Eglises d'Asie

Obsèques sous haute tension pour les victimes du double attentat de Youhanabad

Publié le 17/03/2015




C’est dans un quartier bouclé par d’imposantes forces de sécurité qu’une foule de quelque 10 000 chrétiens a assisté, ce mardi matin 17 mars, à la célébration œcuménique organisée pour les obsèques des victimes de l’attentat commis dimanche dernier contre deux églises chrétiennes. A Youhanabad, …

… quartier de la banlieue sud de la ville de Lahore, l’archevêque catholique du lieu a exhorté l’ensemble des Pakistanais à bâtir « un avenir d’harmonie et de réconciliation ».

Signe de la tension qui traverse le pays et sa communauté chrétienne depuis l’attentat de dimanche, le gouverneur de la province du Pendjab avait fait déployer trois compagnies de Rangers, une unité paramilitaire, pour garder les accès de Youhanabad, quartier à majorité chrétienne. Depuis dimanche en effet, les manifestations des chrétiens, qui réclament une meilleure protection de la part des autorités pour leurs lieux de culte contre les extrémistes musulmans, ne faiblissent pas. Elles ont rassemblé des milliers de personnes dans les grandes villes du pays ainsi qu’à Gujranwala et à Gojra, localités à forte implantation chrétienne. A Gojra, le Premier ministre Nawaz Sharif a été contraint d’annuler sa participation à l’inauguration prévue lundi 16 mars de l’autoroute Multan-Faisalabad tant la mobilisation des manifestants était forte. Aux portes du quartier de Youhanabad, une conductrice, affolée semble-t-il par les manifestants chrétiens, a renversé cinq d’entre eux dont deux sont morts. Face à cette montée de la violence, les forces de l’ordre, qui ont pourtant reçu pour consigne de faire preuve de retenue face aux chrétiens en colère, ont fait usage de gaz lacrymogène et de canons à eau ; au moins un manifestant a été tué dans des circonstances qui restent à éclaircir.

C’est dans ce contexte volatil que les obsèques des victimes de l’attentat commis dimanche ont été célébrées. De 15, le bilan initial est monté à 17 tués, deux chrétiens blessés lors du double attentat-suicide étant décédés de leurs blessures ce 16 mars. La célébration a pris place à la St. John Girls High School, voisine des lieux de culte visés par les terroristes dimanche dernier. Le service œcuménique – les victimes chrétiennes étaient catholiques ou membres de l’Eglise du Pakistan – était présidé par Mgr Sebastian Shaw, archevêque catholique de Lahore, et Mgr Samuel Azariah, évêque de Raiwind, diocèse de l’Eglise du Pakistan dont le territoire comprend Lahore.

L’agence Fides rapporte qu’envers la foule réunie en silence, Mgr Shaw a eu ces paroles : « Nous n’avons pas besoin et nous ne voulons pas d’une guerre civile. Nous, chrétiens, sommes des hommes de paix. Nous ne laissons pas la douleur troubler notre regard. Il faut qu’il soit toujours celui du Christ et de son Evangile. Quel avenir voulons-nous construire pour le Pakistan ? Un avenir d’harmonie et de réconciliation. »

La teneur des propos de l’archevêque s’explique par ce qui occupe la Une des journaux pakistanais de ces deux derniers jours, à savoir le fait qu’immédiatement après le double attentat commis dimanche à Youhanabad, des chrétiens en colère se sont saisis de deux personnes qu’elles pensaient être des complices des terroristes-kamikazes pour les lyncher à mort. Un crime sans précédent dans l’histoire récente du Pakistan où la minorité chrétienne a souvent répondu aux persécutions récurrentes dont elle est la cible par des manifestations pacifiques mais sans jamais recourir à la violence ni au meurtre.

Devant la commission chargée des Affaires intérieures de l’Assemblée nationale, le ministère de l’Intérieur, Chaudhry Nisar Ali Khan, a dénoncé l’attentat qui a visé la communauté chrétienne. « Ceux qui ont fait cela ne peuvent se réclamer d’aucune appartenance religieuse ; aucune religion au monde n’autorise de tels actes », a-t-il déclaré, appelant la nation « à l’unité » et jugeant que si les talibans en venaient à frapper « des mosquées, des églises et des écoles », c’était le signe que les mesures anti-terroristes prises par l’armée et le gouvernement étaient « efficaces ». « Nous avons réduit l’espace où (les terroristes) opèrent », a-t-il ajouté.

Le ministre a également déclaré devant les députés : « Nous nous tenons aux côtés de la communauté chrétienne mais nous prendrons les mesures qui s’imposent contre ceux qui ont lynché deux hommes et ont détruit des biens publics. » Avant de préciser : « Des mosquées et des imambargah [salles de prière pour les chiites – NDLR] ont été attaquées à Quetta et à Karachi, mais personne n’a été lynché en représailles. (…) ; un incident semblable s’est produit au cœur de Paris où une synagogue a été attaquée, mais la minorité juive n’a pas réagi en faisant preuve de violence dans la capitale française. »

Des propos qui ont fait réagir des éditorialistes de la presse locale. Dans Pakistan Today, on peut ainsi lire : « C’est l’incapacité de l’Etat et de ses élites – corrompues – à protéger depuis des années les vies, les biens et les droits fondamentaux des citoyens, qui a abouti à augmenter la méfiance des gouvernés envers les gouvernants, jusqu’au point où deux hommes soient lynchés par une foule en colère à Youhanabad. » L’éditorialiste du quotidien The Dawn daté du 16 mars écrit que ces violences suggèrent que « la réponse hésitante de l’Etat à la menace terroriste est en train de conduire à des ruptures dangereuses au sein de la société ». Dans les pages du même journal, cité par Courrier International, le chercheur Michael Kugelman va plus loin. Pour lui, « cette réaction pourrait marquer le début d’une nouvelle phase dangereuse mais tristement prévisible de conflits intercommunautaires, qui attisera les tensions dans un pays déjà divisé et qui pourrait, un jour, l’amener au bord de la guerre civile ». En effet, outre les chrétiens, des minorités musulmanes comme les chiites et les ahmadi sont victimes de discrimination et sont la cible d’attentats fréquents.

Pour enrayer la violence à l’œuvre dans la société pakistanaise, Mahmood Khan Achahzai, président du parti pachtoune Pashtoonkhwa Milli Awami Party (PkMAP), a déclaré à l’Assemblée nationale qu’il était temps que le gouvernement convoque une session extraordinaire du Parlement afin que le personnel politique, les militaires, les juges et les médias débattent de la politique à mettre en place pour lutter contre le terrorisme. Il a notamment pointé la responsabilité des madrasa (écoles religieuses musulmanes) dans l’essor de l’islamisme au sein de la société, des écoles qui sont soupçonnées, pour nombre d’entre elles, de former des extrémistes. « Nous sommes en guerre et nous sommes responsables de cette situation car nous avons utilisé les madrasa pour lutter contre les Russes en Afghanistan ; or, il est temps de refermer ce chapitre. Nous devons demander aux enseignants de ces écoles de se concentrer uniquement sur l’éducation », a-t-il déclaré.

(eda/ra)