le firent transporter à la périphérie dans un champ abandonné où il fut laissé à son triste sort sous une hutte de fortune.
Alors que ses « hôtes » l’avaient probablement laissé pour mort, sa résistance et sa foi vinrent au bout de son mal. Une fois rétabli, constatant que le site où on l’avait installé était idéal – un vaste terrain plat, situé à flanc de coteau, avec de l’eau en abondance et un panorama magnifique –, le P. Audrain décida d’y élire domicile. Quelque temps plus tard, le propriétaire du terrain, dont une parente venait de décéder, proposa au prêtre de le lui vendre moyennant le prix d’un buffle qu’il devait sacrifier pour honorer la défunte. L’affaire fut conclue pour environ 140 francs. L’acte fut dûment enregistré par l’Etat, qui permit ainsi à l’Eglise catholique de devenir propriétaire d’un terrain de sept hectares au cœur des montagnes Chin.
Sous l’occupation japonaise, Lukshé, trop reculé pour intéresser les envahisseurs qui s’arrêtèrent à Mindat, devint le refuge des missionnaires catholiques. L’occupant lui-même reconnut cet état de fait. En 1943, dans le contexte d’anarchie qui régnait en Birmanie, l’ancien propriétaire tenta de récupérer le terrain acquis par le P. Audrain. Saisis du dossier, les Japonais considérèrent que la concession de Lukshé appartenait bel et bien à l’Eglise catholique. De fait, les missionnaires français en avaient fait non seulement un refuge de leur foi mais également un haut lieu de leur rayonnement dans la région.
Dès 1935, le P. Audrain, qui avait constaté la difficulté d’évangéliser les populations alentours qu’il visitait régulièrement dans le cadre des nombreuses expéditions qu’il effectuait dans la région, créa une école primaire à Lukshé, la première dans le Chin. Cet établissement, qui fut repris en 1942 par une communauté de sœurs FMM (Franciscaines Missionnaires de Marie), prospéra au point de devenir une référence dans la région. Nombre de vocations y ont éclos tout au long de la guerre et au-delà.
Epuisé par la tâche, rongé par la maladie, le P. Audrain fut rappelé en 1940, le temps pour lui de rallier Mandalay et de décéder quelques mois plus tard dans la station d’altitude de Maimyo. La relève fut assurée par les PP. Ludovic Fournel (1908-1968), François Collard (1887-1975), puis Marc Jordan (1921-1994), autres pionniers des Chin Hills dont l’enthousiasme mis à évangéliser les populations côtoyées n’avait d’égal que la passion qu’ils mirent à les connaître, à l’instar du P. Collard, véritable érudit de la langue Chin.
Bien que la présence des missionnaires français ne soit désormais qu’un souvenir, leur œuvre a prospéré. Les PP. Fournel et Jordan, aidés des sœurs franciscaines, développèrent l’enseignement et envoyèrent leurs meilleurs élèves étudier à Mandalay pour préparer leurs successeurs. Quand les écoles leur furent retirées, les communautés catholiques étaient déjà solides. La mort du P. Fournel en 1968 et le départ du P. Jordan en 1973 n’arrêtèrent pas le progrès de l’évangélisation, qui avait repris à Mindat grâce à la persévérance des successeurs du P. Audrain, et avait commencé vers Matupi, plus à l’ouest. Noël a été célébré cette année comme tous les ans, avec une ferveur particulière dans le village de Lukshé.
Carte du diocèse de Hakha (Lukshe se trouve dans la partie Sud)
Lukshé aujourd’hui
Lukshé conserve aujourd’hui les traces vivantes de son passé missionnaire. Après avoir effectué, à travers la profonde vallée de la Mawng, les deux heures de route qui séparent Mindat de Lukshé, les rares visiteurs étrangers qui s’aventurent dans ce secteur ont la surprise de découvrir, au cœur de la forêt, une vaste clairière dont une partie a été transformée en terrain de football par les enfants du village.
C’est l’ancien terrain du P. Audrain jadis acquis pour le prix d’un buffle que les villageois sacrifient aujourd’hui pour accueillir l’hôte de marque. Au milieu trône l’ancienne école en bois à côté de laquelle le gouvernement a construit voici quelques années un bâtiment plus moderne. A l’abri de la colline émerge, derrière l’église en dur de facture plus récente, se tient l’ancienne chapelle en bois construite en 1942 après l’incendie de la première chapelle-école bâtie par le P. Audrain.
M. Thierry Mathou entouré par le P. Joseph Se Thang (à droite)
et l’actuel curé de Lukshé, le P. Joseph Se Yom.
Une maison en dur abrite le couvent des sœurs franciscaines ainsi que le dispensaire et le petit orphelinat qu’elles y ont installés. Sur la droite de la colline, à flanc de coteau, ont été construites les maisons des enseignants financées par l’ambassade de France. Plus de 300 enfants des alentours fréquentent l’école de Lukshé. Bien qu’aujourd’hui laïque, l’établissement, à l’instar de toute la communauté, reste étroitement lié à la paroisse catholique, à laquelle les efforts conjoints de l’ambassade et d’un enfant du pays, le P. Joseph Se Thang, originaire du village voisin de Khoilung, redonnent, le temps d’une visite, sous les drapeaux français agités par les enfants de la vallée, un air de petite France. Passé par Paris où il a étudié à l’Institut catholique de Paris et par les Missions Etrangères de Paris où il était hébergé, ce prêtre francophone, aujourd’hui enseignant au séminaire de Rangoun, est profondément attaché à sa terre mais aussi au souvenir de son séjour dans notre pays.
Inauguration des maisons des enseignants
Sur le point de quitter son confortable et prestigieux poste dans la première ville du pays, il s’apprête à prendre en charge le district catholique de Mindat, devenu la principale paroisse de la région où il rêve de voir établir le cœur d’un nouveau diocèse, l’évêché de Hakha dont dépend désormais Mindat étant trop éloigné. Rappelant le souvenir des premiers missionnaires, le P. Joseph passe tout son temps libre à Lukshé, où il y manie autant la pelle – pour élargir la route – ou la parole – pour convaincre les autorités d’aider les villageois – que le goupillon : il est en cela l’authentique héritier du P. Trémeur Marie Audrain.
Les maisons des enseignants à Lukshé.