Eglises d'Asie

La censure d’un film sur le bouddhisme est mal ressentie par les Thaïlandais

Publié le 20/11/2015




La décision du ministère thaïlandais de la Culture le 12 octobre dernier d’interdire la projection du film « Abhat » (‘offense’, en langue pali, la langue sacrée du bouddhisme theravada), décrivant les errements sexuels d’un jeune moine bouddhiste, provoque de très vives critiques au sein de la société thaïlandaise. Le film a finalement …

… pu être diffusé fin octobre dans les salles de cinéma, mais seulement après que le réalisateur Kanitta Kwanyoo eut accepté de couper toutes les scènes considérées comme « inappropriées » par le comité de censure du ministère.

« Abhat » raconte l’histoire d’un jeune Thaïlandais dévoyé, forcé à se faire ordonner bonze par sa mère qui espère ainsi le ramener dans le droit chemin. Mais, une fois la robe safran revêtue, le jeune homme ne change pas d’attitude, et s’engage dans une relation intime avec une femme, enfreignant ainsi une règle de base du vinaya pitaka, le code de discipline monastique. D’autres scènes montrent des moines adultes aussi engagés dans des conduites interdites par la discipline.

Dès septembre, plusieurs organisations regroupant des laïques bouddhistes, notamment l’Association des érudits bouddhistes et le Réseau des bouddhistes, ont envoyé un message demandant au ministère de la Culture, dirigé par Veera Rojpojanarat, d’étudier le contenu du film, car celui-ci « avait le potentiel de détruire la foi des Thaïlandais dans le bouddhisme » et « pouvait provoquer des conflits au sein de la société thaïlandaise ».

Le comité de censure du ministère, composé pour l’essentiel d’officiers de police, a voté à quatre voix contre deux l’interdiction du film, sauf si le réalisateur acceptait d’opérer des coupures.

Les réactions les plus nombreuses du public, via les réseaux sociaux, et des médias ont consisté à s’indigner de ce qu’un comité gouvernemental s’arroge le droit de décider ce que le public pouvait ou non voir et, par là même, de considérer que les Thaïlandais n’avaient pas la maturité pour exercer ce jugement par eux-mêmes. « Nous avons le droit de voir le film et de nous faire notre propre jugement. Pourquoi assument-ils que nous sommes stupides et qu’ils doivent prendre la décision à notre place ? Pensent-ils que les jeunes qui voient le film vont se faire ordonner moine et copier la conduite du moine dans le film ? », écrit par exemple un internaute sur sa page Facebook.

Ces réactions ont notamment fait valoir que la loi de 2008 sur les films et les reportages vidéo avait instauré un système de classification des films par tranche d’âge, interdisant par exemple les films trop violents ou aux contenus sexuels trop explicites aux moins de 18 ans – mais cette loi n’avait pas pour autant aboli la censure pure et simple.

De plus, nombreux sont ceux qui ont fait valoir de ce que la conduite dans le monde réel de certains moines bouddhistes thaïlandais – impliqués dans des scandales financiers et sexuels ou accusés de crimes – est relatée de manière quasi-quotidienne dans les journaux et donc que le film « Abhat » ne fait que refléter une réalité bien connue. C’est d’ailleurs pour cette raison que le Bouddha lui-même, il y a un peu plus de 2 500 ans, avait instauré des règles de discipline pour les moines, rappellent ces commentateurs. Ces règles, qui furent d’abord transmises oralement puis consignées par écrit au Sri Lanka en 96 avant l’ère chrétienne, constituent le vinaya pitaka, la première « corbeille du tipitaka » ou « corbeille de la discipline » ; elles discutent par exemple de la question des relations sexuelles entre des moines et des singes femelles et des cas de figure dans lesquels l’onanisme constitue une infraction à la discipline.

Certains commentateurs ont enrichi le débat en l’élargissant à d’autres perspectives. Par exemple, dans le quotidien Bangkok Post, le critique de cinéma Kong Rithdee évoque le pouvoir de l’image, plus effrayante aux yeux des conservateurs religieux que la réalité. « Ils ont peur de l’image, parce que l’image, à travers l’histoire, est la manifestation la plus fondamentale du blasphème, l’iconographie du mal qui a le pouvoir de séduction. (…) En réalité, certains bonzes ont cette conduite (boire de l’alcool, avoir des relations sexuelles avec une femme), et les censeurs le reconnaissent. Mais c’est différent – c’est pire – quand ces conduites sont transformées en images », écrit-il. « Peu importe que « Abhat » soit un film conservateur, qu’il soit une leçon de moralité dont le message est que les mauvais moines vont subir les conséquences de leurs actes. Pour les fondamentalistes, ce qui importe est l’image – pas le message – et ici l’image est le mal contre lequel nous avons tous besoin d’un talisman », ajoute-t-il.

L’expert du bouddhisme Surapong Tavisak relève un point pertinent dans un article du quotidien Matichon. Les Thaïlandais bouddhistes, écrit-il, « ne font généralement pas de distinction entre le bouddhisme et les moines ; ils confondent bouddhisme et moines, alors que les moines ne sont qu’un aspect du bouddhisme ». Selon lui, cette confusion amène « à s’efforcer de promouvoir et de projeter une image des moines parfaits et sans défauts, sans tenir compte de la réalité ». D’où l’intervention de l’Etat dans les affaires bouddhiques, avec des instances comme le Bureau national du bouddhisme, qui exercent une surveillance de la moralité des moines et la prolifération d’organisations citoyennes en charge de « protéger l’image des moines et de dénoncer les critiques ». Il conclut sur le paradoxe selon lequel les moines « considérés comme les leaders en vertu et en moralité de la société » sont dans les faits perçus comme incapables de « faire preuve de la maturité nécessaire pour se gouverner eux-mêmes », d’où le recours à l’Etat et à des organisations de citoyens pour les contrôler (2).

Ce point rejoint la thèse développée par Michael K. Jerryson, professeur en études religieuses à l’université de Youngstown aux Etats-Unis, dans son livre Buddhist Fury, thèse selon laquelle la sacralité attachée à l’image du moine, en tant que représentation incarnée de la religion bouddhique et de la nation thaïe, déclenche des réactions extrêmes quand cette image est violée – soit par la violence comme lors des meurtres de bonzes dans le sud de la Thaïlande où sévit une insurrection musulmane, soit par la représentation sur un écran de cinéma de l’inconduite des moines comme dans le cas de « Abhat » (1).

(eda/ad)