Eglises d'Asie – Chine
Politique de l’enfant unique : trente-cinq ans de violences envers les couples et les familles
Publié le 02/11/2015
… dérives violentes. Dans son dernier roman paru en 2014, La route sombre, l’écrivain chinois Ma Jian, exilé en Angleterre depuis 1987, a signé un témoignage dérangeant sur la violence du contrôle social mené par le planning familial dans son pays natal. Sans concession ni complaisance, le dissident raconte une Chine asphyxiée par une administration toute-puissante. Rencontre.
(Le texte ci-dessous est paru dans le n° 184 de sept.-oct. 2014 de la publication Enfants du Mékong (1), devenue depuis Asie Reportages.)
C’est tout sauf une lecture confortable. La route sombre de Ma Jian est de ces livres qui dérangent. Que l’on redoute d’ouvrir de nouveau pour avancer dans la lecture mais qu’on lit tout de même, non par plaisir mais par devoir. Parce qu’au-delà des mots et du style, on pressent une vérité. Un témoignage sincère de ce que l’auteur a vu, a vécu et qu’il veut nous transmettre pour que chacun puisse se faire sa propre idée de ce qui se passe en Chine.
« Quand j’ai commencé à écrire, explique l’auteur, j’étais guidé par la conviction que la littérature était un acte de résistance contre l’orthodoxie. La littérature doit questionner le pouvoir et l’autorité. » Présent en 1989 sur la place Tian’anmen, Ma Jian a vécu le traumatisme de toute une élite culturelle chinoise comme une révélation : « Assister impuissant à l’éradication de l’Histoire et à la suppression de la vérité par les autorités m’a convaincu du devoir de la littérature d’exposer les mensonges. A Tian’anmen, je me suis forgé une conviction : il est essentiel de dire la vérité ! »
Respecter la vie
Dire la vérité. Qu’elle soit poétique, belle, sentimentale ou au contraire crue, violente et horrifique, parfois même nauséeuse, elle est en tout cas au cœur de ses ouvrages. Déjà dans son précédent roman, Beijing Coma, inspiré par le coma de son frère durant les événements de Tian’anmen, Ma Jian comparait la Chine, dans une métaphore filée, à un corps dont l’esprit, pourtant encore vif, serait enfermé dans l’immobilité comateuse. Une image inattendue pour décrire un pays qui ne cesse de surprendre par sa croissance économique.
Avec La route sombre, Ma Jian revient à une réalité plus intime mais plus violente aussi : la politique de régulation des naissances. À travers l’histoire de Meili, jeune paysanne née au cœur de la Chine rurale, mariée à Kongzi, l’instituteur du village lointain descendant de Confucius, l’auteur conte avec précision la condition des femmes en Chine. Prises en étaux entre d’un côté le confucianisme qui les incite à donner un descendant mâle et à obéir à leurs maris, et de l’autre côté, l’Etat qui les persécute pour réguler les naissances, n’hésitant pas à recourir à des avortements et des stérilisations forcées à la chaîne.
Meili et Kongzi ont déjà une fille. Mais conscient du devoir sacré de donner un descendant mâle à sa glorieuse lignée, Kongzi met à nouveau enceinte Meili sans attendre de permission légale. Cette histoire a été inspirée à Ma Jian par la naissance de sa propre fille. « J’ai été témoin d’un miracle, explique-t-il. Le miracle d’un corps et d’un cœur qui deviennent deux corps avec deux battements de cœurs. Mais alors que j’étais témoin de cet instant sacré, au même moment en Chine, une grande manifestation se déroulait pour protester contre les milliers d’avortements et de stérilisations forcés. C’est la rencontre de ces deux moments-clés qui m’a donné l’idée d’écrire un roman sur la naissance, la fertilité et la valeur de la vie ».
Si le point de départ est personnel, l’objet du roman est politique et engagé. « La politique de régulation des naissances est un problème central dans la société chinoise contemporaine, souligne Ma Jian. C’est fondamental. Il n’y a pas de respect pour le caractère sacré de la vie humaine ou de la liberté des femmes à contrôler leur propre vie ou leur propre corps. Cela affecte toutes les dimensions de la société. » Face à une politique qui souhaite administrer les naissances comme on régule la production de fer ou de coton, Ma Jian a écrit La route sombre pour prêter une voix à toutes les femmes et les familles oppressées par ce système injuste et immoral.
« L’héritage de ce concept inhumain de développement économique des naissances est moral. Toutes les femmes en Chine sont sous le contrôle de l’Etat. Leur corps ne leur appartient plus. Non seulement les femmes sont obligées de subir d’affreux abus mais la vie humaine elle-même perd toute sa valeur quand un enfant, un fœtus désiré par sa mère, peut être tué par le gouvernement. Ce sont des actes inhumains qui détruisent l’âme d’une nation et sa morale. »
La voix des condamnés
Dans sa structure, le livre peut surprendre. En marge de la narration classique qui adopte souvent le point de vue de Meili, à qui il arrive les pires atrocités, une autre voix plus métaphorique s’insère régulièrement dans le récit : « Ce sont les voix des enfants à naître, précise l’auteur. Je voulais absolument donner une voix à toutes ces vies en Chine, ces bébés voulus par leurs mères, détruits par l’Etat, qui sont condamnés au silence et à l’oubli. Ce sont des millions de vies qui sont représentées ici par cette voix auxquelles je voulais redire mon profond respect. C’est aussi un moyen de réaffirmer le sens de la vie de tout être humain en quête de son foyer originel. »
Qu’arrive-t-il alors à Meili ? Rien de plus que ce qui arrive à des milliers de femmes en Chine. Découverte par les autorités, elle est contrainte à fuir avec mari et fille. Le long du fleuve Yangtze, ils apprennent à vivre sur l’eau et continuent leur lente dérive. Une errance vers un lieu métaphorique, la « Commune Céleste », décrit comme le lieu le plus libre de Chine. Un paradis où la pollution rend les hommes stériles et où les femmes peuvent se réapproprier leur corps… Une chimère, rappelle l’auteur, fataliste : « En Chine, impossible d’échapper à l’administration. Elle est partout. Il n’y a aucune possibilité de liberté et de sécurité. »
Sombre, cette route, elle l’est donc à coup sûr. Pourtant, Ma Jian l’affirme, il y a de l’espoir dans ce livre. « Je tente de montrer une femme luttant contre ce système. J’essaie de prêter une voix qui donne un peu d’espoir aux femmes et aux familles qui ont été outragées, qui ont souffert. Mon héroïne rassemble leurs voix. Elle exprime leurs souffrances et je l’espère, leur redonnera un peu d’espoir. Meili à la fin prend le dessus sur ceux qui la tourmentent (qu’il s’agisse des hommes ou de l’Etat), même si elle meurt dans le processus. Sa volonté de liberté est plus forte que l’oppression qu’elle subit. »
Une foule persécutée se cache donc derrière ces quelques personnages que met en scène Ma Jian. Un processus qui là encore rappelle une réalité de la Chine contemporaine : « Dans le début de mon livre, la communauté du village fait corps et se révolte. Mais assez rapidement, ce mouvement prend fin et nous laisse avec une seule personne qui continue la lutte. C’est un parallèle avec ce qu’il s’est passé à Tian’anmen. Sur la place, il y avait des millions de personnes réclamant la démocratie et la fin d’un système corrompu. Mais le 4 juin 1989, il ne restait qu’un homme qui faisait face aux chars. C’est le visage de la Chine d’aujourd’hui. La foule a été vaincue. Il ne reste que la lutte des individus contre l’Etat. A la fin, mon personnage féminin gagne cette bataille, elle prend le contrôle car elle parvient à mettre au monde un enfant illégal. C’est une victoire simple et dérisoire, mais c’est aussi un acte de résistance immense contre le gouvernement. »
Une résistance individuelle. La résistance de l’individu contre l’Etat. Un thème cher à la littérature. Pourtant, le livre de Ma Jian n’évoque rien de connu. Est-ce le style, l’histoire, la forme particulière de son écriture engagée, ou ses descriptions crues d’une réalité à peine soutenable ? Un peu de tout cela sans doute. Attention cependant à ne pas tout prendre au pied de la lettre, prévient l’écrivain : « Quand une femme est arrêtée pour un avortement ou une stérilisation de force, il est très rare de voir le mari se révolter. La plupart du temps, c’est la résignation qui prévaut. Mais récemment il y a eu un cas. Un mari qui, après que sa femme a été avortée de force, est allé tuer deux officiers du planning familial. Deux jours plus tard, il était exécuté par le gouvernement. C’est pourquoi, dans une fiction, il faut mettre en lumière ces poches de résistance individuelles. Certains se battent pour pouvoir se tenir debout. Il faut l’encourager. » Le regard de Ma Jian est ailleurs, en Chine sans doute ou près de ses quatre filles en Angleterre. Le combat continue ailleurs ; intime et violent… Comme ce livre.
(par Gédéon Christiani pour Enfants du Mékong)
Ma Jian : La route sombre (traduction de Pierre Ménard), Flammarion, 2014, 450 pages.
(eda/ra)