Eglises d'Asie

La relance des relations entre Rome et Pékin passerait-elle par la canonisation de deux figures majeures de l’Eglise en Chine ?

Publié le 28/03/2014




Le déroulement des obsèques de Mgr Fan Zhongliang à Shanghai vient de le montrer : si les catholiques en Chine continuent de voir leur liberté religieuse sérieusement limitée, ils peuvent trouver un espace pour exprimer leur foi en public.

Ce qui s’est passé à Shanghai samedi dernier, 22 mars, peut être lu de deux manières. D’un côté, en interdisant que les funérailles de feu l’évêque « clandestin » de Shanghai se déroulent à la cathédrale du diocèse et en exigeant que ne soit pas fait mention, dans le livret de la messe des obsèques, du statut épiscopal de Mgr Fan, les autorités chinoises ont persisté dans leur volonté de maintenir une pression considérable sur l’Eglise. D’un autre côté, en permettant que les funérailles soient organisées dans le funérarium où avait été transportée la dépouille de l’évêque et les obsèques se déroulent en présence de dizaines de prêtres, « clandestins » et « officiels », et d’une foule de plusieurs milliers de fidèles, ces mêmes autorités ont fait preuve de retenue : en se gardant d’intervenir de manière musclée, elles ont permis aux catholiques de Shanghai de témoigner de leur foi et de leur unité ; certes, Mgr Ma Daqin n’a pas reçu la permission de venir présider ou même assister aux funérailles, mais les prêtres qui ont célébré l’office funéraire ont prié pour lui comme étant celui qui est leur pasteur légitime.

Quelle conclusion tirer d’une telle double lecture du déroulement des obsèques pour ce qui concerne les relations entre l’Eglise catholique et le pouvoir chinois ? Il n’a pas échappé à l’attention de Rome le fait que l’affirmation de la puissance chinoise sur la scène internationale s’accompagnait d’un souci de Pékin d’apparaître non comme une puissance menaçante et conquérante mais comme une puissance morale et culturelle, porteuse d’un « rêve » chinois incarné par un réseau toujours plus étendu d’Instituts Confucius prônant l’harmonie et la paix.

Pour le Saint-Siège, la concomitance, il y a un an, de l’élection du pape François sur le siège de Pierre et de l’accès de Xi Jinping aux plus hautes fonctions à la tête de la République populaire de Chine a été l’occasion de renouer avec Pékin un dialogue mis à mal ces dernières années par une série d’ordinations épiscopales menées sans l’accord du pape. Le pape François a révélé il y a quelques jours qu’il avait écrit au président Xi Jinping à l’occasion de son élection et que le dirigeant chinois avait répondu à sa lettre. Rien n’a été divulgué du contenu de cet échange épistolaire – le pape a seulement révélé qu’il existait « des relations » entre le Vatican et Pékin –, mais le simple fait que son existence a été rendue publique indique qu’il est considéré comme encourageant par Rome.

Par ailleurs, à l’occasion de la récente visite en Europe, en France notamment, de Xi Jinping, un article du journal La Croix consacré au président chinois a livré une information inédite. Daté du 26 mars, signé de Dorian Malovic, journaliste spécialiste de l’Asie au sein du quotidien catholique, l’article cite « un expert protestant de Hongkong » et évoque « des discussions en coulisse déjà bien avancées qui pourraient déboucher sur un geste diplomatique et culturel majeur de la part de Pékin et du Saint-Siège ». Une date est même avancée : ce geste serait dévoilé « deux mois après la visite du pape en Corée du Sud en août prochain. » Rien de plus n’est précisé.

Même si Pékin n’a à ce jour donné aucune indication quant à sa volonté d’éventuellement réformer sa politique religieuse, Rome semblerait donc déterminé à engager le dialogue avec Pékin. Si un geste devait intervenir au plan diplomatique, il aurait forcément des conséquences sur les relations diplomatiques que le Saint-Siège entretient avec Taiwan, mais, même si le Vatican a fait savoir il y a longtemps déjà qu’il était prêt à transférer sa nonciature de Taipei à Pékin, rien n’indique que ce jour soit proche. Sur le plan culturel, les possibilités sont plus ouvertes et nombreuses. On se souvient qu’en mai 2008, durant le pontificat de Benoît XVI, l’Orchestre philarmonique de Chine était venu se produire devant le pape au Vatican. Les canonisations en préparation pourraient offrir des occasions spectaculaires de renforcer le dialogue « culturel » entre la Chine et l’Eglise catholique. Depuis plusieurs années (1), Rome met en avant la personnalité du jésuite Matteo Ricci comme « modèle de dialogue ». A ce jour, rien n’indique que le « geste » que préparerait le Saint-Siège concerne la cause en béatification de Matteo Ricci mais une telle éventualité, couplée avec la cause du lettré converti au christianisme Xu Guangqi, aurait du sens, notent les observateurs.

Une tribune du P. Benoît Vermander, nouvelle figure de la tradition sinologique des jésuites français, apporte des arguments en ce sens. On lira ci-dessous une traduction en français du texte du P. Vermander, publié le 26 mars 2014 sur le site Renlai. L’avenir dira si le « geste majeur » préparé par le Saint-Siège et Pékin concerne l’un ou l’autre de ces personnages historiques – ou les deux.

 

Deux saints pour la Chine

par le P. Benoît Vermander, SJ

« En mai 2013, la première étape de la cause en béatification de Matteo Ricci a été achevée à Macerata, le diocèse d’origine de Ricci. Le dossier est désormais entre les mains de la Congrégation pour les causes des saints au Vatican. Les appels pour béatifier et canoniser Ricci se sont multipliés ces temps-ci.

Que Matteo Ricci mérite d’être canonisé ne fait aucun doute. La droiture de son caractère, sa patience jamais mise en défaut, la persévérance et l’humilité dont il a témoignées tout au long de son périple chinois, les fruits qu’a portés sa mission, tout cela témoigne amplement de la sainteté d’un homme qui jouit d’un grand respect en Chine et qui, de surcroît, est aimé par un grand nombre de Chinois.

La question est cependant : doit-il être béatifié seul ? ou sa cause en béatification ne serait-elle pas l’occasion d’une nouvelle approche en la matière ?

Matteo Ricci a débuté son pèlerinage en terre chinoise en publiant un petit livret intitulé De l’Amitié. Sa béatification devrait refléter l’état d’esprit dans lequel il a mené son entreprise missionnaire.

En d’autres termes : pourquoi ne pas béatifier Matteo Ricci et Xu Guangqi en même temps ?

Il y a trois raisons d’unir ces deux amis dans une même et unique cause de béatification. Premièrement, Xu Guangqi est lui aussi un homme dont la vie témoigne de sa sainteté. Deuxièmement, cela changerait la manière dont l’histoire missionnaire est habituellement présentée. Troisièmement, c’est de loin le plus beau cadeau que Rome pourrait faire à l’Eglise qui est en Chine et à la Chine elle-même.

Xu Guangqi (1562-1633) est connu en Chine pour avoir été un lettré et un fonctionnaire hors pair, l’auteur d’un traité encyclopédique sur les techniques agricoles, un patriote qui a été le témoin de l’affaiblissement progressif de la dynastie des Ming et qui a tenté de la défendre contre ses agresseurs, et enfin un mathématicien et un astronome de haut niveau. Pour autant, l’ensemble de ces qualités humaines n’en font pas un saint. Qu’est-ce qui plaide donc en sa faveur ? Premièrement, notons que Xu ne s’est pleinement consacré à ses activités dans le monde qu’après avoir vécu une expérience de conversion, laquelle semble avoir été d’une profondeur impressionnante. Son baptême en 1603 fut préparé par une longue méditation des classiques chinois, des expériences répétées d’échec et de peine, d’un rêve, en 1600, qui lui fit voir un temple doté de trois chapelles – rêve interprété comme une représentation de la Trinité – et enfin d’une expérience émotionnelle très forte au contact d’une image de la Vierge à l’Enfant contemplée à Nankin. Une fois baptisé, il amena toute sa maisonnée à sa nouvelle foi – non seulement ses proches et sa domesticité, mais encore son propre père. Ses descendants, tout particulièrement sa petite-fille Camille Xu, se montreront de dignes protecteurs et promoteurs de la communauté chrétienne naissante de Shanghai.

Durant les trente années qui s’écoulent entre son baptême et sa mort, Xu Guangqi a protégé sans relâche, conseillé et même guidé les missionnaires, tout en nourrissant une vie spirituelle ancrée dans l’examen de soi et le dialogue avec les traditions. Parmi les témoignages qui nous sont parvenus, nous avons celui de Longobardo, un jésuite plutôt opposé à la stratégie d’acculturation prônée par Matteo Ricci : à travers une espère de « contre-enquête » portant sur l’orthodoxie des convertis chinois, Longobardo nous fait involontairement voir et apprécier la profondeur et la liberté intrinsèque de la démarche spirituelle de Xu Guangqi.

Plus encore, la manière dont Xu Guangqi a traduit sa foi en des plans d’action courageux et pratiques nous renvoie aux traits de caractère de Matteo Ricci : l’un et l’autre sont moins enclins à décrire leurs sentiments qu’à expliquer ce qu’ils estiment être leur appel. Cela évoque, pour nous, le début de la « Contemplation pour obtenir l’amour » dans les Exercices spirituels [de saint Ignace de Loyola] : « La première est que l’amour doit se mettre dans les actes plus que dans les paroles – et l’amour consiste en une communication réciproque. C’est-à-dire que celui qui aime donne et communique à celui qu’il aime ce qu’il a, ou une partie de ce qu’il a ou de ce qu’il peut. » Ce genre de communication réciproque fait grandir l’amitié que Xu Guangqi a nourrie avec Matteo Ricci et inspire son attitude tout au long de sa carrière. Si Xu Guangqi n’a pas connu le martyre, à la manière d’un saint Thomas More, son style, son courage et ses réalisations évoquent pleinement cette autre grande figure de saint laïc.

Une béatification commune de Matteo Ricci et de Xu Guangqi changerait par conséquent la manière dont l’histoire missionnaire est souvent présentée – non pas l’histoire d’une réception passive mais bien plutôt celle d’une collaboration active. Elle montrerait que les premiers convertis ont fait preuve d’une force et d’une ouverture exceptionnelle dans le travail qu’ils ont accompli avec les missionnaires pour construire l’Eglise locale. Elle montrerait aussi comment ces convertis ont, dès les débuts, apporté les richesses issues de leurs traditions. Elle dirait aussi aux fidèles que tous les charismes sont nécessaires et doivent être mis à contribution pour enraciner une communauté chrétienne dans la vie de l’Esprit.

Enfin, une béatification des deux personnages revêtirait beaucoup plus de signification pour les Chinois d’aujourd’hui – y compris les catholiques chinois – que ne pourrait jamais le faire celle, isolée, d’un seul missionnaire. Elle enverrait un message d’amitié, de collaboration et d’égalité spirituelle. Plus important encore, la personnalité aux multiples facettes de Xu – qui est l’un des « trois piliers de l’Eglise de Chine » avec ses deux contemporains convertis Li Zhizhao et Yang Tingyun – peut amener à la réconciliation des différentes parties de l’Eglise ainsi qu’à celle de l’Eglise et de la société. Dernièrement, associer Xu et Ricci témoignerait d’une Eglise qui tend vers l’universalité au sein d’un dialogue fécond mené entre les cultures locales et la diversité des expériences de vie.

Il reste que les difficultés que vit à présent le diocèse de Shanghai rendent la cause de béatification de Xu Guangqi plus lente et plus compliquée à mener que celle de Matteo Ricci. Mais ce sont là des difficultés qui devraient amener Rome à instruire le dossier avec encore plus de diligence – et les voies sont nombreuses qui permettent à de telles causes d’être promues. Plus de quatre cent ans ont passé depuis le rappel au Ciel de Matteo Ricci. Je suis convaincu que celui-ci ne ferait aucune difficulté à attendre quelques années de plus si cela pouvait permettre qu’il soit reconnu Bienheureux et Saint en compagnie de son ami Xu Guangqi. »

(eda/ra)