Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR – Faut-il parler d’inculturation du christianisme en Asie ?

Publié le 18/03/2015




Le présent article propose une brève présentation de quelques recherches universitaires et débats académiques actuels qui pourront aider à approfondir et même repenser les enjeux de la question de l’inculturation du christianisme en Asie. La perspective n’est pas d’abord théologique, ecclésiologique ou philosophique, mais anthropologique et historique. …

… Michel Chambon est un théologien catholique laïc qui poursuit actuellement un doctorat en anthropologie à Boston University (Etats-Unis). Ses recherches portent sur la rencontre et l’hybridation actuelle entre culture chinoise et foi chrétienne. Après un master sur la croyance parmi les catholiques de Taipei dans les esprits-fantômes, sa recherche doctorale porte sur les pratiques de guérison parmi les protestants en Chine continentale. On pourra lire ses précédentes contributions dans les colonnes d’Eglises d’Asie ici (« Peut-on vraiment parler de pentecôtisme en Chine ? », 18 mars 2014) et ici (« Qui persécute l’Eglise en Chine ? », 20 octobre 2014).

Les vues exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement celles de la Rédaction d’Eglises d’Asie.

 

 

De Voltaire à nos jours, la société chinoise a été et demeure un stimulateur essentiel pour la pensée occidentale des faits religieux. C’est en rencontrant l’Asie (particulièrement le Siam puis la Chine) que les Occidentaux en vinrent à nommer, conceptualiser et mettre à distance leur propre tradition dite ‘religieuse’ : le christianisme. Aujourd’hui encore, l’étude des faits religieux en Chine stimule la réflexion intellectuelle en Occident, renouvelant sans cesse notre propre compréhension de la tradition chrétienne.

Le présent article propose une brève rétrospective de quelques ouvrages universitaires récents étudiant les chrétiens en Chine, et au-delà. Plus qu’une description sociologique, ces ouvrages témoignent des riches débats universitaires sur le fait religieux et soulignent combien des concepts tel que le ‘christianisme’ et la ‘religion’ ne vont pas de soi tant l’épaisseur socio-historique de la référence à Jésus le Christ est complexe et riche. Une prise de distance critique sur ce que nous appelons un peu vite ‘christianisme’ peut nous aider à reconsidérer la manière dont nous envisageons trop souvent les débats sur « le christianisme en Chine » et ultimement sur la manière dont nous parlons des chrétiens en Chine aujourd’hui.

Dans leur ouvrage de 2011 La question religieuse en Chine (1), Vincent Goossaert et David Palmer allient histoire et anthropologie pour revisiter l’évolution et la reconfiguration du paysage religieux en Chine depuis le milieu du XIXe siècle jusqu’à nos jours. Les pratiques dites religieuses (méditation, offrandes, techniques de longévité, etc.), loin d’avoir disparues devant l’avancée des sciences modernes (physique, médecine, biologie) ou de s’être recentrées sur un noyau supposément ‘traditionnel’ et ‘authentique’, ont été incroyablement transformées et/ou revitalisées.

Durant toute cette période, les multiples acteurs sociaux (associations de temple, clergés, législateurs, groupe de dévots, associations caritatives, etc.) n’ont cessé d’agencer, recycler, éradiquer ou inventer des pratiques diverses – toutes liées à des corpus doctrinaires constamment réévalués –, empruntant parfois à ce qu’il est désormais convenu d’appeler la médecine moderne, la géomancie chinoise, la divination, ou le culte des ancêtres.

Pour David Palmer et Vincent Goossaert, cette évolution du paysage religieux chinois révèle une sorte de bricolage permanent qui empêche de dire précisément ce qui serait religieux ou non, ou ce qui serait uniquement ‘bouddhique’, ‘taoïste’ ou autre (quand bien même ces catégories seraient une réalité juridique et institutionnelle). Les deux auteurs se distinguent dans le paysage intellectuel actuel en refusant d’une part de réduire les faits religieux à une diversité de pratiques disparates (chacune spécifique à des acteurs religieux particuliers), et d’autre part de considérer les faits religieux comme un tout allant-de-soi et se transmettant par soi-même. Pour le dire autrement, Vincent Goossaert et David Palmer refusent à la fois le contextualisme (le contexte expliquerait entièrement l’évolution des religions) et l’essentialisme (il y aurait une soi-disant essence spécifique à chaque religion). Finalement, les pratiques dites religieuses se révèlent comme une question : une question au plan politique pour le législateur qui cherche à encadrer ces pratiques très hétérogènes et mouvantes ; mais aussi une question sur le plan intellectuel pour définir ce que peut être la religiosité et les traditions religieuses.

Dans ce contexte de paysage religieux changeant, l’étude du ‘christianisme’ en Chine se révèle beaucoup plus ardue et complexe qu’il ne parait de prime abord. Pour s’en convaincre, il faut lire l’ouvrage de l’historien Lian Xi Racheté par le Feu (2), qui propose l’une des meilleures études historiques sur le christianisme ‘indigène’ chinois. Lian Xi présente en effet l’émergence et le développement depuis la fin du XIXe siècle de divers groupes et sectes chrétiennes en Chine (Taiping, l’Eglise du Vrai Jésus, La Famille de Jésus, le Petit Troupeau, etc.). La majorité de ces groupes subsistent de nos jours, certains sont très importants en nombre et influence, d’autres ont disparu. Tous se réfèrent à Jésus de Nazareth et se présentent comme ‘chrétiens’ (jidujiao), mais à peu près tous réécrivent les Ecritures, cultivent les visions apocalyptiques et rejettent la foi trinitaire. Certains sont aujourd’hui reconnues comme « protestants » par l’Etat chinois (et certains médias occidentaux), alors que d’autres sont combattus comme « cultes pervers ». Le grand mérite du travail de Lian Xi est d’explorer avec un œil ‘bienveillant’ (quoique questionnable) ce christianisme indigène en Chine, ses nuances et ses caractéristiques bien locales, pour montrer comment la référence à Jésus peut produire des traditions locales très variées. Ce qui pourrait prêter à un certain dédain ou silence de la part d’observateurs étrangers est présenté comme ‘inculturation’ du christianisme sans focalisation sur les questions théologiques. De la sorte, cette recherche aide à entrevoir combien la notion de ‘christianisme’ n’est pas une catégorie toute faite et prédéterminée – particulièrement en Chine.

Un autre ouvrage récent qui vient enrichir la conversation est celui d’Eugenio Menegon Ancêtres, Vierges, et Religieux (3). Paru en 2009, ce travail d’historien présente une étude détaillée de l’arrivée et du développement du catholicisme dans le nord de la province du Fujian, via les missionnaires franciscains et dominicains de Manille. Le but de l’auteur est de prendre part au débat académique sur le rapport entre Etat et société civile dans la Chine impériale, via le cas d’étude spécifique du développement du catholicisme. Il est passionnant de découvrir combien ce dernier s’est répandu dans le nord du Fujian via les élites locales, les lettrés dit ‘confucéens’ mais aussi les marchants et gros propriétaires, et non pas seulement via les missionnaires.

Une multitude de réseaux et cercles sociaux très variés s’approprièrent des éléments du catholicisme espagnol – tel une sorte de capital symbolique – pour renégocier leur situation sociale. On découvre que, comme en Corée, les élites lettrées confucéennes ont joué un rôle essentiel pour faire du catholicisme une religion ‘locale’.

Cette enquête historique sur l’insertion et la transmission d’une ‘affiliation’ religieuse nouvelle donne à palper la complexité de la société civile chinoise, la diversité de ses acteurs religieux et économiques, tout autant que la complexité de l’Etat impérial Chinois en termes de pratiques administratives et de structures sociales. Loin de laisser croire à des dichotomies simplistes telles que Etat/société ou missionnaires/évangélisés, cette étude aide à découvrir comment la foi en Jésus Christ fut un élément parmi d’autres pour renégocier les normes et valeurs de la société chinoise dans le Nord-Fujian, et aider plus tard la Chine à passer d’un modèle impérial à celui de l’Etat-nation.

Un autre ouvrage important pour enrichir cette réflexion sur le développement du christianisme en Chine comme réalité socio-économique complexe est le travail de Cao Nanlai, Construire la Jérusalem de Chine (4). Dans cette étude anthropologique d’un protestantisme contemporain chinois, Cao présente comment nombre de ‘patrons chrétiens’ de la grande ville de Wenzhou se réfèrent aux théories de Max Weber pour expliquer avec insistance combien le christianisme (protestant – calviniste) est un facteur de développement économique. Leurs église-usines sont dirigées par une équipe d’investisseurs/co-gérants, recoupant des réalités de production industrielle et des réalités cultuelles protestantes au sein de laquelle une même communauté de fidèles/ouvriers s’engage.

Cao Nanlai nous fait découvrir combien la ville la plus chrétienne de Chine (entre 25 % et 30 % de la population serait chrétienne) a développé un modèle ecclésial très spécifique, corporatiste et entrepreneurial, mais relativement éloigné du calvinisme hollandais des XVIIe et XVIIIe siècles. Ces structures ecclésiales, qui allient lieu de culte et unité de production, sont en fait évangéliques de par leur style, fondamentalistes dans leur approche biblique, et relativement conservatrices pour les questions sociales. Ces églises, très nombreuses à Wenzhou, sont bien souvent massives et voyantes, au cœur de réseaux marchands allant de Paris à San Francisco, mais curieusement elles n’ont pas de pasteur résidentiel (point que Cao Nanlai oublie de mentionner). De même, les questions éthiques au cœur de la théologie de Calvin – et de l’argument de Max Weber – demeurent au second plan pour ces ‘patrons chrétiens’ de Wenzhou (5).

Le travail de Cao Nanlai peut aussi se lire en écho à un récent débat en anthropologie sur la notion de ‘globalisation’ et en parallèle avec le travail de Brian Howell sur les baptistes des Philippines (6). Il s’avère en effet très stimulant de penser le ‘christianisme’ comme l’une des religions globales et comme facteur de globalisation. L’enjeu est alors d’expliciter ce qu’on entend par globalisation – dans un débat où la question est souvent posée au travers d’une opposition implicite entre le « local » et le « global ».

Est-ce que devenir chrétien est une affiliation à une identité ‘globale’ (américaine ?) en réaction contre une identité locale ? Comment identité chrétienne et identité locale sont-elles articulées ? Face à de telles questions très importante en Asie, Brian Howell refuse d’appréhender la conversion au christianisme (ici baptiste) dans un schème statique et dualiste local/global. Au contraire, il s’applique à démontrer que la foi baptiste est utilisée par les croyants philippins comme moyen de ‘localisation’, c’est-à-dire comme schème de pensée pour redéfinir leur identité en fonction d’éléments dits locaux et globaux – aucun n’étant ‘intangibles’ et ‘explicites’ par nature. C’est par leur conversion à la foi baptiste que ces croyants philippins donnent une nouvelle épaisseur à leur identité que certains diraient ‘locale’ en écho à de multiples référents que d’aucuns voudraient nommer ‘globaux’. Dit autrement, la foi chrétienne (baptiste) leur permet de se relocaliser autrement que ce que la société dominante propose. Ils ne sont pas moins ‘locaux’ ou pas plus ‘globaux’ : ils s’engagent dans un processus dynamique de repositionnement de leur société.

Un dernier ouvrage récent tentant de penser le christianisme en contexte asiatique est celui de l’historienne Henrietta Harrison. Dans La malédiction du missionnaire (7), l’auteure prend explicitement le contre-pied de Lian Xi et Eugenio Menegon – cités plus haut – pour dénoncer une compréhension étroite de l’inculturation. L’idée dominante voudrait que plus le christianisme se développe et s’enracine en Chine, plus il devient chinois. Or, la réalité est plus subtile. En menant une enquête historique très ‘astucieuse’ couvrant une période historique de trois siècles, Henrietta Harrison met en parallèle la mémoire locale de communautés catholiques du nord de la Chine avec ce que les archives offrent aujourd’hui (archives du Vatican et des congrégations religieuses).

Elle montre qu’il y a une réelle tension ‘herméneutique’ entre ce que les catholiques locaux et ce que les archives disent. Concrètement, les pratiques catholiques en Chine (et la mémoire collective qui en est faite) sont bien plus ‘exotiques’ et ‘différentes’ que celles de leurs concitoyens non catholiques d’aujourd’hui ; alors qu’il y a trois siècles, les formes de dévotions et pratiques religieuses pratiquées dans les églises catholiques et les temples chinois avaient beaucoup plus de proximités et similarités. Plus le catholicisme a perduré dans la Chine du nord, plus il s’est distingué et a divergé par rapport aux autres pratiques religieuses locales. Pour Henrietta Harrison, la distance entre les catholiques chinois et la culture religieuse locale s’est en fait accrue au cours des siècles. Ceci n’est pas d’abord dû à des directives ‘romaines’, cléricales, ou à des forces extérieures, mais à un travail de relecture et d’interprétation par les communautés catholiques chinoises elles-mêmes.

Ce trop rapide parcours à travers quelques récents ouvrages universitaires montre comment le travail actuels des historiens et anthropologues aident à repenser la notion d’inculturation du christianisme en Chine. Les termes du débat tel que ‘christianisme’, ‘culture locale’, ‘société civile’, ‘pouvoir politique’ s’avèrent tous à manipuler avec prudence. Ultimement, ces recherches universitaires et débats académiques donnent à goûter la complexité, la richesse et la profondeur de la vitalité chrétienne dans une société – ce qui devrait nourrir la réflexion théologique, ecclésiologique et spirituelle.

On voit combien le développement du christianisme en Chine n’est pas seulement une affaire de statistiques ou de politique – au sens étroit du terme –, pas plus qu’il n’est une simple affaire de théologie ou de clercs. On ne saurait réduire les chrétiens de Chine à un groupe homogène et clairement définis, soi-disant opposé à l’Etat (lui-même soi-disant homogène et clairement défini), car ce genre d’approche simpliste ne fait ni honneur à la riche réalité socio-historique des croyants chinois, ni honneur à la théologie chrétienne du mystère de l’Eglise.

Le propos de cette brève rétrospective n’est finalement pas de dépeindre un éventuel portrait-type des chrétiens chinois – portrait qui ne sera toujours que partiel – ni de dire à quoi ressemblerait une version ‘inculturée’ du ‘christianisme’ en Chine, mais de questionner les termes du débats ; termes qui trop souvent nous condamnent à des apories. Avant de débattre et combattre sur une question, il nous faut oser questionner la question et s’assurer de la pertinence des cadres de pensée sous-jacents au débat. Ceci est particulièrement vrai quand il en va de l’inculturation du christianisme en Chine, ou de la situation des chrétiens de Chine.

Michel Chambon, mars 2015