Eglises d'Asie – Thaïlande
La Thaïlande se déchire à propos de la nomination du chef des bouddhistes
Publié le 18/01/2016
… thaïlandais dans son ensemble. Le conflit sur le choix du nouveau Patriarche suprême après la mort en 2013 du 19e titulaire du poste, Somdet Phra Nyanasamvara, s’est envenimé après la crémation de celui-ci en décembre.
Arnaud Dubus *, qui écrit une étude sur « bouddhisme et Politique en Thaïlande » à paraître prochainement, explique le contexte de cette crise politico-religieuse, jugée tellement sensible que même le Premier ministre chef de la junte thaïlandaise, le général Prayuth Chan-ocha, semble préférer jouer la montre plutôt que de prendre une décision dans l’un ou l’autre sens.
La controverse sur la nomination du nouveau Patriarche suprême illustre parfaitement à quel point le bouddhisme theravada s’est embourbé dans les eaux sales de la politique thaïlandaise. Rappelons d’abord les faits. Un nouveau leader de l’Eglise bouddhique doit être désigné après le décès du titulaire du poste, Somdet Phra Nyanasamvara, lequel avait été le conseiller spirituel du roi Bhumibol Adulyadej en octobre 1956, lorsque le jeune monarque avait passé deux semaines sous l’habit jaune des bonzes.
La loi est claire. D’après le Sangha Act de 1962, amendé par une loi de 1992, c’est au Conseil suprême du Sangha (1), composé de 20 moines qui ne sont plus dans leur prime jeunesse, de choisir un candidat en leur sein, ce candidat devant être le moine ayant depuis le plus longtemps le titre de somdet phra racha khana – le plus haut titre qui puisse être accordé par le roi à un bonze.
Le bonze Somdet Phra Maha Ratchamangalacharn, surnommé Somdet Chuang et âgé de 90 ans, remplit ce critère. Il préside d’ailleurs le Conseil suprême du Sangha depuis le milieu des années 2000 – et joue donc le rôle de leader des bouddhistes par intérim –, car le Patriarche suprême était alors déjà trop malade pour remplir ses fonctions. Somdet Chuang avait été nommé à ce poste par le Premier ministre de l’époque, Thaksin Shinawatra, ce qui avait déjà fait grincer des dents parmi les milieux bureaucratiques et royalistes.
Lors d’une réunion le 5 janvier dernier, le Conseil suprême du Sangha a nominé Somdet Chuang pour la succession. Selon la loi, le nom doit être soumis au chef du gouvernement, lequel est ensuite chargé de le soumettre à l’approbation du roi Bhumibol.
Le problème vient de ce que Somdet Chuang est critiqué par certaines organisations bouddhiques – comme par exemple le Réseau de protection du bouddhisme – pour sa proximité avec le temple Dhammakaya, un temple controversé pour son utilisation de techniques marketing du type Amway visant à accroître le nombre de ses fidèles et pour ses enseignements prônant une version très matérialiste du bouddhisme. Somdet Chuang, qui est l’abbé du temple Pak Nam Phasi Charoen situé dans l’estuaire de Bangkok, avait présidé en 1969 à l’ordination du moine Dhammachayo, qui dirige le temple Dhammakaya. Dhammachayo est l’objet de plusieurs actions en justice pour détournement de fonds et escroquerie.
Cérémonie au temple Dhammakaya, près de de Bangkok. (Bangkok Post)
Dès que la décision du Conseil suprême du Sangha de nominer Somdet Chuang a été connue le 11 janvier, le bonze-militant Phra Buddha Issara a pris son bâton de pèlerin et a protesté à la tête de ses troupes. Ce bonze très politique a soumis une pétition portant 300 000 signatures au Premier ministre Prayuth, pour s’opposer à la nomination de Somdet Chuang à la tête de l’Eglise bouddhique. A l’appui de sa demande, Phra Buddha Issara présente une accusation de fraude fiscale – Somdet Chuang aurait acheté une voiture de luxe sans payer l’intégralité des taxes dues – et l’accusation assez vague de « distordre les enseignements bouddhiques ». Mais le reproche essentiel que le bonze-militant fait à Somdet Chuang est le fait que le Conseil suprême du Sangha n’avait pas donné suite en 1999 à une lettre du Patriarche suprême de l’époque qui indiquait qu’il fallait défroquer Phra Dhammachayo, l’abbé du temple Dhammakaya, pour les mêmes accusations (fraude et distorsion des enseignements bouddhiques).
Pour aider au décryptage de ce conflit qui peut paraître ésotérique, il faut ajouter un élément politique essentiel. Le temple Dhammakaya est réputé être proche de Thaksin Shinawatra, Premier ministre de 2001 jusqu’à son renversement lors d’un coup d’Etat en septembre 2006, et des Chemises rouges, les partisans du clan politique Shinawatra. Quant au moine Buddha Issara, il est fermement établi dans le camp opposé. Il avait en effet mené une partie des manifestants lors des grands rassemblements en 2013-2014 contre le gouvernement de Yingluck Shinawatra, sœur de Thaksin – rassemblements qui avaient abouti au coup d’Etat de mai 2014 applaudi des deux mains par le bonze.
A un premier niveau, le conflit sur la nomination du leader du bouddhisme thaïlandais est donc un conflit qui reflète les divisions politiques entre partisans du changement social et politique (les Chemises rouges) et royalistes conservateurs partisans du statu quo (les Chemises Jaunes). Le fait est que le Sangha n’a sans doute jamais été aussi polarisé politiquement depuis la lutte de l’Etat central contre la guérilla communiste et les étudiants gauchistes dans les années 1970.
Le rôle joué par Phra Buddha Issara est intéressant, dans le sens où ce bonze qui n’a que relativement peu de poids au sein de la communauté monastique et ne draine que quelques centaines de partisans laïques véritablement actifs, exerce une influence politique disproportionnée. Sa pétition auprès du Premier ministre a bloqué le processus de nomination. Le général Prayuth Chan-ocha semble décidé à faire trainer les choses, peut-être jusqu’au décès de Somdet Chuang, plutôt que de contrarier la clique de Phra Buddha Issara, lequel a depuis longtemps des relations étroites avec les militaires. Comment un simple moine, que beaucoup voient comme un excité n’hésitant pas à recourir à la violence, peut-il être pris tant au sérieux ? La réponse se trouve dans les coulisses obscures des combines militaro-politiques.
A un autre niveau, cette controverse met en relief la crise profonde dans laquelle se débat le bouddhisme thaïlandais. Le Conseil suprême du Sangha dispose d’un pouvoir quasi-féodal sur la communauté monastique, mais semble incapable de résoudre les problèmes de corruption et de scandale de mœurs qui éclaboussent régulièrement l’Eglise bouddhique. Par sa puissance financière et l’étendue de son réseau de clientèle, le temple Dhammakaya a considérablement étendu son contrôle sur la communauté monastique. Une visite lors de cérémonies au Wat Dhammakaya permet de se rendre compte combien les membres du Conseil suprême du Sangha sont sous le contrôle de ce temple. La peur d’une partie des Thaïlandais de voir Dhammakaya prendre le contrôle de l’ensemble du bouddhisme thaïlandais est réelle. « Si Somdet Chuang devient le Patriarche suprême, la distorsion des enseignements bouddhiques va s’étendre. Une ère sombre pour le bouddhisme en Thaïlande va s’ouvrir », déclare au Bangkok Post l’intellectuel bouddhiste Sulak Sivaraksa.
Certains analystes, comme Sanitsuda Ekachai, experte du bouddhisme pour le Bangkok Post, proposent une réforme radicale de l’organisation administrative du Sangha. « Aussi longtemps que la structure autocratique et féodale du clergé reste intacte, le système fermé va permettre aux Anciens (2) de s’accrocher au vieux pouvoir centralisé malgré les appels de plus en plus forts pour une réforme monastique. Le résultat est que la confiance dans le clergé va continuer à décliner. Oubliez tout espoir pour que le clergé devienne la voix de la raison et de la moralité universelle sous un nouveau leader », écrit-elle dans son journal en date du 6 janvier 2016.
Mais une réforme administrative de l’organisation du Sangha, même si elle s’avère probablement nécessaire, résoudrait-elle l’ensemble des problèmes affectant le Sangha thaïlandais ? Il est permis d’en douter. Une des principales raisons de la dérive actuelle est aussi le fait que l’Etat thaïlandais a utilisé depuis plus d’un siècle la communauté monastique comme un instrument politique et, ce faisant, l’a évidé de toute autonomie qui lui aurait permis d’exercer un rôle de guide moral de la société.
(eda/ad)