Eglises d'Asie

POUR APPRONFONDIR – Une interview exclusive de Mgr Rayappu Joseph, évêque catholique de Mannar

Publié le 18/12/2014




Lors de sa visite de deux jours au Sri Lanka, les 13 et 14 janvier prochains, le pape François se rendra à Notre-Dame de Madhu, où il sera accueilli par l’évêque du sanctuaire Mgr Rayappu Joseph. Ce sera la première fois qu’un pape visitera ce lieu, emblématique à plus d’un titre, du fait de son lien …

avec l’histoire de l’Eglise dans l’île, de sa position au cœur d’une région peuplée majoritairement de Tamouls et du rôle qu’il a joué durant la guerre qui a dévasté le Sri Lanka de 1983 à 2009.

Outre la foule des pèlerins, qui promet d’être nombreuse, le pape rencontrera des familles des victimes de la guerre qui a opposé les Tigres séparatistes à l’armée gouvernementale. Il priera pour la paix et la réconciliation dans ce sanctuaire qui, parce qu’il est fréquenté aussi bien par des Tamouls que par des Cinghalais, est perçu comme un symbole de la paix retrouvée et d’une unité possible entre les deux principales composantes ethniques de la population sri-lankaise.

Le 27 novembre dernier, Eglises d’Asie a rencontré, dans son évêché, Mgr Rayappu Joseph, 74 ans, évêque de Mannar depuis 1992.

Eglises d’Asie : Que représente la visite du pape pour les catholiques du Sri Lanka et pour le pays lui-même ?

Mgr Rayappu Joseph : Une visite pontificale est toujours une manifestation d’amour du représentant du Christ sur Terre pour son peuple ; elle est une bénédiction envoyée par Dieu. Nous attendons donc cette visite avec joie et confiance. Concrètement, le pape François vient pour deux motifs pastoraux très clairs ; un message de paix fondée sur la vérité et la réconciliation, et la canonisation du Bienheureux Joseph Vaz. La messe de canonisation aura lieu à Colombo ; le pape se rendra ensuite en hélicoptère au sanctuaire marial de Madhu où il a rendez-vous avec les victimes de la guerre, d’une guerre qui a duré trente ans. Il rencontrera tout particulièrement les victimes de la dernière phase de ce long conflit, laquelle s’est déroulée de septembre 2007 à mai 2009.

Cette dernière phase de la guerre s’est soldée par des opérations militaires qui comptent au nombre des plus violentes et inhumaines qui aient jamais eu lieu en Asie. Dans les huit derniers mois du conflit, 140 679 personnes ont été tuées ou plus exactement ont été portées disparues. Ce sont des chiffres qui sont tirés des statistiques démographiques publiées en octobre 2008 par les autorités gouvernementales elles-mêmes ainsi que des rapports rédigés par l’UNOCHA (United Nations Office for the Coordination of Humanitarian Affairs).

Ces chiffres, je les ai portés à la connaissance de la LLRC (Lessons Learnt and Reconciliation Commission) (1), commission mise en place par le gouvernement à Colombo, mais cela n’a eu aucune conséquence, donné lieu à aucune suite, si ce n’est que j’ai été interrogé pendant un total de sept heures par le CID (Criminal Investigation Department).

En résumé, la visite du pape est, à n’en pas douter, une bénédiction pour notre pays et pour le monde entier qui pourra honorer un nouveau saint ; elle représente aussi un immense espoir de réconciliation pour tous ceux qui ont été victimes de la guerre, qu’ils vivent au Sud (NDLR – dans les provinces majoritairement peuplées de Cinghalais) ou au Nord (NDLR – dans les provinces du Nord et de l’Est où les Tamouls sont majoritaires).

Que représente le sanctuaire de Madhu pour les catholiques tamouls et cinghalais ?

Ce sanctuaire marial est riche d’une histoire quatre fois centenaire. Une statue miraculeuse de Notre-Dame de Lanka y est vénérée. Elle a été apportée ici à Mannar depuis Mandhai, où les catholiques faisaient face à une féroce persécution de la part des Hollandais.

Aujourd’hui, quelque 600 000 personnes fréquentent le sanctuaire chaque année, les célébrations qui attirent le plus de monde étant celles du 15 août, fête de l’Assomption de la Vierge Marie. Chacun sait que Madhu n’attire pas que les catholiques mais aussi les hindous, les bouddhistes, les Tamouls et les Cinghalais qui s’y rendent en grand nombre. Madhu est donc un témoin de l’histoire de notre Eglise au Sri Lanka ainsi que la manifestation concrète d’une vie commune.

 

Haut-lieu du catholicisme à Sri Lanka, le sanctuaire marial de Madhu, situé au cœur de la jungle,
accueillera le pape François le 14 janvier 2015.
Crédit : DR

La visite s’inscrit dans un climat électoral particulier. Voyez-vous des risques à maintenir celle-ci, comme semble vouloir le faire le Saint-Siège ?

Il est très dommage que la visite de Sa Sainteté le pape au Sri Lanka se passe en pleine période post-électorale. Les dates de la visite du pape avaient été fixées bien avant qu’il ne soit question de l’organisation des élections présidentielles anticipées.

Quand je dis que c’est très dommage, je veux seulement souligner que, dans notre pays, les périodes électorales et post-électorales sont quasi-systématiquement marquées par un grand nombre de violations des règlements électoraux et qu’après le scrutin, se manifestent toutes sortes de violences, y compris physiques.

Nous, les évêques de l’Eglise catholique, avons plaidé tout cela auprès du gouvernement, lui demandant instamment de mettre les élections à une date postérieure à la visite pontificale. Mais il nous a été répondu que la date des élections n’était pas déplaçable et promesse nous a été faite que les mesures nécessaires seraient prises pour empêcher toute violence.

Nous espérons donc et nous prions pour que cette période se déroule de manière pacifique et que les élections se passent de manière honnête et libre. Nous attendons donc et le pape et les élections. Et nous comptons sur le gouvernement pour prendre toutes les mesures nécessaires afin que ces deux événements se déroulent dans une atmosphère paisible. Pour ce qui concerne le déplacement du pape à Madhu, les autorités nous ont annoncés que 2 600 policiers seraient déployés sur le site du sanctuaire marial, tandis que l’armée sécuriserait la jungle alentour, tout en se montrant parfaitement discrète.

Vous avez déclaré à plusieurs reprises que la situation des Tamouls demeurait extrêmement préoccupante. Qu’entendez-vous par là ?

Je veux seulement signifier que l’absence de guerre ne garantit pas la présence de la paix. Les Tigres tamouls du LTTE ont été défaits, mais il ne fait pas de doute que la guerre se poursuit d’une autre manière contre le peuple tamoul. Il suffit de dire que plus de 70 % des forces armées du pays sont stationnés dans les deux provinces du Nord et de l’Est et que la police, qui est armée elle aussi, y est également très présente.

L’armée interfère dans absolument tous les domaines de la vie quotidienne. Et ce faisant, elle viole les droits civiques et fondamentaux de la population locale. L’armée a réquisitionné de vastes étendues de terre qui appartiennent à des Tamouls. Elle favorise la construction de temples bouddhiques là où il n’existe pas de populations bouddhistes.

Nous sommes en présence d’une colonisation menée par la puissance publique. Et cela est fait de manière à renverser l’équilibre démographique à terme : faire en sorte que les Tamouls deviennent minoritaires dans ces deux provinces, afin qu’électoralement ils ne soient pas en position de l’emporter. C’est un dessein machiavélique !

Mais l’armée est aussi lourdement présente dans l’économie, dans l’agriculture comme dans la pêche. L’objectif poursuivi est bien d’aboutir à la déstructuration de l’existence du peuple tamoul, aujourd’hui comme dans le futur.

L’objectif est d’ailleurs en partie déjà atteint : nos jeunes perdent espoir et ils n’ont plus confiance en leur capacité de bâtir leur avenir sur place. Ils partent et c’est ce qui explique pourquoi ils sont si nombreux à tenter leur chance, ou plutôt à courir tous les risques, devrai-je dire, pour émigrer jusqu’en Australie ou ailleurs. Pourtant, c’est bien au peuple tamoul d’assurer ici l’avenir du peuple et de la nation tamouls.

Quelles sont les propositions de l’Eglise pour favoriser la reconstruction de l’unité nationale ?

En décembre 2013, la Conférence épiscopale a publié ce qu’on pourrait appeler sa magna carta : « For a peaceful land and a prosperous country ». C’est notre projet pour reconstruire le pays et relever la nation sri-lankaise. Le problème est de savoir si ces recommandations sont mises en œuvre de manière effective et avec sincérité. Or, je constate que si les intentions sont bonnes et sont clairement exprimées, leur mise en œuvre fait gravement défaut. Nous, les évêques, sommes donc d’accord sur l’objectif à atteindre mais l’application concrète fait défaut.

Dans les années 1980, vous étiez jeune évêque et Mgr Ranjith, devenu entretemps cardinal, était lui aussi jeune évêque, à Ratnapura. Vous avez tous les deux entrepris, lui le Cinghalais, vous le Tamoul, une démarche commune pour rencontrer le chef du LTTE et favoriser l’émergence de la paix. Aujourd’hui, le LTTE a été défait militairement. Le silence des armes s’est fait. Quelle démarche commune pourriez-vous à nouveau imaginer avec le cardinal Ranjith pour favoriser l’émergence d’une véritable paix nationale ?

Vous avez raison de rappeler cette histoire commune. A l’époque, Malcolm Ranjith présidait la Caritas nationale et j’en assurais la vice-présidence. C’est au nom de ces responsabilités que nous avions entrepris des démarches auprès des Tigres. Cela n’a pas été la seule fois où nous avons agi de concert. Nous avons accompagné des moines bouddhistes pour entrer en contact avec le LTTE. Nous avons souvent voyagé ensemble en Europe, en Inde et dans d’autres pays encore pour favoriser l’émergence d’un cessez-le-feu entre l’armée gouvernementale et les Tigres. Nous sommes même parvenus à ce que le pape écrive une lettre à la Norvège, un pays qui a été impliqué de très près dans les négociations.

C’était il y a plus de vingt ans. Aujourd’hui, je constate que le cardinal, qui est aussi le président de la Conférence épiscopale, ne souhaite sans doute plus le même travail collectif. Avec la campagne électorale pour les présidentielles, un député cinghalais de la majorité qui soutient le président sortant a pris contact avec le cardinal pour lui demander de venir devant l’ensemble des évêques expliquer la position de l’équipe actuellement au pouvoir. Cela tombait bien car, début décembre, nous tenions à Colombo notre deuxième session annuelle. Mais le cardinal a fait répondre au député qu’il pouvait le recevoir seul, en tête-à-tête, et qu’il n’était pas nécessaire de rencontrer l’ensemble des évêques. Ce n’est là qu’un exemple…

Ceci dit, rien n’est jamais perdu. Et j’exprime le souhait que l’Eglise catholique de Sri Lanka (qui réunit entre 7 et 8 % de la population du pays) se défasse d’un complexe d’infériorité latent : nous devrions nous taire parce que nous sommes une minorité ! Non ! Je souhaite que l’ensemble de l’Eglise se montre fidèle à la vérité et à la justice, comme Jésus nous a demandé de le faire. Ce n’est que comme cela que nous parviendrons à une paix durable. Quels que soient les risques encourus, nous avons à nous montrer prophétiques comme le Christ s’est montré prophétique. Le Christ n’avait que faire de la diplomatie. Il a dit ce qu’il avait à dire, sans se soucier des vagues que ses propos pouvaient soulever.

Pour ma part, je ne peux me faire l’idée de garder un caractère diplomatique à mon expression si cela a pour conséquence de me montrer infidèle à la mission qui nous a été confiée, si cela a pour conséquence de renoncer à être la voix des sans-voix.

(eda/ra)