Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – La Chine peut-elle normaliser ses relations avec le bouddhisme tibétain ?

Publié le 06/02/2015




Le très nationaliste Global Times l’assure : « Un petit nombre de responsables du Parti [communiste chinois] auraient rejoint des organisations indépendantistes tibétaines clandestines de la clique du dalaï lama ou se seraient lancés dans des activités nuisibles à la sécurité de la Chine. »

En novembre dernier, au cours d’une tournée au Tibet, un responsable de la puissante et très redoutée Commission d’inspection disciplinaire du Parti faisait état d’« officiels se comportant en disciples du dalaï lama ou soutenant des thèses séparatistes », et a annoncé qu’ils seraient « sévèrement sanctionnés ». C’est chose faite : fin janvier 2015, une quinzaine de fonctionnaires du Parti en poste au Tibet ont été démis de leurs fonctions, accusés d’avoir rejoint des « groupes indépendantistes » et d’avoir transmis des informations au dalaï lama.

Après la corruption, la police interne du Parti élargit donc son champ d’action pour sanctionner les supposés défauts de loyauté des cadres du Parti communiste. La mesure ne concerne pas que le Tibet ; quelques centaines de cadres au Xinjiang, province à majorité ouïghoure, font l’objet d’une enquête. Elle témoigne de la vigilance que le Parti exerce jusque sur ses propres membres envers tout manquement à la ligne politique fixée, qui, à en juger par la répression menée depuis des années au Xinjiang et au Tibet, n’évolue pas : dans le grand Ouest chinois turcophone, il semble que ce soit toute la population non Han qui fasse l’objet d’une suspicion pro-indépendantiste ; au Tibet, le contrôle exercé sur les Tibétains, en particulier sur les monastères bouddhistes, depuis les émeutes qui ont agité Lhassa en 2008, ne se desserre pas.

Dans ce contexte, un reportage de la BBC, diffusé le 29 janvier 2015, apporte un élément d’information intéressant. John Sudworth, du bureau de la BBC à Shanghai, y rapporte la rencontre qu’il a faite il y a peu avec un ancien cadre dirigeant du Parti communiste. Celui-ci l’a invité à son domicile privé à Pékin, ne se cachant pas d’être un bouddhiste fervent, possédant un portrait du dalaï lama sur son autel personnel. Plus significatif encore, ce membre du Parti communiste chinois lui a remis la vidéo d’une rencontre qu’il a eue avec le dalaï lama à Dharamsala, en Inde, en 2012. Manœuvre visant à intoxiquer les médias occidentaux pour les amener à penser que la Chine ne fait pas que mener une politique répressive au Tibet ou ballon d’essai lancé par une faction au sein du pouvoir chinois dans le but de faire évoluer cette même politique chinoise vers une issue négociée du problème tibétain ? Difficile à dire. La traduction est de la Rédaction d’Eglises d’Asie.
 

China’s super-rich communist Buddhists (titre original du reportage de la BBC)

La Chine peut-elle normaliser ses relations avec le bouddhisme tibétain ? Quelques éléments d’information récemment apparus manifestent que si l’Etat chinois continue de réprimer le nationalisme tibétain, il pourrait être en passe d’amender son attitude à l’égard de la religion bouddhiste elle-même, voire vis-à-vis du dalaï lama en personne.

Pour bon nombre de correspondants de presse étrangers en Chine, être invité au domicile privé d’un ancien cadre dirigeant du Parti communiste n’est quasiment pas envisageable. Que cela se fasse au domicile d’un haut cadré réputé entretenir des liens étroits avec les plus hautes sphères dirigeantes à Pékin et ayant travaillé pour les services de sécurité intérieure, apparaît comme encore plus improbable. Mais que cette invitation se fasse en présence d’une équipe de la BBC qui a pu filmer cet ancien cadre dirigeant en train de prier chez lui devant un portrait du dalaï lama, voilà qui frise l’extravagance la plus complète. De la science-fiction, pourrait-on dire !

C’est pourtant exactement ce que Xiao Wunan a fait. Dans son luxueux appartement pékinois, à l’honneur sur son autel bouddhiste privé, trône le portrait du chef spirituel tibétain, un homme que Pékin n’a de cesse de décrire comme un dangereux séparatiste.

En Chine, la seule détention d’une photographie du dalaï lama est susceptible, même pour un moine tibétain, de lui causer des difficultés sans nombre. Et, au Tibet, il est interdit de l’accrocher aux murs d’un monastère. Et pourtant, c’est bien cette photographie que nous voyons au domicile de Xiao Wunan, avec une autre photographie en-dessous où l’on peut voir notre hôte assis aux côtés de Geshe Sonam, un important chef spirituel tibétain.

« Ce n’est pas un problème », assure Xiao Wunan, âgé d’une cinquantaine d’années. « Nous ne prêtons plus vraiment attention au différend politique existant entre la Chine et le dalaï lama. En tant que bouddhistes, nous sommes attachés à ce dernier uniquement pour des raisons religieuses. Nous avons du mal à le considérer sous l’angle politique », explique-t-il encore.

C’est un homme d’affaires chinois, Sun Kejia, qui nous a introduit auprès de Xiao Wunan. Sun Kejia, 36 ans, appartient à cette classe de plus en plus nombreuse (même si les statistiques manquent) de Chinois aisés qui ont été attirés, ces dernières années, par la spiritualité du bouddhisme tibétain.

L’attrait grandissant des Chinois pour la religion en général est bien connu des chercheurs et est souvent décrit comme une conséquence de la réussite économique rapide de la Chine. Des millions de Chinois accèdent aujourd’hui à un niveau de vie auquel les générations précédentes n’auraient même pas rêvé. Mais cette croissance économique s’est accompagnée de bouleversements socioculturels d’une ampleur considérable et, dans la foulée de ces changements, bien des anciennes certitudes et valeurs d’autrefois ont été balayées.

« J’ai été confronté à de graves difficultés dans ma vie professionnelle, explique Sun Kejia. Et j’ai compris qu’elles ne pourraient être résolues à la seule force du poignet, mais que seuls Bouddha, les Esprits et Dieu pouvaient m’aider. »

C’est ainsi que Sun Kejia en est venu à mettre sa confiance non dans des banquiers ou des gestionnaires de fonds mais dans des moines – des moines tibétains en l’occurrence. Entretemps, sa fortune s’est copieusement arrondie et il estime cette dernière à plus de 100 millions de dollars US. Il gère notamment une chaîne de clubs bouddhistes et paye de sa poche des chefs spirituels tibétains afin qu’ils viennent y prêcher. C’est le cas avec le moine Geshe Sonam. Et il n’hésite pas à leur verser les sommes dont ils ont grand besoin pour leurs missions et leurs monastères au Tibet.

Si les invités de Sun Kejia, qui sont des hommes d’affaires, des cadres du Parti ou des investisseurs en immobilier, trouvent réconfort et aide spirituelle auprès des moines bouddhistes, lui ne cache pas le but qu’il poursuit. « Ce que je recherche, c’est un réseau d’influence, affirme-t-il. Mes amis sont attirés par cet endroit et moi, je peux utiliser leurs ressources pour mes propres affaires. C’est ma récompense pour faire connaître le bouddhisme. Cela m’apporte un bon karma, ce qui me permet d’obtenir ce que je souhaite. »

Et ça a l’air de marcher ! Sun Kejia nous invite à rencontrer d’autres personnes influentes qui fréquentent son cercle. Assise par terre aux côtés de Geshe Sonam, se tient une femme dont Sun Kejia nous dit qu’elle est liée par sa famille aux échelons les plus élevés du pouvoir chinois. En compagnie d’un homme qu’elle présente comme un cadre dirigeant de la Commission nationale pour la réforme et le développement et avec qui elle est arrivée en voiture ce soir-là, elle dépose des montres, des chapelets de prière et des colliers aux pieds de Geshe Sonam afin que ce dernier les bénisse. Un luxueux banquet suit cette cérémonie religieuse.

Un peu plus tard, le moine reconnaît que l’ensemble le laisse un peu mal à l’aise. « Qu’importe la qualité de la nourriture, dit-il. Ce n’est que de la nourriture. Mais parfois cela tire en longueur et j’ai vraiment le sentiment de perdre mon temps. Cela m’énerve. Mais c’est aussi une manière de prêcher. Si je ne vais pas là, gagnerais-je autant à rester dans ma cellule sans en sortir ? »

Les moines bouddhistes ont besoin d’argent et ils sont des dizaines, voire des centaines à lever ainsi des fonds dans les grandes villes du pays. Etant donné que la Chine est toujours officiellement athée, tout ceci peut sembler étonnant, notamment en raison des liens entre bouddhisme et activisme politique au Tibet. Or non seulement la Chine autorise ce prosélytisme bouddhiste, mais elle l’encourage activement.

Certains analystes estiment que le président Xi Jinping se montre – relativement – plus tolérant que ses prédécesseurs en matière de religion dans l’espoir de combler ainsi le vide moral et spirituel que l’on constate aujourd’hui en Chine et d’apaiser à peu de frais les ferments de révolte sociale. La rumeur court, depuis quelque temps déjà, que des membres de l’élite chinoise s’intéressent au bouddhisme – et Peng Liyuan, la propre femme de Xi Jinping, serait du nombre. On rappelle aussi que Xi Zhongxun, le père de Xi Jinping, qui fut l’un des chefs du Parti communiste, aurait entretenu de bonnes relations avec le dalaï lama avant que ce dernier ne prenne la fuite en 1959 et quitte la Chine pour trouver refuge en Inde.

Voici peut-être la raison pour laquelle Xiao Wunan entre en scène : une autre rumeur présente en effet son père comme un proche du père du président. Il y a là bien entendu beaucoup de spéculation mais la question centrale reste de savoir si l’autorisation donnée à Xiao Wunan de dévoiler sa religiosité à la BBC est significative.

Xiao Wunan nous réserve une autre surprise, en nous remettant des extraits de vidéo le montrant en train de rencontrer le dalaï lama en Inde (son lieu d’exil) en 2012. Or les dernières rencontres officielles entre des responsables chinois et des responsables spirituels tibétains datent de 2010 et encore, elles n’ont eu lieu qu’entre des représentants des deux parties.

La vidéo de Xiao Wunan est donc une preuve exceptionnelle qu’il existe des contacts en tête-à-tête entre le dalaï lama et un interlocuteur proche du gouvernement chinois. Il y avait bien eu, à l’époque, des rumeurs d’une telle rencontre et de ses possibles significations mais il n’y en avait jamais eu de confirmation officielle – jusqu’à la présentation de cette vidéo à la BBC.

Au cours de sa conversation avec Xiao Wunan, le dalaï lama lui a fait part de son souci concernant la présence de faux moines en Chine. « Je suis moi aussi inquiet à ce sujet, répond Xiao Wunan. Je pense qu’il y a un réel besoin d’avoir un chef spirituel bouddhiste et il me semble que vous êtes le mieux placé pour jouer ce rôle. » A un autre moment, le dalaï lama se plaint de l’approche de la Chine vis-à-vis du Tibet. « Soyez honnête, reconnaissez que la Chine a agi de manière insensée dans sa politique tibétaine, dit le dalaï lama. Ils n’ont pas été à la hauteur. Cette politique de répression fait du mal à la Chine et aux Tibétains et elle donne une mauvaise image de la Chine à l’étranger. »

En réponse à nos questions, Xiao Wunan n’explicitera pas les fonctions qui ont été les siennes au sein de l’appareil dirigeant chinois. « Dites juste que je suis un ancien haut cadre du Parti. » Il insiste aussi sur le fait qu’il n’était pas investi d’un rôle officiel lors de sa rencontre avec le dalaï lama. Il précise qu’il était en Inde en sa qualité de vice-président d’une organisation appelée « Fondation pour l’Echange et la Coopération en Asie-Pacifique » (APECF – Asia Pacific Exchange and Cooperation Foundation).

L’APECF est souvent décrite comme une émanation du gouvernement chinois chargée de contribuer à renforcer l’influence de la Chine sur la scène asiatique. Elle est ainsi présente dans un projet représentant des milliards de dollars d’investissement pour construire un centre bouddhique au Népal.

Quoiqu’il en soit, il semble improbable qu’un ancien cadre dirigeant du parti puisse rendre visite au dalaï lama en Inde et a fortiori être filmé en train de prier devant la photographie de ce dernier sans bénéficier de solides appuis à Pékin.

Qu’est-ce que tout cela signifie ? J’ai posé la question à Robbie Barnett, spécialiste du Tibet à l’université Columbia de New-York. Selon lui, il faut prendre garde à ne pas donner trop d’importance à cette visite, mais il reconnaît qu’elle revêt néanmoins une portée symbolique. « Je ne vois rien de très politique dans cette rencontre, affirme-t-il. Mais elle est révélatrice d’un mouvement possible ou d’une réflexion quant à l’éventualité d’un changement d’approche. »

Il estime que le pouvoir chinois dans son ensemble ne soutient sans doute pas la publicité donnée au geste de Xiao Wunan mais qu’une faction influente est certainement derrière. « Ce que nous pouvons dire est que cela est fait pour signifier quelque chose, explique-t-il. Ils veulent nous faire comprendre que quelque chose est en train de se passer, qu’un débat a lieu. »

Sans risque de se tromper, on peut affirmer que l’interdiction du portrait du dalaï lama et le durcissement du contrôle chinois ces deux dernières décennies n’ont fait qu’aviver les tensions au Tibet. Durant toutes ces années, il y a bien eu des rencontres entre les deux parties, certaines publiques, d’autres informelles, mais rien n’a vraiment changé. Ces derniers mois toutefois, certains signes laissent penser que le dialogue, jusqu’alors informel, est devenu plus conséquent ; la possibilité d’une visite en Chine du dalaï lama a même été évoquée.

La question demeure maintenant de savoir si le fait que Xiao Wunan montre, vidéo à l’appui, que des contacts existent, doit être interprété comme la preuve que le président Xi Jinping est en passe de changer la politique chinoise vis-à-vis du bouddhisme tibétain ou si ce n’est là qu’un écran de fumée destiné à cacher, sous l’apparence d’un possible assouplissement de la ligne politique, le fait que la répression continue de plus belle au Tibet.

Ce qui est certain, derrière Xiao Wunan et son autel bouddhique présentant le portrait du dalaï lama, c’est que des membres influents de l’élite chinoise se sont ralliés au bouddhisme tibétain et que des moines ont l’autorisation de les encourager. « Ils ne seront peut-être pas en mesure d’acheter leur billet pour le nirvana, glisse Geshe Sonam. Mais dans le bouddhisme, rien n’est perdu, plus vous dépensez de l’argent en rituel, meilleur est votre karma. »

(eda/ra)