Eglises d'Asie

L’industrie de la GPA en Thaïlande

Publié le 03/11/2015




Des centaines de jeunes filles asiatiques payent au prix de leur dignité le droit de certains à devenir parents. Enquête sur la gestation pour autrui (GPA) et la dignité bafouée des « mères porteuses » en Thaïlande, par Antoine Besson, rédacteur en chef d’Asie Reportages, le magazine de l’association …

Enfants du Mékong (1).

Tout a commencé par une offre d’emploi publiée sur Facebook. « Un Thaïlandais proposait une rémunération de 300 000 à 500 000 baths [entre 7 500 et 12 500 euros, ndlr] sans préciser la nature du travail, explique Goy. Comme nous avions beaucoup de dettes, j’ai répondu que j’étais intéressée. » Pattaramon « Goy » Chanbua habite Chon Bury, au sud de Bangkok. Elle a le visage lisse et rond de ces femmes sur qui s’attardent les traits de l’enfance. Une innocence qui n’est qu’apparence. Goy a déjà connu son lot d’épreuves et sait aujourd’hui exploiter les moindres occasions d’améliorer son quotidien et celui de sa famille.

Une proposition qu’on ne peut refuser

En 2013, comme beaucoup de leurs compatriotes, Goy et son mari sont endettés plus que de raison. Lui est peintre en bâtiment. Il gagne 300 baths (7,50 euros) par jour. Goy gagne autant en vendant des salades thaïes devant chez elle. À eux deux, ils parviennent difficilement à subvenir aux besoins de leurs deux enfants de 5 et 3 ans tout en rassemblant de quoi payer les intérêts de leur emprunt. Les Chanbua doivent 60 000 baths (1 500 euros) à un homme du voisinage et payent chaque mois 6 000 baths (150 euros) d’intérêts, 10 % du capital. Dans ces conditions, comment ne pas être tenté par une telle offre. Au « pays des hommes libres », les familles sont en moyenne endettées par des crédits à la consommation à hauteur de 120 % des revenus disponibles, et cela sans compter l’endettement informel.

« Dès que je l’ai contactée, l’agence m’a demandé une photo, mon poids, ma taille, ma date de naissance et des photos de mes enfants. Au début, je n’en ai parlé à personne, même pas à mon mari, confie Goy. » Au bout de deux mois, elle est contactée par l’agence à l’origine de l’offre. À Bangkok, Goy rencontre Joy, un bel homme blanc, Américain, d’une quarantaine d’année, « très sympa », qui se présente comme le propriétaire de l’agence et se fait aussi appeler Antonio. Il lui propose d’être mère porteuse pour un couple d’Australiens. En Thaïlande, un vide juridique confortable a longtemps prévalu en matière de GPA. Le pays bénéficiant d’excellentes infrastructures médicales s’est rapidement implanté sur le marché mondial en pratiquant des prix trois fois moins importants qu’aux Etats-Unis. Lorsque le ministère de l’Intérieur indien a annoncé son intention d’interdire le bénéfice des usines à bébé aux couples homosexuels en 2012, la Thaïlande est naturellement devenue un nouvel eldorado pour, entre autres, la communauté gay en quête de paternité. Le Conseil médical de Thaïlande estime à plus de cent le nombre d’établissements privés spécialisés dans ce commerce. Nombre d’agences chargées de la mise en relation et du suivi des mères porteuses ont pris leurs quartiers dans les immeubles d’affaires en vue de Bangkok, aux côtés des grandes marques et des sociétés d’import-export. L’industrie, bien rodée, maîtrise de bout en bout la chaîne des intervenants. Les aspirantes, comme Goy, à un métier facile et suffisamment rémunéré pour effacer leur ardoise à la banque ou chez l’usurier ne sont pas non plus difficiles à trouver, particulièrement grâce aux nouvelles technologies.

Question d’argent

« Seul l’argent comptait », avoue Goy comme pour expliquer comment elle s’est laissé entraîner dans la combine. « Dans la mentalité thaïe, ce n’est pas tant la marchandisation du corps humain qui est condamnable dans la pratique de la GPA mais plutôt le fait de permettre à des étrangers de sortir des enfants du territoire national sans que personne ait rien à dire. La politique très contraignante d’adoption est là pour le prouver : la Thaïlande est très protectrice et conservatrice vis-à-vis des enfants nés sur son territoire », explique un journaliste du Bangkok Post.

Dans le cas de Goy, c’est ce rapport à l’enfant qui va poser problème. « Après en avoir finalement parlé avec mon mari, nous avons décidé d’accepter la demande du couple d’Australiens qui souhaitait que je porte leur enfant. Mais après quelques mois de grossesse, j’ai commencé à comprendre qu’il y avait un problème. » Goy est enceinte de jumeaux. La chose est courante lors d’une fécondation in vitro (FIV). Mais lorsque ses rendez-vous ne se déroulent plus dans la clinique mais à l’hôpital, la mère porteuse commence à s’inquiéter.

« Quand l’agence m’a demandé d’avorter, j’ai refusé. Bien que je ne sois qu’une mère porteuse, je sentais cet enfant vivre en moi. Ma religion [le bouddhisme – ndlr] m’interdisait de tuer cet enfant. » Finalement le verdict tombe : l’un des enfants est atteint de trisomie. Commencent alors les négociations. Goy refuse obstinément d’avorter mais propose de garder l’enfant porteur du handicap contre un supplément financier. Elle touchera finalement 500 000 baths (12 500 euros) pour l’ensemble de sa prestation (près de 200 000 de plus que prévu) « Ma mère m’avait dit : « Nous nous occupons bien de chats et de chiens, pourquoi ne pourrions-nous pas nous occuper d’un enfant en plus ? »

Gammy, le bébé de la GPA

« A la naissance, je suis restée à l’hôpital un mois avec les enfants sous couveuse. Les commanditaires de la GPA sont venus prendre ma petite Paipa et ont laissé Gammy sans payer tout ce qu’ils me devaient. » Les médecins prédisent alors des problèmes de cœur à Gammy. Inquiète, Goy se tourne vers l’agence, sans succès. Antonio ne répond plus à ses mails ni à ses appels. En désespoir de cause, elle s’adresse à une association d’aide aux enfants. Un journaliste y passe ce jour-là. Emu, il promet de faire quelque chose pour aider Gammy. A peine quelques jours plus tard, le bébé trisomique fait la une de nombreux journaux à travers le monde entier. À l’été 2014, avec la découverte de l’hôtel particulier dans lequel l’homme d’affaire japonais Mitsutoki Shigeta entretenait dix mères porteuses pour son usage personnel, Gammy est le scandale de trop qui force la junte militaire qui vient de prendre le pouvoir à faire passer dès février 2015 une loi restreignant les pratiques de GPA en Thaïlande. Mise en application le 30 juillet dernier, cette loi condamne à un maximum de dix ans de prison et à une amende de 200 000 baths (un peu plus de 5 000 euros) toute personne qui tirerait des bénéfices d’une GPA.

« En réalité, ce projet de loi existait depuis dix ans. Il était régulièrement évoqué par les parlementaires thaïlandais et son vote était tout aussi régulièrement repoussé à plus tard », explique Thomas Jurgen, responsable de l’Alliance Anti-Trafic de Bangkok, une association qui combat l’exploitation sexuelle, la prostitution et les trafics de femmes et d’enfants d’Asie. Que ce soit le fait des lobbys, des réseaux du marché ou bien un simple concours de circonstances, ce vide juridique et cette indécision politique ont servi pendant des années les intérêts de ceux qui profitent de la naïveté et de la détresse financière des classes moyennes pour faire de l’argent dans ce qui s’apparente, au regard des circonstances, à un gigantesque trafic d’enfants.

Trafics d’enfants et de mères

Une traite qui en entraîne une autre. En 2011, l’Alliance Anti-Trafic dénonce aux autorités thaïlandaises un réseau qui fait venir des campagnes reculées du Vietnam des jeunes filles innocentes en leur proposant des emplois bien payés. Une fois arrivées à Bangkok, les volontaires sont mises devant le fait accompli : soit elles acceptent d’être mères porteuses, soit elles se débrouillent pour rentrer chez elles. Si certaines ne font pas de difficultés, d’autres résistent et sont menacées. « Quand une jeune fille était vierge, elle était violée par ses tortionnaires : le dépucelage est un pré-requis nécessaire à toutes les méthodes de fécondation artificielle », explique Thomas. Grâce à l’association, la police parvient à libérer les mères porteuses et arrête une partie des trafiquants. L’affaire est médiatisée, passe au journal télévisé. Pourtant, si l’opinion publique a réagi, aucune décision politique et législative n’a suivi. Il aura fallu Gammy et l’indignation mondiale pour faire bouger les lignes. Mais les choses ont-elles changé pour autant ?

Retour à la clandestinité

Goy aujourd’hui habite une maison confortable payée grâce à l’extraordinaire mouvement de solidarité qui s’est organisé autour de la médiatisation de la naissance de son fils trisomique. Regrette-t-elle d’avoir cédé aux sirènes de l’agence ? « Non ! Je n’aurais pas Gammy autrement », dit-elle en riant alors que son fils se jette dans ses bras à l’évocation de son prénom. Et cette loi, qu’en pense-t-elle ? « C’est une bonne chose que ce soit interdit. Cela évitera que des histoires comme celles de mon fils ne se répètent ! Pourtant je sais que l’agence qui m’a employée existe toujours. Même si c’est interdit, la police ne fait rien et Antonio continue ses affaires. » Si l’affaire du « bébé Gammy » a mis le législateur thaïlandais face à ses contradictions, elle n’a pas pour autant entraîné un jugement clair et franc sur la pratique elle-même. Aujourd’hui, la loi encadre les pratiques de GPA qui ne sont plus autorisées qu’aux couples hétérosexuels thaïs mariés depuis plus de trois ans, moyennant finance. Au regard du taux de corruption du pays et de l’opacité garantie au sein des hôpitaux par le secret médical, il semble que les réseaux clandestins aient encore de beaux jours devant eux.

Bébé Gammy : tout le monde a un prix

L’affaire du « bébé Gammy », telle que les Thaïlandais l’ont désormais surnommée, en plus de révéler au grand jour les pratiques sordides autour de la GPA en Thaïlande et de forcer le législateur à prendre position, a eu le mérite de mettre en avant de manière évidente la dimension mercantile intrinsèque à la pratique.

Dans les dispositions particulières que suppose le marché qui unit une mère porteuse et les commanditaires de la GPA, l’enfant est un produit et le but de chacune des parties est de s’enrichir. La chose est évidente de la part de la mère porteuse presque toujours dans une situation financière délicate. Dans le cas de Goy Chanbua, la maman de Gammy, l’opération s’est révélée d’autant plus intéressante qu’elle bénéficie directement de l’aide apportée à son fils. Elle se fait payer en outre toutes ses interventions dans les médias. Du côté du couple commanditaire, il s’agit d’accéder à un état de parent auquel ils n’ont pas accès autrement. C’est un enrichissement d’une autre nature vécu malgré tout comme tel puisqu’il fait suite à une transaction. Sommet de l’indécence : les Farnel, le couple commanditaire de la GPA qui a donné naissance à Gammy, ont entamé une action en justice pour essayer de mettre la main sur les quelque 235 000 dollars récoltés par l’association Hands Across The Water pour venir en aide au bébé abandonné.

(eda/ra)