Eglises d'Asie

Entretien avec le cardinal Luis Antonio Tagle, archevêque de Manille

Publié le 07/12/2015




Charismatique, populaire auprès des médias, l’archevêque de Manille, qui a eu 58 ans le 21 juin dernier, est l’une des figures montantes de l’épiscopat asiatique et mondial. Spécialiste du Concile Vatican II et plus précisément de la collégialité épiscopale, il a déjà participé à cinq Synodes (il était …

… l’un des présidents du récent Synode sur la famille). Très bon connaisseur de l’œuvre de Paul VI, qui lui aurait inspiré sa vocation sacerdotale lors de sa visite à Manille en 1970 et auquel il a consacré une thèse, soutenue à l’Université catholique d’Amérique (Washington DC, Etats-Unis), il a été nommé évêque du diocèse d’Imus par Jean-Paul II en 2001, puis archevêque de Manille et primat des Philippines en 2011 par Benoît XVI, et enfin cardinal en 2012. Ses larmes lors de son accolade avec Benoît XVI avaient alors fait le tour du monde, au point qu’il avait été présenté par certains vaticanistes comme un « Wojtyla asiatique », et comme un « papabile » pour un futur conclave à venir. Très attaché au projet du pape François d’une « Eglise pauvre et pour les pauvres », il a reçu le Saint-Père lors de sa visite aux Philippines en janvier dernier, dont la messe finale, le 18 janvier, a rassemblé six millions de personnes, ce qui en fait la plus grande messe de l’histoire de l’humanité.

Le P. Michel de Gigord est prêtre des Missions Etrangères de Paris. Agé de 75 ans, il a été missionnaire dans le Sud philippin durant vingt ans avant de quitter les Philippines pour rejoindre son diocèse d’origine, Dijon (France). Arrivé aux Philippines en 1982, après dix années passées en Malaisie péninsulaire, le P. de Gigord a été, dans un premier temps, aumônier de l’université de Marawi, ville à majorité musulmane du nord de Mindanao. Puis, en 1991, il a été chargé de fonder l’aumônerie universitaire d’Iligan City. Spécialiste de l’islam, il a été durant de nombreuses années secrétaire de la Commission épiscopale des Philippines pour le dialogue avec les musulmans. Kidnappé à deux reprises, en 1986 puis en 1990, il s’est attaché, dix-neuf années durant, à «construire un pont entre l’Occident et l’Orient » par « un ministère du dialogue ». Pionnier du dialogue entre chrétiens et musulmans aux Philippines, il est en grande partie à l’origine du Forum des évêques et des oulémas, instance de dialogue active à Mindanao depuis 1996.

Depuis qu’il a quitté les Philippines pour mettre son charisme de missionnaire à disposition de son diocèse d’origine, en France, le P. Michel de Gigord a conservé des liens étroits avec son ancien pays de mission. Il y retourne régulièrement et nous raconte qu’à l’occasion de son dernier voyage sur place, l’été dernier, il a eu l’idée de demander une audience au cardinal Tagle, bien qu’il ne le connaissait pas personnellement. Très touché que celui-ci lui fixe rapidement un rendez-vous pour le rencontrer, le P. de Gigord a été reçu par le cardinal le 2 septembre dernier, en son archevêché de Manille intra-muros. Il raconte ainsi la mise en place de ce rendez-vous : « [Le cardinal] ne me connaissait pas. Je ne le connaissais pas non plus sinon indirectement mais cette réponse positive et si rapide me fit deviner que j’avais à faire à un homme assez extraordinaire, capable de trouver du temps pour un inconnu alors que son emploi du temps est incroyablement chargé. Pour vous en donner une idée, il est donc archevêque de Manille, il enseigne la théologie dans une ou deux universités catholiques de la ville, il est membre de huit commissions vaticanes, il est un des trois présidents du Synode sur la famille, il est président de Caritas Internationalis et vient d’être nommé président de la Fédération biblique catholique. En arrivant à Manille, je m’assure que la rencontre est toujours d’actualité et me voilà donc à l’archevêché le matin du 2 septembre. A 8h15, j’entends quelqu’un frapper à la porte du parloir où l’on m’avait fait attendre et je vois mon cardinal, seul et souriant, qui entre. Il commence par s’excuser d’être en retard et il me dit tout de suite que la rencontre se poursuivra jusqu’à 9h15 puisqu’il m’avait promis une heure de rendez-vous. Je me confonds en excuse de lui prendre un temps si précieux. Il me dit sa joie de me rencontrer et je sens que ce ne sont pas des mots en l’air. Et le voilà qui commence à me poser des questions sur ma vie quand j’étais aux Philippines et en France maintenant. C’était le monde à l’envers. J’étais venu l’interviewer et c’est lui qui menait l’enquête ! Tout cela vous paraîtra peut-être anecdotique mais une personne se révèle souvent beaucoup plus par ce qu’elle est que par ses seules paroles. »

P. Michel de Gigord : Comment se fait-il que les Philippines, qui est le seul pays asiatique à majorité catholique mis à part le Timor-Oriental, soit, en même temps, un des plus corrompus d’Asie ?

Cardinal Luis Antonio Tagle : C’est vrai et cela m’attriste profondément. Les Philippines ont une longue histoire de corruption. Ce sont les Espagnols qui l’ont importée ici avec leurs commerçants qui, dès leur arrivée ont dû faire face aux commerçants arabes et chinois déjà sur place. La dictature de Marcos n’a fait qu’empirer les choses, faisant de la corruption et de la délation un vrai modus vivendi à tous les niveaux. Cette corruption est aussi une des conséquences du système clanique du pays, chaque clan s’efforçant d’acquérir la meilleure place au soleil. Elle est enfin une conséquence de la pauvreté de beaucoup de gens, pauvreté qui les rend facilement «achetables ».

L’Eglise a souvent été critiquée d’être elle aussi corrompue et impliquée dans des affaires d’argent louches pour ne pas dire plus.

Oui, c’est vrai, mais vous savez qu’une Eglise est malheureusement souvent très influencée par la société dans laquelle elle vit. Quand, depuis son plus jeune âge et dans tous les domaines de la vie, on a connu le cancer de la corruption, il est très difficile de s’en séparer, même quand on est devenu prêtre ou évêque.

On a souvent l’impression que l’Eglise des Philippines a vraiment échoué à diffuser les grandes valeurs sociales que sont la justice, la loyauté et l’honnêteté.

C’est exact. Pour ce qu’on peut appeler les valeurs individuelles telles que la gentillesse, l’hospitalité, la capacité de rebondir après un malheur ou une catastrophe, la foi toute simple en Dieu, la joie de vivre, l’Eglise a réussi. Mais pour ce qui est des valeurs sociétales, l’Eglise a, en, effet, échoué. Nous, les évêques des Philippines, nous en sommes très conscients. Il suffit de voir les très nombreuses prises de position de la Conférence épiscopale depuis le temps de Marcos. Nous écrivons de beaux textes mais notre problème est que nous ne savons pas les faire passer, les traduire dans nos institutions d’Eglise et dans la société ainsi que dans les réalités de la vie quotidienne.

C’est d’autant plus étonnant qu’une grande partie des élites du pays est passée par les grandes universités jésuites et dominicaines.

Plusieurs de ces universités, et des grands hôpitaux aussi, ont malheureusement perdu leur raison d’être qui, à l’origine, était justement de transmettre les grandes valeurs chrétiennes. Elles sont maintenant dans une spirale de la performance pour obtenir, au niveau de l’ASEAN, les meilleurs résultats universitaires et médicaux, ce qu’elles réussissent d’ailleurs, mais au détriment des valeurs.

Quel remède envisagez-vous à tout cela ? Avez-vous un plan d’action ?

La tâche est colossale. Il faut une approche globale et cela prendra beaucoup de temps. Il faut travailler à tous les niveaux : depuis le jardin d’enfants jusqu’aux universités ; dans les familles ; dans les paroisses et les mouvements d’Eglise ; au catéchisme ainsi que sur le contenu des homélies des prêtres. Il faut aussi que l’Eglise se démarque clairement des politiciens et hommes d’affaires qui sont corrompus et encourage publiquement ceux qui ne le sont pas.

Vous venez de parler des homélies des prêtres. J’ai entendu plusieurs fois des chrétiens me parler de cela un peu partout où j’ai été. Et je n’ai pas entendu que cette critique-là…

Je voudrais d’abord dire qu’il y a de nombreux bons prêtres aux Philippines.

Oui, j’en ai aussi entendu parler

Toute forme d’abus, quel qu’il soit, doit être dénoncé avec force par l’Eglise, encore plus, bien sûr, quand un prêtre est en cause. L’Eglise s’est trop longtemps réfugiée dans le silence par peur de créer le scandale. On ne peut plus aujourd’hui se taire. J’encourage les laïcs à informer leurs évêques dès qu’ils sont au courant de quelque chose. Je sais que c’est très dur pour eux à cause de l’immense respect qu’ils ont de la figure du prêtre et à cause de ce trait culturel si fort en Asie : la perte de la face. Mon prédécesseur, le cardinal Gaudencio Rosales, a mis en place un institut de remise en route pour les prêtres en difficulté. Il faut encourager plus de prêtres à y aller. Il faut aussi être plus exigeant dans le discernement des vocations et donner une formation spirituelle beaucoup plus forte dans les séminaires.

Quel immense chantier !

C’est sans doute cela le défi de la nouvelle évangélisation. Retrouver la force de transformation de la Parole de Dieu, la vivre soi-même et la transmettre dans tous les rouages de l’Eglise et de la société. Priez pour l’Eglise des Philippines et pour moi, Père.

Oui, bien sûr, mais priez aussi pour l’Eglise de France, elle en a bien besoin !

(eda/ra)