Eglises d'Asie

Matteo Ricci, trait d’union entre Rome et Pékin

Publié le 02/12/2015




Le P. Angelo Lazzarotto, prêtre de l’Institut pontifical des Missions étrangères (PIME), a reçu cette année le « Prix international Matteo Ricci », distinction décernée par l’Université catholique du Sacré-Cœur de Milan. Le prix lui a été remis au Vatican, le 25 novembre dernier. A cette occasion, le …

… missionnaire, âgé de 90 ans, a prononcé un discours consacré à Matteo Ricci, intitulé : « L’attualità di P. Matteo Ricci tra Roma e Pechino ». Nos lecteurs en trouveront une traduction en français ci-dessous.

Figurant parmi les membres fondateurs du Holy Spirit Study Centre, centre de recherches sur la Chine du diocèse de Hongkong, le P. Lazzarotto a consacré toute sa vie à la mission en Chine. Devenu un grand connaisseur de la vie et de l’œuvre du célèbre missionnaire jésuite Matteo Ricci (1552-1610), il a dédié le prix qui lui a été décerné « aux chrétiens de Chine », et dit espérer que le rêve poursuivi par Matteo Ricci, à savoir que l’Evangile puisse rencontrer la culture et l’âme chinoises, puisse être réalisé par les chrétiens chinois d’aujourd’hui, eux « qui vivent dans une réalité d’Eglise si complexe ».

L’attualità di P. Matteo Ricci tra Roma e Pechino

par le P. Angelo Lazzarotto, PIME

Le rôle fondamental du jésuite Matteo Ricci (1552-1610) comme pionnier dans le difficile dialogue interculturel avec la Chine et comme fondateur de l’Eglise en Chine des temps modernes ne fait aucun doute. Ma brève intervention sur la mémoire qui lui est réservée aujourd’hui n’enlève rien à sa figure exceptionnelle.

Comme on le sait, la brève vie de Matteo Ricci dans l’Empire céleste lui avait valu une estime indiscutable tout autant dans les milieux ecclésiaux que dans le monde profane. Le fait est reconnu dès la première biographie du « Maître Ricci », écrite par son confrère de Brescia, Guilio Aleni (1582-1649). Li Madou, de son nom chinois, avait été accueilli comme un hôte bienfaisant par des fonctionnaires influents de la dynastie des Ming, au point qu’à sa mort, le 11 mai 1610, l’empereur Wan-li, par une décision sans précédent, offrit un vaste terrain pour la tombe du maître et la maison de ses confrères.

Mais la longue et malheureuse « querelle des rites » eut des répercussions fâcheuses jusque dans les rapports de l’Eglise avec la dynastie des Qing, qui entre-temps avait pris la succession des empereurs Ming. En 1742, le pape Benoît XIV finit par imposer une obligation de serment à tous les missionnaires partant en Chine, ce qui contribua à obscurcir jusqu’à la mémoire des glorieuses origines de l’Eglise de Chine.

Pour compliquer les choses, au XIXe siècle, la politique arrogante des puissances coloniales, assimilées au christianisme, répandit en Chine un climat d’hostilité envers l’ensemble de l’Occident. Quand, en 1900, l’impératrice douairière Cixi tenta de sauver la dynastie mandchoue décadente, en exploitant pour cela l’irrationalité des sociétés secrètes, les victimes se comptèrent par milliers, y compris parmi les catholiques chinois. A Pékin, la tombe du P. Ricci, dans le quartier de Chala, ne fut pas épargnée par les destructions, et les cendres du missionnaire furent même dispersées.

Dans la première moitié du XXe siècle, la situation de la République de Chine fut aggravée par l’invasion japonaise. Et même si la Chine sortit parmi les nations victorieuses du conflit mondial, la situation réelle du pays ne changea pas. A la reddition des armées japonaises, le 15 août 1945, il s’ensuivit une guerre civile meurtrière qui amena à la défaite du parti nationaliste, le Kouomintang, et à la naissance de la République populaire de Chine, proclamée par Mao Zedong, le 1er octobre 1949. Dans ce climat politique, tous les missionnaires étrangers, considérés comme des ennemis du peuple, durent quitter le pays et l’Eglise catholique, bien qu’officiellement reconnue, manqua de disparaître complètement.

Dans la capitale chinoise, le quartier de Chala, près de la porte ouest de Fuchengmen, devint alors une Ecole pour les cadres du Parti et seul un petit enclos, autour de l’ancien cimetière, fut préservé. Lorsque Mao Zedong lança sa Révolution culturelle (1966-1976), qui causa tant de torts à la Chine et à son peuple, les tombes de Matteo Ricci et d’autres pionniers de la mission furent de nouveau profanées, cette fois-ci par les Gardes rouges.

Un nouveau tournant après la mort de Mao Zedong

Après la mort de Mao, en 1976, avec la politique de modernisation et d’ouverture au monde extérieur, la figure de Matteo Ricci fut progressivement réhabilitée. Je me rappelle qu’en mai 1978, le sénateur Vittorino Colombo, qui conduisait une délégation du gouvernement italien en Chine, se sentit assez libre pour exprimer au nouveau chef d’Etat chinois, Deng Xiaoping, son désir d’honorer la tombe de son compatriote, Matteo Ricci. Deng Xiaoping, s’étant renseigné, répondit que la tombe n’avait pas encore été restaurée. Mais l’attention pour le grand jésuite refaisait surface.

La visite du Premier ministre chinois Hua Guofeng en Italie, à l’automne 1979, donna l’occasion à l’opinion publique chinoise de redécouvrir la grandeur de Li Madou. Le Quotidien du Peuple, à Pékin, mit en avant, sur quatre colonnes, Matteo Ricci comme un « pionnier des échanges culturels entre la Chine et l’Occident ». L’organe officiel du Parti communiste rappelait que trois ans après Marco Polo, un autre Italien avait exprimé concrètement son amitié pour la Chine. « Outre ses activités religieuses, Li Madou se consacrait à diffuser la science de l’Occident en Chine et il avait étudié avec zèle la science et la technologie chinoises. » Le journal rappelait que Ricci, premier éminent sinologue, traduisit en latin les classiques chinois, les faisant ainsi connaître et apprécier en Europe et il fut le premier à transcrire la langue chinoise en alphabet latin, à l’attention du public étranger. Dans un long article de deux pages, le Quotidien du Peuple donnait la liste des principales œuvres composées par Ricci, avec la collaboration d’importants auteurs et responsables politiques chinois, tel le ministre Xu Guangqi, et ajoutait que la restauration de la tombe de Ricci touchait à sa fin. Nous étions le 4 novembre 1979, et, de fait, le cardinal Roger Etchegaray, archevêque de Marseille, que l’Association pour l’amitié avec les pays étrangers avait invité en Chine, put la visiter, début mars 1980.

En décembre 1981, lorsque le sénateur Vittorino Colombo, en tant que président de l’Institut sino-italien, fut invité en Chine par l’Association pour l’amitié entre les peuples, son président, Wang Bin-nan, se fit un devoir d’inclure dans son programme, la visite de la tombe de Matteo Ricci.

Un fonctionnaire des Biens culturels qui nous accompagnait à cette occasion expliqua que le travail de restauration avait rencontré des obstacles imprévus. Wu Menglin, architecte, revint sur le sujet en écrivant, le 3 mars 1982, dans le quotidien de langue anglaise China Daily, qu’il s’était agi avant tout de retrouver des pierres tombales qui avaient disparu. Celle de Ricci fut retrouvée dans une fosse, non loin du lieu d’origine, tandis que celle de l’Allemand Adam Schall et du Belge Ferdinand Verbiest, cassées en plusieurs morceaux, furent retrouvées dans des endroits différents. La grosse pierre tombale de Ricci avait résisté à la furie destructrice des Gardes rouges mais l’inscription en chinois et en latin avait été abîmée à coups de massue. Il fut donc nécessaire qu’un artisan nivelle la plaque de granit et y grave de nouveau les caractères chinois et latins, selon l’antique disposition.

En quittant l’enclave coloniale de Macao, Matteo Ricci s’était dirigé vers la capitale de l’empire, mais il n’y fut admis qu’en 1601, après quasiment vingt ans de péripéties et de contretemps. Le musée de Nankin a mis sur pied une importante exposition pour rappeler les étapes-clés des 28 années que Li Madou passa en Chine : d’abord à Zhaoqing dans le Guangdong, puis à Shaozou et à Nanchang (dans le Jiangxi) pour peu de temps, en enfin à Nankin. Le musée de la ville de Zhaoqing a aussi organisé une exposition en l’honneur de Li Madou (2006). C’est à Pékin que Li Madou passa le reste de sa vie en se donnant sans compter et où il s’éteignit prématurément, le 11 mai 1610. Le 3 décembre 2006, dans les jardins de Nantang, l’église du sud à Pékin, une statue de bronze à son effigie fut inaugurée, avec l’approbation de l’évêque officiel, Mgr Fu Tieshan. A l’automne 2009, la communauté paroissiale de Jinxian, proche de la ville de Nanchang, décidait de faire ériger une statue, près de l’église où Li Madou avait vécu pendant une période de sa vie.

Début 2010, à l’occasion du quatrième centenaire de sa mort, Pékin abrita dans le musée de la capitale, une riche exposition intitulée « Matteo Ricci – Meeting of Civilizations in the Ming China ». Cette exposition voyagea ensuite à Shanghai, puis à Nankin. Une exceptionnelle reconnaissance officielle y fut réservée à Li Madou, en ce sens que son effigie a été alors immortalisée dans l’aile rénovée du Capital Museum, où il est le seul Occidental à y figurer avec Marco Polo. Cet honneur a également été répété sur l’immense fresque du « Monument du Millénium » érigé à Pékin pour le passage au XXIème siècle, fresque qui retrace l’histoire de la Chine et qui est située dans le bâtiment où se tiennent les réunions au plus haut niveau du Parti communiste chinois.

L’aura de Matteo Ricci en Chine. Et chez nous ?

Un tournant fondamental s’est vérifié quand le Saint-Siège a revu sa propre position restrictive concernant les traditionnels rites chinois. A la veille du dernier conflit mondial (8 décembre 1939), Mgr Celso Costantini, délégué apostolique en Chine, publia, avec l’approbation du pape Pie XII, une instruction de Propaganda Fide, dans laquelle ces rites étaient déclarés licites, car de nature civile, comme Li Madou l’avait soutenu en son temps. Suivie ensuite (1942/1949) l’édition nationale en trois volumes du chef-d’œuvre de Matteo Ricci : « Fonti Ricciane : Storia dell’introduzione in Cina », œuvre dans laquelle Pasquale D’Elia revendiquait avec autorité l’originalité et la grandeur du missionnaire de Macerata.

Néanmoins, dans la conscience populaire, sa figure restait assez vague, et ce, même en Italie. Tant et si bien que le P. Otello Gentili, au début des années 1950, put présenter une thèse de doctorat à l’Université grégorienne, simplement en reconstruisant le parcours de Ricci. Le P. Fernando Bortone, s.j, contribua de façon notable à faire reconnaître et apprécier Li Madou chez nous. Et plus récemment, des études de haute valeur scientifique sur sa personne et son activité se sont multipliées. Est particulièrement précieuse l’édition critique des principales œuvres de Ricci par les soins des professeurs Corradini et Mignini, aux éditions Quodlibet di Macerata.

C’est en 1982 que la figure de Matteo Ricci s’impose réellement à l’opinion publique, date du 400ème anniversaire du privilège qui avait été accordé, à lui et à son confrère le P. Michel Ruggieri, de s’établir à l’intérieur de l’Empire chinois. Pour célébrer l’événement, l’Université de Macerata et l’Université grégorienne de Rome décidèrent d’organiser un Congrès historique international. Le pape Jean-Paul II en profita pour envoyer à l’évêque de Macerata, Mgr Tarcisio Francesco Carboni (1923/1995), une lettre manuscrite qui fut reprise dans l’Osservatore Romano. Ayant appris que la session conclusive du congrès se tenait à Rome le 25 octobre, le pape décida alors d’y participer en personne et il y prononça un discours bien construit. On ne peut pas oublier que l’année précédente (en février 1981), en saluant à Manille la communauté de la diaspora chinoise, le pape polonais avait exalté la contribution exceptionnelle de Ricci à l’inculturation du message évangélique : « Une entreprise ardue et exaltante, d’autant plus si l’on considère les caractéristiques propres de la civilisation et de la culture chinoises… ». Une contribution, ajouta Jean-Paul II, qui peut être comparée à l’œuvre accomplie aux premiers siècles de l’Eglise par le philosophe et martyr saint Justin, ou saint Clément d’Alexandrie et d’Origène, et qui « devrait servir d’inspiration à beaucoup ».

Aux congrès de Macerata et de Rome intervinrent des chercheurs de différents pays, mais aucun ne provenait de Chine. J’eus le privilège d’y participer, après un séjour à Hongkong qui m’avait permis, à travers diverses visites en République populaire de Chine, de constater un intérêt croissant pour la figure de Ricci. Ma relation se concentra sur « les hommages chinois à Matteo Ricci ». Peu auparavant, j’avais rencontré des chercheurs de l’Académie chinoise des sciences sociales (CASS) de Pékin, engagés dans la traduction de l’œuvre de Ricci sur l’introduction du christianisme en Chine. La publication advint l’année suivante : deux volumes d’environ 700 pages. A ce sujet, l’étude de l’historien professeur Lin Jinshui, de Fuzhou, parue dans la revue trimestrielle en anglais Social Sciences in China, de la même Académie, est également intéressante.

Même l’art a trouvé moyen d’honorer le grand apôtre de la Chine. L’été dernier, l’Opéra de Shanghai a organisé une tournée dans trois villes italiennes, en présentant un épisode particulier de la vie de Matteo Ricci et de son ami Paul Xu Guangqi (ministre, mathématicien et astronome à la cour de l’empereur de Chine), à savoir celui de la persécution ourdie par un eunuque corrompu et le pardon qui lui fut accordé. Le 18 juin 2009 étaient présentés au Vatican, en avant-première mondiale, le documentaire et l’ouvrage « Matteo Ricci, un jésuite au royaume du Dragon », réalisé par Gjon Kolndrekaj. Cet important documentaire fut projeté ensuite à l’Unesco et eut de larges échos jusqu’en Chine. Une exposition organisée au Vatican, pour le centenaire de sa mort, avait pour titre : « Aux sommets de l’histoire. Le Père Matteo Ricci entre Rome et Pékin ».

Li Madou, une vie inspirée par l’Evangile

Un autre aspect de la figure de Matteo Ricci qui émerge aujourd’hui avec une particulière évidence, en plus de son rôle de médiateur culturel inspiré et de formateur de l’Eglise en Chine, est celui de sa sainteté. Les « vertus héroïques » de Ricci avaient déjà été mises en évidence par Otello Gentoli en s’appuyant simplement sur ses lettres ; dans la dernière édition de son ouvrage, il a aussi rappelé que, durant le Concile Vatican II, plus de 100 évêques qui avaient travaillé en Chine recommandèrent à Paul VI que fut introduite la cause de béatification du Père Ricci. Ce fut l’évêque de Macerata, Mgr Carboni, profondément convaincu de la sainteté de Li Madou, qui mit en route le procès au niveau diocésain, en avril 1984. Le matériel documentaire ainsi recueilli (405 pages) fut remis aux archives des jésuites de Rome, où, assez curieusement, la cause sembla s’ensabler. Ce n’est qu’en 2010 que fut reconstituée à Macerata la Commission du tribunal diocésain. Après quatre autres années de travaux, les documents sur la béatification du « serviteur de Dieu » Matteo Ricci furent remis à la Congrégation pour les Causes des Saints à Rome. Mgr Claudio Giuliodori, qui, en ces années, était évêque de Macerata (…), observa que ce fut grâce à l’intérêt direct de la secrétairerie d’Etat que ces éléments furent récupérés et la documentation mise à jour. Encore l’année dernière, Mgr Giuliodori exprimait le souhait, comme administrateur apostolique de Macerata, que Matteo Ricci puisse bientôt être proposé comme modèle à toute l’Eglise évangélisatrice.

L’Eglise en Chine aussi, tant éprouvée aujourd’hui, exprime ce même souhait. Feu l’évêque de Shanghai, Mgr Aloysius Jin Luxian (1916-2013), à l’occasion du 400ème anniversaire de la mort du grand apôtre italien, adressait une lettre de Noël à son diocèse, intitulée « Le chant de Matteo Ricci », en recommandant aux fidèles d’imiter ses vertus. Et le pape Benoît XVI, écrivant aux évêques des Marches dans la même circonstance, le proposait comme « exemple de convergence entre clarté doctrinale et prudente action pastorale ». En 2012, l’Eglise de Shanghai rappelait le 450ème anniversaire de la naissance de Paul Xu Guangqi, le grand converti et ami de Ricci qui fonda cette communauté chrétienne. Mgr Jin Luxian profita de l’occasion en ce début d’année lunaire, pour proposer la figure de Paul Xu comme digne d’imitation et constitua un centre de recherches historiques en vue de sa cause de béatification tant souhaitée. Malheureusement, la disparition de l’évêque jésuite octogénaire, survenue peu après (le 27 avril 2013) a mis à nu l’actuelle crise dramatique de l’Eglise de Chine. Crise qui est particulièrement évidente à Shanghai, où Mgr Thaddeus Ma Daquin, ordonné comme auxiliaire de Mgr Jin, est depuis trois ans en résidence surveillée et dans l’impossibilité d’exercer son ministère.

Arrivant à ma conclusion, je me sens le devoir d’avoir une pensée respectueuse pour tous ceux qui, dans la situation complexe qui est celle de la République populaire de Chine, consacrent leur vie à réaliser le songe de Li Madou : puisse la sagesse chinoise millénaire, enrichie par la Révélation du Seigneur du Ciel, devenir une lumineuse référence pour toute l’humanité. (…)

Et je termine avec une pensée pour le grand converti Paul Xu Guangqi. C’est une opinion répandue que la valeur évangélique de sa vie puisse être reconnue par l’Eglise, aux côtés de celle du Père Matteo Ricci. Ce jour constituerait un pas en avant dans le processus de compréhension et d’estime mutuelle entre Pékin et Rome. Mais il est important que la priorité soit donnée à la vérification canonique. Fort de cette conviction, de nombreux amis du peuple chinois se tournent avec confiance vers le pape François, dont l’estime et le grand amour de la Chine sont bien connus. Ils ont confiance que le rêve de voir béatifier ensemble Matteo Ricci et son collaborateur Paul Xu puisse être réalisé. Pour cela, ils comptent sur la sagesse et le courage lumineux du pape François.

(eda/ra)