Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Entretien avec Mgr F.-X. Kriengsak Kovithavanij, nouveau cardinal thaïlandais

Publié le 09/02/2015




Mgr François-Xavier Kriengsak Kovithavanij, archevêque de Bangkok, est l’un des vingt nouveaux cardinaux créés par le pape François en janvier dernier, et l’un des trois venant d’Asie, avec Mgr Charles Bo, archevêque de Rangoun (Birmanie), et Mgr Pierre Nguyên Van Nhon, archevêque de Hanoi (Vietnam). Le 14 février, il sera au Vatican pour recevoir officiellement sa dignité de cardinal. …

Né en 1949 dans une famille catholique du quartier de Bang Rak, à Bangkok, Mgr François-Xavier Kriengsak a étudié au séminaire Saint-Joseph de Nakhon Pathom, à l’ouest de Bangkok, de 1966 à 1970. Il a ensuite fait des études de théologie et de philosophie à l’Université pontificale urbanienne à Rome de 1970 à 1976, avant d’être ordonné prêtre à la cathédrale de l’Assomption, à Bangkok, par l’archevêque de Bangkok d’alors, Mgr Michael Michai Kitbunchu.

Après avoir été vicaire dans différentes paroisses, il retourne à Rome en 1982 pour étudier à l’Université pontificale grégorienne. En 2007, le pape Benoit XVI le nomme archevêque de Nakhon Sawan. Il devient archevêque de Bangkok en 2009, succédant à Mgr Michai, lui aussi cardinal.

Juste avant son départ pour le Vatican, Mgr François-Xavier Kriengsak a accordé un entretien à Eglises d’Asie, où il évoque les questions du dialogue interreligieux, la contribution que l’Eglise catholique peut apporter à la société thaïlandaise et la collaboration entre les Eglises catholiques de la région du sud-est asiatique. Les catholiques en Thaïlande sont environ 300 000, soit une toute petite minorité de 0,5 % d’une population de 70 millions d’habitants très majoritairement bouddhistes (95 %).

 

Eglises d’Asie : Quelle est la situation du dialogue interreligieux entre l’Eglise catholique de Thaïlande et l’Eglise bouddhiste ?

Cardinal François-Xavier Kriengsak Kovithavanij : En Thaïlande, le dialogue interreligieux est important depuis de nombreuses années. Si vous examinez les textes sacrés de toutes les religions, vous trouverez une phrase similaire à celle qui se trouve dans nos textes chrétiens : « Faites aux autres ce que vous voudriez que les autres vous fassent et ne faites pas aux autres ce que vous ne voudriez pas que l’on vous fasse. » Cette phrase présente dans les écritures sacrées de toutes les religions, nous l’appelons la « règle d’or ». Et les fidèles de toutes les religions essaient de mettre cela en pratique. C’est le point de rencontre des pratiquants de toutes les religions. Ils veulent marcher la main dans la main.

Cela est particulièrement vrai depuis Vatican II. Cela fait 53 ans que ce concile constitue l’une des lignes directrices de l’Eglise catholique. C’est le moment où nous avons commencé à faire ces choses ensemble, avec une très bonne collaboration interreligieuse entre les fidèles des différentes religions.

Certains penseurs bouddhistes, par exemple Phra Buddhadasa, considèrent qu’il y a un fond commun entre le bouddhisme et le catholicisme. Il identifie ainsi Dieu au Dhamma (ou Dharma), l’enseignement du Bouddha, en s’appuyant sur cette phrase de la Bible : « Au commencement était le Verbe ». Qu’en pensez-vous ?

Il me semble que Buddhadasa Bhikkhu s’est efforcé lui aussi de trouver le point de rencontre, d’une manière courageuse. Vous savez, même si nous sommes différents au niveau de la pratique et même au niveau de la compréhension – les chrétiens envisagent l’univers d’une certaine manière et les bouddhistes d’une autre manière –, ce n’est pas un obstacle majeur. L’important est qu’il y a vraiment quelque chose de commun. C’est pour cela qu’il est important d’étudier de manière approfondie les écritures. L’important est d’ouvrir son cœur. Nous devons comprendre que nous avons besoin les uns des autres. Nous pouvons être différents, mais nous n’avons pas à être tous les mêmes. L’unité dans la diversité est notre croyance dans l’Eglise chrétienne. Et nous pouvons marcher et collaborer ensemble pour le bien de la société et même pour le progrès des religions. Car le dialogue interreligieux n’est pas seulement une collaboration pour le bien de la société, mais également une sorte d’échanges d’expériences diverses. Nous sommes différents, mais l’un peut contribuer au développement de l’autre, dans le sens où nous allons croître ensemble.

L’Eglise catholique en Thaïlande a une position importante dans le secteur de l’éducation de haute qualité. Beaucoup de membres de l’élite du pays passent par les écoles catholiques. Est-ce un moyen pour l’Eglise de transmettre certaines valeurs à la société thaïlandaise ?

L’Eglise considère que l’éducation est très importante pour le bien de la société. Car si nous pouvons apporter une éducation aux jeunes, ils vont grandir avec ces valeurs enracinées dans leur cœur, et je pense que cela peut être un moyen de changer la société. Mais même si l’Eglise catholique travaille beaucoup dans le domaine de l’éducation, nous sentons qu’il y a beaucoup plus à faire. L’Eglise catholique est très petite dans la société thaïlandaise, mais nous voulons collaborer avec d’autres institutions de manière à ce que cette idée puisse se propager de plus en plus.

Par exemple, ces trois dernières années, nous avons commencé à renouveler l’enseignement de l’éthique dans les écoles catholiques. Nous sommes repartis de zéro sur cette question, de concert avec toutes les congrégations religieuses qui administrent les écoles. Cette éducation éthique est importante pour la totalité des enfants de nos écoles. Le catéchisme ou l’enseignement de la foi chrétienne, nous le réservons aux élèves chrétiens. Pour les autres, ce qui est important est qu’ils sont Thaïlandais, qu’ils sont des personnes que nous devons prendre en considération et qui sont sous notre responsabilité pour leur formation. C’est pour cela que l’éducation éthique est dispensée à tous les enfants de nos écoles catholiques. Quand nous aurons fini le renouvellement de ces cours d’éthique, nous devrons former de nouveau nos enseignants, parce qu’il ne s’agit pas seulement de les former à enseigner ces valeurs, mais aussi de les aider à les vivre. Nous voudrions également partager cette expérience avec d’autres institutions, comme par exemple les établissements d’enseignement supérieur, de manière à pouvoir collaborer avec eux pour le bien de la société thaïlandaise.

Bon nombre d’élèves des écoles catholiques de Thaïlande viennent de familles riches. Y-a-t-il des dispositions pour permettre l’accès à des familles moins favorisées ?

Il y a certains enfants issus de familles de la haute société, mais aussi beaucoup d’enfants vivant tout type de situation sociale. Par ailleurs, dans les régions reculées, nous avons aussi des écoles pour les personnes qui bénéficient de moins d’opportunités. Par exemple, il y a sept ans, alors je venais d’être nommé évêque de Nakhon Sawan, je me suis rendu compte que les missionnaires MEP (Missions Etrangères de Paris) n’aimaient pas travailler dans des institutions comme les écoles au sens classique du terme, mais qu’ils avaient fondé des écoles dans les zones reculées, là où il n’y avait pas d’écoles du tout, dans la forêt et les villages. Ils y dispensaient gratuitement un enseignement, car les gens dans ces régions ne peuvent pas payer. Mais ils l’ont fait malgré tout, car s’il n’y a pas d’éducation, comment pouvons-nous aider la société à se développer ? Leur travail a été étonnant. J’essaie aussi de travailler dans cette direction, de façon à ce que les gens dans les régions éloignées aient la possibilité de donner une éducation à leurs enfants.

Vous avez aussi mis l’accent sur l’aide aux minorités montagnardes du nord, n’est-ce-pas ?

Oui, dans les régions de Nakhon Sawan, Mae Sot et Tak, il y a six groupes ethniques distincts. Mais dans le nord, dans la région de Chiang Mai, il y a huit groupes ethniques. Et il n’y a pas seulement que les groupes ethniques vivant depuis longtemps en Thaïlande. Par exemple, dans les années 1970, il y avait 700 000 ou 800 000 réfugiés venant d’autres pays d’Asie du Sud-Est : les boat-people vietnamiens, les Cambodgiens et les Laotiens. Ils sont tous retournés dans leur pays ou dans un pays tiers. Mais nous avons aussi trois millions de réfugiés du Myanmar depuis plus de vingt ans, répartis sur toute la longueur de la frontière entre le Myanmar et la Thaïlande. Ils manquent de presque tout. Certains vivent dans des camps de réfugiés, comme dans le camp de Mae La, 60 000 personnes, le camp d’Umpiem, 20 000 personnes, le camp de Nu Po, 10 000 personnes.

Pour ceux qui vivent dans les camps, il y a au moins le minimum pour leur survie. Mais pour ceux qui sont en dehors des camps, ils n’ont aucun droit, ils n’ont rien, c’est pour cela qu’ils doivent travailler. Nous avons ouverts 14 centres de formation en collaboration avec les missionnaires MEP et avec l’aide de nombreux amis à l’étranger, pour les gens du Myanmar, de manière à ce qu’ils puissent trouver du travail. Après cela, les parents ne rentraient plus chez eux le soir, et donc nous avons dû ouvrir une sorte de pensionnat, avec un pavillon pour les garçons, un pavillon pour les filles et un troisième pour les enseignants, tous birmans. Ils gèrent le pensionnat et nous les soutenons financièrement. Presque tous sont bouddhistes et certains d’entre eux musulmans.

Avant que je ne vienne à Bangkok, un grand nombre de parents de ces enfants ont été arrêtés, car ils résidaient illégalement en Thaïlande ; ils ont été renvoyés en Birmanie ou dans des pays tiers. Deux cent cinquante enfants, devenus « orphelins », sont restés avec nous. Nous avons alors décidé d’acheter un terrain, de bâtir un orphelinat, et nous avons demandé aux sœurs dominicaines de s’occuper des enfants. Si leurs parents reviennent, ils pourront les retrouver, c’est pour cela que nous ne pouvions pas disperser ces enfants en différents endroits. C’est ce que nous essayons de faire pour les moins favorisés dans la société.

Une fois, je suis allé rendre visite au gouverneur de la province de Tak, car il avait entendu dire que l’Eglise catholique s’occupait d’immigrants illégaux. Je lui ai dit : « Vous n’êtes pas sans savoir qu’il y a beaucoup de travailleurs illégaux en Thaïlande, mais si vous nous donnez la permission de faire quelque chose pour ces gens, cela bénéficiera aussi à la société thaïlandaise. » J’ai mentionné le nom de COERR, le Bureau catholique pour les secours d’urgence et les réfugiés, très actif dans les années 1970. Il a dit : « Ah, oui, COERR. D’accord, je vais fermer les yeux. Continuez à faire ce que vous faites. »

La corruption est une question fortement débattue actuellement en Thaïlande. Elle semble imprégner l’ensemble de la société. Quelle est votre vision de ce problème ?

Tout le monde est bien d’accord sur le fait que la corruption est inacceptable dans la société civile. Depuis 80 ans que la Thaïlande est une démocratie, tous les gouvernements ont essayé d’instaurer des dispositions dans la Constitution pour résoudre le problème. Il me semble que ces dernières années, les Thaïlandais se sont beaucoup renforcés dans leur rejet de la corruption. Dès lors, c’est le bon moment pour engager des actions pour résoudre ce problème.

Ce qui est en train de se passer en Thaïlande me semble être un tournant qui va permettre d’améliorer la société thaïlandaise. Durant la crise il y a trois ans, Human Rights Watch a considéré que les politiciens ne pouvaient pas trouver une issue à la crise et a appelé les leaders des différentes religions à lancer un appel pour apaiser les tensions et favoriser une réconciliation. Ils nous ont donné 30 minutes pour parler à la télévision, dix minutes par leader religieux. Avant le programme, les gens de Human Rights Watch nous ont demandé : « Que pouvez-vous faire pour désamorcer la situation ? ». Les leaders bouddhistes et musulmans n’avaient pas de suggestions. J’ai suggéré que chaque jour, à 18h00, juste après la diffusion de l’hymne national, nous appelions à ce que chacun fasse une minute de silence et prie selon sa religion. Durant mon intervention, j’ai demandé aux médias de répéter chaque jour l’annonce de ce rendez-vous de prière à 18h00. Mais ils ne l’ont fait que pendant deux jours, les médias n’étaient pas intéressés par cela. Le pouvoir des médias est très important. S’ils avaient pu aider à propager cette annonce pacifique, cela aurait pu changer les choses, d’autant que beaucoup de fidèles des différentes religions avaient marqué leur intérêt pour cette initiative.

L’an prochain, la Communauté de l’Association des Nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) va être établie. L’un des trois piliers est la communauté socioculturelle. Est-ce que les Eglises catholiques de la région ont pris des initiatives pour mieux se connaître ?

En Thaïlande, nous avons la Conférence des évêques et nous avons aussi la Commission ‘Justice et Paix’, qui transmet la doctrine sociale de l’Eglise catholique. Comme vous le savez en 2011, c’était le 120ème anniversaire de Rerum Novarum par le pape Léon XIII, la première doctrine sociale de l’Eglise. Nous disposons de plus désormais d’un Compendium de la doctrine sociale de l’Eglise. C’est très important, car il y a 120 ans, il y avait la révolution industrielle, ce qui a provoqué de nombreuses crises dans le monde du travail. Le pape Léon XIII a écrit la première encyclique sur la résolution des problèmes sociaux, et, après lui, tous les papes ont suivi. Maintenant, l’ensemble de ces textes relatif à la doctrine sociale de l’Eglise constituent un patrimoine, non seulement pour l’Eglise catholique mais qui est utilisé dans de nombreuses universités comme une doctrine en vue de l’amélioration de la société.

Par ailleurs, en Asie, nous avons la Fédération des Conférences épiscopales d’Asie (FABC). Au travers de cette organisation, les Eglises catholiques essaient de collaborer au sein de la région du sud-est asiatique pour propager cette doctrine sociale de l’Eglise qui est un message de paix. Le pape Jean XXIII a été canonisé. Il a aussi reçu le prix Nobel de la paix. Ses enseignements – l’encyclique Pacem in Terris – font partie de la doctrine sociale de l’Eglise. Cela veut dire que ses enseignements sont acceptés de par le monde. Il est bon que ces enseignements pénètrent dans les structures de la société, dans le monde de l’éducation, dans le champ politique, mais aussi dans le monde des affaires. Par exemple, mon prédécesseur, le cardinal Meechai Kitbunchu a fondé une association catholique des affaires. Les membres en sont des hommes d’affaires catholiques. Ils propagent cet enseignement dans l’ensemble du monde des affaires. Nous organisons aussi une rencontre des hommes d’affaires catholiques de l’ASEAN – la prochaine va avoir lieu en avril à Bangkok. Cela ne vise pas seulement les hommes d’affaires catholiques, mais aussi les autres. Nous avons aussi une association pour les médecins. Au travers de ces structures, nous pouvons propager la Bonne Nouvelle dans le domaine de la santé, de l’éducation et des affaires sociales, de manière à pouvoir, petit à petit, changer la société.

Y-a-t-il beaucoup de conversions en Thaïlande ? Qu’est-ce qui peut pousser un non-catholique, souvent un bouddhiste, à se convertir au catholicisme ?

Pour évangéliser, nous devons commencer par être des témoins. C’est pour cela que nous organisons le premier Conseil plénier de l’Eglise catholique de Thaïlande. La deuxième assemblée aura lieu en avril prochain pour commémorer le 350ème anniversaire du premier synode qui avait eu lieu à l’époque du royaume d’Ayuthaya, lorsque les Missions Etrangères de Paris sont arrivées à Ayuthaya. La seconde chose est d’établir et d’entretenir le dialogue entre les catholiques, entre les chrétiens de différentes dénominations et avec les fidèles des autres religions.

Pour ceux qui veulent se convertir au catholicisme, nous sommes ouverts. Nous annonçons la Bonne Nouvelle et l’Esprit Saint va travailler dans leur cœur de manière à ce qu’ils répondent. En 350 ans, le nombre de chrétiens n’a pas beaucoup augmenté. Peut-être n’avons-nous pas assez joué le rôle de témoin pour dire que Dieu n’était pas seulement pour nous mais aussi pour tous nos frères. Nous devons sans doute plus travailler.

Propos recueillis par Arnaud Dubus.

(eda/ra)