Eglises d'Asie

L’ETAT DU BOUDDHISME THERAVADA EN THAILANDE

Publié le 18/03/2010




I. Du sacré au profane

“Joueurs. Drogués. Visiteurs des lieux d’amusement nocturnes. Bandits turbulents. Voleurs en robe safran.” Ces qualificatifs paraissent s’appliquer à bien des cercles de la Sangha thaïe ces temps-ci. Mais selon Phra Phaisan Visalo qui vient de terminer une recherche de huit années sur l’état du bouddhisme Theravada en Thaïlande, ces phénomènes de moines qui s’écartent de la Dhamma-Vinaya (doctrine et discipline bouddhiste) ne sont pas nouveaux. Il développe son analyse dans un nouveau livre intitulé : “Le bouddhisme thaï à l’avenir : tendances et alternatives à la crise actuelle 

Cette conduite inconvenante si répandue dans la Sangha signale le déclin du bouddhisme en Thaïlande. Mais il y a eu aussi des essais de réforme çà et là. Le développement du bouddhisme thaï n’est pas sans présenter des similitudes avec le flux et le reflux des vagues, avec des hauts et des bas continuels.

Ce qui différencie le passé de la crise présente et qui peut rendre compte de la survie ou de la disparition de la religion dans l’avenir, ce sont les différences dans la vision du monde. Selon Phra Phaisan, les vieux bouddhistes souscrivaient encore à des croyances en l’illumination spirituelle (nirvana) comme but ultime de la pratique religieuse ; en l’existence d’autres mondes qui transcendent la vie présente ; en une foi toute simple, en un ciel qui attend les bons et un royaume infernal pour les mauvais. Mais, continue le moine, les gens d’aujourd’hui attachent peu d’intérêt à de telles croyances. L’éveil suprême est devenu une tâche trop difficile – voire impossible – pour la majorité des pratiquants. Des succès tangibles, souvent matériels, dans le monde présent, ont émergé comme la seule mesure de sa propre valeur et de ses actes ; quant aux notions de quelque autre plan d’existence au-delà de la mort, on ne peut qu’en rire.

En effet, le sacré des temps passés a été piétiné et le profane a pris sa place. Une transition aussi importante ne s’est pas faite en une nuit. Selon Phra Phaisan, ces changements sont le résultats d’efforts délibérés de la part de l’élite au pouvoir et remontent aux tout débuts de l’ère Rattanakosin (ère de Bangkok, 1782-..). Au moins les réformes étaient-elles considérées nécessaires à la lumière de l’expansion des forces coloniales et leurs outils puissants de science et de modernisation. D’autres royaumes dans la même région avaient déjà été témoins d’un déclin du corps officiel des dogmes, spécialement depuis que les membres des classes supérieures, par exposition à la culture occidentale, avaient choisi de se convertir à la nouvelle religion (le christianisme) et aux nouvelles façons de vivre.

Tout arrive avec un prix cependant. Les succès du renouveau du bouddhisme thaï venant d’en-haut ont laissé tout un écheveau de malaises que les générations actuelles doivent démêler si elles veulent conserver la religion.

Comment cela s’est-il passé ? Pour Phra Phaisan, “la transformation fondamentale, radicale, a commencé quand les croyances en l’ancienne cosmologie qui tournait autour du Trai Phum Phra Ruang (un vieux corps de doctrine sur les lois du karma) furent invalidées par ceux-là même qui prétendaient être de fervents et dévots bouddhistes 

Une découverte surprenante faite par Phra Phaisan dans sa vaste recherche est que les pionniers de cette version séculière et plus scientifique du bouddhisme furent le roi Mongkut (Rama IV) qui passa près de trente ans sous la robe safran, et l’un de ses fils, le prince Vajiranana, qui devint le patriarche suprême sous le règne de Rama VI. Le roi Rama IV fut le fondateur de la secte Thammayut, une secte nouvelle qui critiquait et défiait la secte Maha Nikaya, alors prépondérante dans la Sangha. Le prince Vajiranana soutenait l’unification du bouddhisme Theravada thaï et son incorporation dans le discours plus large de la nation.

A en juger par les divers commentaires faits par la Cour, le statut des moines ainsi que les modes traditionnels de pratique étaient tombés bien bas. Rama IV commentait à qui voulait bien l’entendre le sort des hommes en jaune : ils étaient ‘démodés’ et jouissaient d’un style de vie indûment confortable. Le prince Vajiranana lui-même exprima son embarras quand il prit la décision de se faire moine : une vie que les autres considéraient pleine de futilités et d’oisiveté. Son demi-frère, le roi Chukalongkorn (Rama V), alla plus loin : il considérait les moines qui passaient leur temps à méditer comme “les plus paresseux comparés à ceux qui étudiaient les textes bouddhiques ou priaient. (Le monarque fit plus tard amende honorable pour sa “mauvaise compréhension 

De telles attitudes négatives furent traduites dans une série d’actions. Phra Phaisan considère Rama IV comme le premier souverain thaï à adopter la science et sa façon rationnelle de penser envers les enseignements du bouddhisme Theravada thaï. Il approchait le Bouddha non plus comme une figure mythique et spirituelle mais comme une personne historique dont on pouvait calculer les jours, mois et années de la naissance et de la mort. De même ne croyait-il pas à l’accumulation des mérites des vies antérieures qui avait été traditionnellement enseignée à qui était ou non destiné à être roi. Ce qui était plus décisif, c’étaient les facteurs sanguins. Eliminées aussi les croyances au pouvoir surnaturel d’un autre monde, bien que, curieusement, ce fut le roi Rama IV qui fit bâtir le Phra Siam Thewathiraj, vénéré depuis comme le protecteur de la dynastie Chakri et du royaume thaï.

Il est important de se rappeler que le but ultime de la pra-tique de la Dhamma : atteindre l’illumination spirituelle, a été depuis commodément abandonné. Différent en cela des monarques précédents, le roi Rama IV ne pensait plus que c’était une chose que l’on pouvait atteindre ni même qu’elle fût pratique pour un chef d’Etat. Il abandonna donc la tradition de l’aumône quotidienne aux moines : il préférait passer cette partie de son temps à écouter les doléances de ses sujets ou à les visiter. C’était la première fois qu’on leur permettait de lever les yeux et d’entrevoir le visage royal.

La dilution de la Dhamma s’étendit aussi au domaine ecclésiastique. Le prince Vajiranana fut encore à l’origine d’un changement important dans la cérémonie d’ordination de la secte Thammayut : les moines n’avaient plus à prononcer le vou de pratique pour atteindre l’illumination. Le royal abbé pensait qu’une déclaration montrerait plutôt le manque de sincérité de la part de l’ordinand.

Ces transformations ne furent pas réalisées comme des fins en soi. Phra Phaisan remarque un trait particulier du bouddhisme Theravada : un lien étroit entre la Sangha et l’institution nationale, que ce soit la monarchie ou le gouvernement central. La Sangha bouddhiste était et avait été exploitée pour servir les intérêts de la classe dirigeante, un fait qui allait affaiblir l’institution religieuse et, à la longue, le laïcat lui-même. Comment ?

Comme l’élite dirigeante s’embarquait dans un projet pour consolider son pouvoir, le bouddhisme Theravada thaï devenait un moyen indispensable pour atteindre ce but. L’immixtion tant dans la direction que dans l’éducation des bonzes était de la première importance. Ici, le prince Vajiranana jouera un rôle important dans le processus de centralisation dans le domaine religieux, un parallèle très étroit avec la transformation séculière. Il y eut une réforme dans le curriculum religieux qui soulignait le savoir textuel avec un test général annuel. (L’enseignement de la méditation fut donc mis à l’écart car il serait difficile de tester ce savoir.) Le prince Vajiranana écrivit des centaines de manuels et de commentaires qui continuent d’être employés dans les écoles de pagodes et les universités bouddhistes.

La direction de la Sangha fut divisée et catégorisée par strates, depuis la pagode de village jusqu’aux états-majors régionaux. La seule autorité fut confiée au roi et, plus tard, au patriarche suprême qui, à la longue cependant, ne garda qu’un rôle nominal. On créa aussi toute une série de décorations et de récompenses financières comme incitations ; le prince Vajiranana fut à l’origine de vingt et un grades différents (sammanasakdi) pour récompenser les moines qui adoptaient les nouvelles règles et avaient de bonnes relations avec les pouvoirs en place.

Ce changement historique ne se fit toutefois pas sans heurts. Dans sa recherche, Phra Phaisan cite plusieurs histoires qui dénotent les conflits entre les moines envoyés par le régime central et leurs confrères locaux. Le roi Rama IV lui-même dédaignait les prêches du genre populaire alors très en vogue au sujet des incarnations passées du Bouddha, qui incorporaient des réflexions amusantes que le roi considérait comme extravagantes, irrationnelles et mensongères. Des donations pour de telles cérémonies religieuses, disait le monarque, auraient été mieux employées à bâtir un bûcher pour les chiens errants crevés. Il va de soi qu’il s’ensuivit un sentiment d’aliénation et de discorde entre l’ancienne et la nouvelle Sangha. “Car il y avait en présence deux cultures différentes et incompatibles, écrit Phra Phaisan. L’une professait le nationalisme, avec un contenu très clair et des résultats tangibles dès cette vie et préconisait l’étude des textes comme un vecteur vers la réalisation de la Dhamma et de la vérité. L’autre culture, elle, épousait des entités au-delà des frontières de la raison, un autre monde au-dessus de celui-ci, un savoir fondé sur l’expérience, une forme orale d’enseignement par allégories et paraboles et – c’est important – la perception que la Dhamma et la jouissance n’ont pas à s’exclure l’une de l’autre.”

Le résultat fut que ces moines nommés dans des temples provinciaux eurent tendance à considérer des versions locales du bouddhisme sous un angle négatif. De tels conflits pouvaient être présentés comme des divergences dans la vision du monde. Mais sous-tendant tout cela, il y avait un autre genre de différences importantes entre les cultures urbaine et rurale, ou, plus spécifiquement, entre la culture du palais et celle du peuple, qui haussaient les disputes entre les deux groupes. Et puis il y avait encore un préjugé ethnique subconscient envers les milieux lao (2).

Avant longtemps, le bouddhisme moderne et rationnel l’emporta, avec les conséquences suivantes : la religion devait être citée en tête dans les discours nationalistes pour justifier l’existence de l’Etat. Peu à peu, cependant, les croyances et le personnel bouddhistes devaient être considérés comme subordonnés aux intérêts de la nation. Une nouvelle religion prenait naissance : celle du nationalisme. “Il vaut d’être noté que là où le bouddhisme a été une religion prédominante, quand le nationalisme étend son empri-se, le tout premier précepte : “Tu ne seras pas” sera toujours manipulé dans un sens qui servira la nation-Etat écrit Phra Phaisan. En vérité, les cinq préceptes (3) seront amendés de façon à entrer dans le nouveau schéma de modernisation et de sécurité nationale. La déclaration infâme d’un moine de haut rang, nommé Kittivuddho Bhikku, au plus fort de la guerre froide, que “tuer des communistes n’était pas un acte déméritoire fut l’épitomé d’un tel pragmatisme dévoyé. Mais il y eut bien d’autres exemples, compilés par Phra Phaisan. Quand une dictature militaire se lança dans des programmes d’industrialisation rapide, on ordonna aux moines de ne pas enseigner la valeur de “Santhosa” se contenter de ce que l’on a comme opposé au désir effréné ou la convoitise On leur conseilla plutôt de prêcher au peuple le sens du sacrifice pour le bien du pays et de la monarchie comme une autre forme de pratique de la Dhamma. Curieusement, le roi Rama IV introduisit une version “grossière” des cinq préceptes pour les laïcs qui tolérait le fait de tuer des animaux, le mensonge, l’alcool, etc. “Tant que cela permettait à chacun de survivre et ne causait pas grand tort aux autres.”

Après tout, la notion même que ce que les bouddhistes ont à faire, c’est de pratiquer les cinq préceptes, signifie la prévalence de cette forme pragmatique du bouddhisme. Pire encore, les croyances religieuses ont été réduites à ne plus s’occuper que des bénéfices des individus ou de leurs connaissances les plus proches. “En parallèle très étroit avec la dilution de l’enseignement bouddhiste, il y a la distance de plus en plus grande entre la pagode et le laïcat. Maintenant, on attend des bonzes qu’ils conduisent leurs routines traditionnelles à l’intérieur des enceintes ecclésiastiques, à l’écart de tout, complètement indifférents aux affaires du monde “Dans le passé, le bouddhisme Theravada a prospéré grâce aux relations étroites entre moines et villageois, indique Phra Phaisan. Mais quand les deux parties grandissent à l’écart l’une de l’autre, toutes deux ne peuvent que s’affaiblir.”

La communauté laïque s’est affaiblie parce que la pagode n’a pas été à même de la conseiller sur l’interaction possible avec le monde extérieur dans les courants de la modernisation, d’une manière constructive et éclairée. Dans le même temps, la Sangha aussi s’est affaiblie car il n’y a pas eu de soutien, pas d’infusion de “sang neuf” de la part des laïcs dont la majorité a depuis longtemps délaissé la pagode (tout comme ils ont délaissé leurs propres communautés). Des conditions relâchées comme celle-là ne peuvent que contribuer à l’émergence d’une nouvelle religion et de la plus terrible : la consommation.

La soumission aux intérêts de l’Etat-nation n’est qu’à un pas de la servilité aux diktats du marché et à la séduction des récompenses financières. Phra Phaisan note comment la montée de la prospérité matérielle des pagodes a été parallèle à l’expansion de l’économie capitaliste fondée sur l’argent, spécialement depuis le règne de Rama V. Maintenant, le royaume de la foi est devenu un marché dynamique où tout est transformé en produits. Les niveaux de sophistication sont simplement décourageants. Il y a des mérites différents, et personnalisés, qu’il faut payer. La superstition elle-même s’est glissée entre les murs des pagodes, cette fois pour offrir des solutions instantanées et toutes faites à ceux qui cherchent et de l’argent pour les acteurs.

Des armées de “guides spirituels” battent les rues avec des techniques très avancées de prospection du marché. L’ordination a été réduite à “une expérience” à faire au moins une fois dans sa vie. On peut même goûter aux sensations de l’illumination ultime comme quelque chose “de tendre, de frais et de translucide 

De nouveau, Phra Phaisan montre comment l’élite gouvernante a contribué à fusionner bouddhisme et capitalisme. Les sermons et les écrits du prince Vajiranana contenaient plusieurs passages faisant de la publicité pour des institutions et des entreprises à but lucratif. Pendant que le culte du nationalisme promeut l’uniformité et l’homogénéité – tous les bouddhistes sont des citoyens thaïs – la prolifération de la consommation épouse la diversité. Et il doit en être ainsi. Il y a des files et des files, longues et éclectiques, de bouddhistes des temps modernes : des paysans qui désirent une récolte abondante, des officiers en mal de promotion, des vendeurs, des politiciens, des acteurs, des étudiants. Ils ont tous et chacun différentes sortes de désirs et des niveaux différents dans la compréhension de ce que le bouddhisme demande. Phra Phaisan voit une similitude entre cette religiosité bigarrée et l’art du collage. “Nous voyons donc un nombre de gens qui approchent plusieurs croyances religieuses en même temps – sur une base d’“essai exactement comme pour la consommation de biens matériels. Il est aussi facile pour tous ces gens de mettre de côté l’un ou l’autre groupe de pratiques qui ne leur plaît plus, un peu comme on se débarrasse de vêtements démodés.”

La sécularisation du bouddhisme, d’une religion fondée sur la communauté entretenant respectivement le nationalisme et l’individualisme, a été subtile, mais avec d’innombrables ramifications. Avec l’entrée d’une pléthore de croyances étrangères, la Thaïlande est devenue un supermarché de “nouvelles religions” où le consommateur peut choisir et se servir. Nombre de fidèles, cependant, n’ont aucune indication sur la qualité du produit. Au contraire, notre époque est témoin d’un désarroi complet de la religion nationale : il y a les scandales de certains moines, l’incapacité de la Sangha à se réformer et les disputes jamais résolues sur ce qui constitue les vrais enseignements du Bouddha, pour ne mentionner que ces quelques problèmes. En aucune autre époque, le bouddhisme Theravada thaï n’a eu autant besoin d’un nouveau souffle. Le temps est compté mais il y a quand même l’espoir au bout du tunnel.

II. Un recommencement (4)

A l’apogée du bouddhisme en Inde, il y a mille ans de cela, l’université de Nalanda, l’institut ecclésiastique le plus grand, abritait des dizaines de milliers de bonzes, venus de tout le sous-continent. Il y avait une abondance de stupas, de temples et de statues dans les styles les plus grandioses, les plus coûteux, les plus élaborés. Des milliers d’ascètes qui se faisaient passer pour des “éveillés” s’adonnaient à des rites mystiques, murmurant des mantras sacrés incompréhensibles, attirant la loyauté sans faille des dévots. Et puis des hordes de militants musulmans du Nord-Est déferlèrent sur le pays et le bouddhisme fut pratiquement écrasé et extirpé du pays une bonne fois pour toutes.

Pour Phra Phaisan, le facteur décisif dans la disparition du bouddhisme fut moins une invasion de l’extérieur que les failles inhérentes à la Sangha indienne elle-même. L’Institut Nalanda, malgré sa grandeur, s’était peu à peu séparé des communautés avoisinantes car il dépendait du patronage de la Cour royale. Le laïcat de son côté considérait toutes les affaires religieuses comme le domaine exclusif des moines et ne jouait aucun rôle dans l’édification de l’ordre monastique. Malgré toutes les années où il avait été florissant, le bouddhisme ne devait plus retrouver la prééminence qui avait été la sienne en Inde, son lieu de naissance.

Dans son nouveau livre : “Le bouddhisme thaï à l’avenir : tendances et alternatives à la crise actuelle Phra Phaisan indique quatre points qui ont vraiment besoin de réformes si l’on veut éviter pareil sort au bouddhisme de ce pays. Notre moine indique les failles dans les structures actuelles de la direction de la Sangha, dans l’éducation des bonzes, dans leur relation avec le laïcat et les déformations actuelles de l’enseignement du Bouddha. “Le bouddhisme ne sera détruit par personne d’autre que les bouddhistes eux-mêmes.” Le Bouddha lui-même avertissait il y a plus de 2 500 ans “qu’un bateau sombrerait à cause de son équipage (pas à cause de la tempête) 

Les facteurs extérieurs peuvent être puissants mais ils ne sont pas aussi importants que les éléments internes. Il est dit dans la Dhammapada que “quand une main est saine, sans blessure, aucun poison ne peut lui faire de mal Tant que le bouddhisme est fort, il peut résister à toutes les menaces extérieures. “Pour le dire tout simplement la corrosion actuelle du bouddhisme thaï n’est pas imputable aux défis d’autres religions, au flux de la modernisation ou de la globalisation. Son déclin est dû à la faiblesse, à la négligence des bouddhistes eux-mêmes.”

Contrairement à la perception générale, Phra Phaisan affirme qu’une étroite affinité entre la Sangha et l’Etat – un trait commun du bouddhisme Theravada depuis le temps d’Asoaka le Grand – n’est pas nécessairement un bien à la longue pour la religion. Mais, jusqu’à il y a un siècle, le pouvoir de l’Etat était restreint à la capitale et à quelques grandes villes. La centralisation du pouvoir politique s’est finalement réalisée au détriment de l’autonomie des communauté locales et de leur participation aux affaires des pagodes.

La nouvelle mouture de la loi sur la Sangha cherche à redresser la structure centralisée et inefficace de la direction. Le conseil suprême (Mahathera Samakhom) ne gardera plus qu’un rôle de conseiller du patriarche suprême et l’administration sera confiée à un groupe de moines plus jeunes appelé Mahakhanissorn. Cependant, dit Phra Phaisan, la hiérarchie pyramidale demeure intacte dans le nouveau plan proposé. Le nouveau corps administratif sera encore nommé, et non pas élu, au sein d’un groupe de moines plus âgés, mais cette fois les nominations seront faites pour un temps donné et non plus à vie. (A présent, la majorité des membres du conseil de la Sangha approche des 80 ans ou les a déjà dépassés.)

D’un autre côté, Phra Phaisan avance l’alternative d’un programme de décentralisation dans les dimensions verticale et horizontale. Les moines dans tout le pays devraient avoir leur mot à dire dans le processus de la prise de décisions par le biais d’assemblées générales élues (Sangha sapha) du niveau du district jusqu’au niveau national. Le choix des bonzes pour les différentes fonctions devrait être fait au mérite et non au nombre de titres ou de décorations (sammanasakdi) que tel ou tel bonze a acquis. Les branches des pouvoirs exécutif et judiciaire devraient aussi être séparées et contrebalancées par l’établissement de deux comités indépendants appelés respectivement Sanghamontri et Winayathorn.

Ce projet de démocratisation ne devrait pas être prisonnier des murs de la pagode. Phra Phaisan souligne l’implication du laïcat dans le soutien et la surveillance des affaires ecclésiastiques. Mais, contrairement à une proposition du gouvernement, les représentants du laïcat doivent venir de tous les secteurs et pas seulement de bureaucrates âgés. La participation du public peut commencer au niveau de la communauté locale sous la forme de comités de pagodes qui actuellement n’ont de fonction que purement nominale. Une telle libéralisation, dit-il, conduira à une plus grande transparence dans l’administration quotidienne des affaires, dans la surveillance de la conduite de chaque moine et – c’est important – dans l’allocation des budgets des pagodes, ce qui, pour la plupart des gens, reste une zone d’ombre. “Rendre une pagode à la communauté locale est la mesure la plus importante et la plus concrète pour refaire de la Sangha une part active de la société, dit Phra Phaisan. La loi actuelle de la Sangha a transformé les pagodes en propriétés de la Sangha sous la direction de l’Etat. Les abbés ont donc joui d’un monopole du pouvoir dans l’administration des temples, agissant comme s’ils étaient les propriétaires au lieu d’en être les simples gardiens au nom des villageois, comme cela aurait dû être traditionnellement.”

Distancier ainsi le temple du pouvoir séculier n’implique pas que les affaires financières et administratives. Il est important, dit encore Phra Phaisan, de savoir que pendant longtemps la Sangha a été dépendante du Département des Affaires religieuses comme d’un cerveau qui décidait comment il devait régir tout le système. Cette fonction a maintenant été prise par un nouvel organisme appelé le Bureau national du bouddhisme. Le conseil suprême doit passer par ce bureau pour pratiquement toute information au sujet des moines : le statut de leur éducation, leur bien-être et leurs activités, étant ainsi sujet à l’influence, subtile mais profonde, de son propre secrétariat. “La Sangha devrait avoir un organisme ou un institut indépendant du contrôle de l’Etat pour rassembler et analyser l’information sur les affaires des temples et proposer un agenda de décisions à partir des perspectives des moines eux-mêmes. Les deux universités bouddhistes (Mahamakut et Mahachulalongkorn) peuvent aider à l’établissement d’un tel organisme et plus tard collaborer avec lui.”

L’autonomie intellectuelle demande des esprits progressistes. Mais à en juger d’après l’état actuel de l’éducation religieuse en Thaïlande, la perspective tracée par Phra Phaisan semble plutôt sombre. A tant souligner le savoir textuel comme opposé à la pratique de la Dhamma, la majorité des moines se débrouille plutôt mal. “Il a souvent été avancé que les moines et les novices, ces dernières années, ont été absents à leurs examens ou les ont ratés. Et la proportion de ceux qui ont réussi n’a fait que diminuer régulièrement. En 1975, par exemple, 31 % des candidats passaient leur examen. Mais en 2002, 19 % seulement l’ont passé. En 1988, une enquête montrait que 95 % des abbés – supérieurs de pagodes – dans tout le pays n’avaient achevé que l’instruction primaire et les cours de “naktham” (les études de la Dhamma et de la discipline en langue vernaculaire thaïe). On estimait que très peu d’entre eux pouvaient atteindre le plus haut niveau de naktham » (5).

Malheureusement, la nouvelle version de la loi de la Sangha continue de n’attribuer qu’un rôle marginal à l’éducation des bonzes. Ceci est contraire à l’essence même du bouddhisme comme système “de développement de soi” vers l’ultime libération spirituelle. Phra Phaisan suggère une approche globale pour la réforme de la pédagogie ecclésiastique qui a été trop longtemps encombrée par un savoir dépassé et bigot et du genre de leçons apprises par cour.

Il est surprenant de constater que les toutes premières marches vers la réforme de l’éducation envisagée par notre érudit sont de reconnaître que la plupart des moines ordonnés n’ont l’intention de rester sous la robe safran qu’un laps de temps plutôt court. C’est pourquoi le niveau primaire des études est si important. Phra Phaisan montre que le cour des réformes est de savoir établir un équilibre entre les connaissances ordinaires et les connaissances religieuses, entre la formation de novices et de moines de valeur et l’éducation des masses, pauvres pour la plupart. On continuera d’enseigner des sujets ésotériques ainsi que le Pali mais à un niveau élevé ou pour ceux qui ont l’intention d’être ordonnés pour une longue période.

Des changements si vastes ne signifient pas que l’enseignement et la propagation de la Dhamma ne sont assignés qu’aux bonzes. Au contraire, Phra Phaisan dit qu’en dehors du fait que les moines ont à obéir à tout un code de conduite très élaboré – ou sila – (6), il n’y a littéralement pas de division entre une Dhamma pour les clercs et une autre pour le laïcat. “Le laïcat devrait et doit pratiquer la Dhamma comme le font les bonzes pour pouvoir atteindre la libération. Le Bouddha a clairement dit que la “Lok-uttara dhamma” (la compréhension de la nature transcendantale de tout phénomène terrestre) est une richesse que tout un chacun peut atteindre.”

Mais pour ceux qui sont immergés dans la lutte quotidienne pour la survie, une revitalisation de la Dhamma adaptée aux besoins de toute la société est indispensable. Phra Phaisan souligne que les enseignements bouddhistes peuvent s’attaquer aux innombrables malaises de la société moderne : la consommation, l’obsession de l’argent, l’escalade de la violence, la crise d’identité, l’aliénation grandissante et la peur de la mort.

Mais les valeurs des croyances ne devraient pas être enseignées que par les moines, ni même seulement dans les pagodes. En fait, la vraie Dhamma doit être cultivée à partir des expériences de la vie réelle. Par diverses activités charitables et sociales, tant les moines que les laïcs peuvent travailler ensemble à la réalisation du bien commun. Après tout, Phra Phaisan prévoit une ligne indistincte entre les domaines séculier et religieux, et ses bienfaits. La société thaïe, propose-t-il, a besoin d’un laïcat dont la conduite s’approche de celle des moines autant que de moines dont les ouvres dépassent les affaires spirituelles. “Si des moines et des laïcs s’adonnent à des services communautaires et sont soutenus par le public comme le sont les bonzes, cela permettra au bouddhisme d’être plus adapté à la société au lieu d’être confiné à des rites, aux affaires des pagodes ou à des bénéfices individuels.” “A quoi sert la Dhamma si ce n’est à être au contact d’autres êtres, à favoriser les services communautaires – en particulier pour les pauvres -, à faire d’elle une réalité tangible, concrète pour tout un chacun.”

Dans la même veine, Phra Phaisan épouse l’ouverture du terrain religieux aux femmes. Mais permettre aux femmes d’entrer dans la vie religieuse – sous quelque label que ce soit – n’est pas une réponse aux appels féministes pour l’égalité des sexes, car le Bouddha lui-même avait déjà affirmé qu’hommes et femmes avaient le même potentiel pour atteindre l’illumination spirituelle. En fait, le rôle plus actif de moniales (ou de nonnes), dit Phra Phaisan, rehausserait la valeur féminine de l’amour-bienveillance et contrebalancerait ainsi les enseignements traditionnels qui soulignent plutôt les valeurs masculines.

Le cour du débat sur l’ordination de moniales, continue-t-il, tourne autour des valeurs et de la façon de vivre monastique. En fait, c’est de savoir si une existence ascétique est encore une chose désirable et profitable ou non. A notre époque, les textes de la Dhamma sont disponibles et accessibles sous une multitude de formes ; les laïcs peuvent étudier et interpréter eux-mêmes les enseignements bouddhistes. Et certains d’entre eux deviennent même capables d’enseigner la Dhamma aux bonzes eux-mêmes. Phra Phaisan tient encore au rôle essentiel et indispensable de la vie monastique pour la survie de la religion. Le statut et la façon de vivre des “moines” leur donne une meilleure occasion d’étudier et de propager la Dhamma directement. Les laïcs peuvent établir leur propre institut, mais il serait bien plus difficile à soutenir qu’une pagode qui ne dépend que de l’aumône des villageois.

“Plus important est la valeur d’une vie monastique qui va au-delà du célibat. L’essence d’une telle existence fait référence à un sentier vers la liberté spirituelle : être libre de toute luxure et d’attachements terrestres. Toute société a besoin de personnes qui donnent l’exemple qu’un tel genre de vie est bénéfique et peut être atteint par tout un chacun. Ceci ne veut pas dire que les moines et les laïcs doivent toujours se trouver sur un spectre opposé, que la santé des uns est dommageable pour les autres. Tous sont les propriétaires égaux de la religion et, pour que le bouddhisme survive et prospère, les moines et les laïcs doivent travailler ensemble.”

III. Conclusion : la grande question (7)

Pour le moine réformateur Phra Phaisan Visalo, la survie du bouddhisme Theravada thaï dépend de ce que l’on puisse ou non répondre de façon satisfaisante à cette question : “Le bouddhisme peut-il lutter contre cette frénésie de consommation ?”

La rivale la plus terrible du bouddhisme est cette culture de consommation ambiante. Il n’y a pas d’autre force qui puisse s’opposer à son flot, que ce soit le communisme, le nationalisme ou même la démocratie. Un dictateur peut s’accrocher au pouvoir aussi longtemps que ses sujets sont satisfaits de leur pouvoir d’achat. Cette nouvelle religion appelée “consumérisme” s’est étendue à tous les coins du monde, même dans certains endroits où de fervents missionnaires n’osent pas s’aventurer.

Comment une foi sans prétention comme le bouddhisme peut-elle défier – et peut-être vaincre – une force si puissante ? Phra Phaisan pense que c’est possible. Comment ? Un accomplissement matériel peut apporter un confort physique, rehausser sa propre estime et créer un sens d’appartenance (pour ceux qui emploient la même marque d’objets, adorent le même genre de musique, etc.) et finalement faire que ce qui semble être une promesse d’immortalité devienne une réalité. D’un autre côté, un vou réalisé va appeler un autre désir et encore un autre. En d’autres termes, c’est le cycle sans fin du Samsara (8).

Sous une abondance apparente se cache un sens fondamental de manque, un sentiment inexplicable et fort de vide, de doute, de peur et de misère, tapi dans les ombres de notre cour. Le bouddhisme cependant combat ce vieux malaise à la racine. Tout d’abord, la pratique constante de l’attention nous fait réaliser l’impermanence de toute chose. Il n’y a pratiquement rien à quoi nous puissions nous rattacher. Une telle compréhension spirituelle – réelle et plus profonde que l’intellect mondain – nous poussera à accepter le fait qu’il n’y a pas de “soi”, que tous les phénomènes terrestres ne sont que des combinaisons de causes et de conditions sans arrêt fugaces, jouant avec l’esprit humain. En d’autres termes, la force intrinsèque et la valeur des enseignements du Bouddha sont dans la découverte que l’on peut vivre “dans” le monde sans être “du” monde. La possibilité de rompre avec les entraves de la vie se trouve là.

Malheureusement, le développement passé du bouddhisme Theravada thaï a négligé cet aspect transcendantal de la religion lui préférant la dimension rationnelle, scientifique, plus tangible. Phra Phaisan cite l’essai exemplaire de ranimer l’enseignement de la Lok uttara dhamma sur la nature transcendantale de tous les phénomènes, par le regretté Buddhadasa Bhikku, fondateur du monastère de forêt Suan Mokkh dans le sud de la Thaïlande. Toute sa vie, Buddhadasa a souligné que l’éveil spirituel (nibbhana = nirvana) est non seulement possible mais qu’il est même un devoir pour tout être humain. Autrement dit, vivre et pratiquer la Dhamma ne sont qu’une seule et même chose. Et une telle poursuite n’est pas que pour un bienfait indivi-duel. En fait, il y a une multitude de croyances bouddhistes qui correspondent au concept de “société civile soutient Phra Phaisan. Après tout, un autre nom du bouddhisme n’est-il pas “Dhamma-Vinaya ce dernier élément faisant référence à un système de coexistence pacifique dans la société. L’enseignement sur l’interdépendance ou “inter-être” signifie le besoin de respecter les autres vies, de développer l’humilité et l’amour-bienveillance envers chaque autre personne.

Dans son carnet personnel, Buddhadasa Bhikku entrevoyait neuf possibilités pour l’avenir du bouddhisme. La religion peut disparaître un jour “n’étant plus considérée comme adéquate en un monde préoccupé de bonheur matériel Ou bien les mots du Bouddha peuvent bientôt recouvrer leur valeur et, même si l’effort initial pour ramener le bouddhisme doit être l’ouvre d’une poignée de gens de la périphérie, bientôt la race humaine toute entière adoptera les enseignements comme une part de sa façon de vivre. Quel scénario est le plus plausible ? Seuls les bouddhistes peuvent formuler la réponse.

Notes du traducteur

(1)Vasana Chinvarakorn, Outlook, Bangkok Post, 24 novembre 2003.

(2)Tout le Nord-est, le tiers du pays, et une partie du Nord sont de souche lao et pas toujours regardés d’un bon oil par les Thaïs.

(3)Les cinq règles de conduite morale, également appelées observances (sila) auxquelles sont astreints tous les laïcs bouddhistes sont les suivantes : s’abstenir (1) de tuer tout être vivant ; (2) de voler ; (3) d’avoir des relations charnelles illé-gales ; (4) de mentir ; (5) de faire usage de spiritueux. Vocabulaire pali-français des termes bouddhiques ; Adyar, Paris 1961, p. 229.

(4)Vasana Chinvarakorn, Outlook, Bangkok Post, 8 décembre 2003.

(5)Naktham : celui qui a passé un examen des connaissances de la Dhamma selon un programme déterminé ; il y a trois niveaux d’examens : chantri, le plus bas, chanto, et chan ek, le plus élevé ; c’est de celui-ci qu’il est question ici.

(6)Les moines sont tenus d’observer 227 préceptes concernant la retenue, la conduite des sens, la purification en ce qui concerne les quatre choses nécessaires aux moines : robes monastiques, aumône en nourriture, habitation et médicaments. Vocabulaire, op. cit., p. 230-231.

(7)Outlook, Bangkok Post, 8 décembre 2003.

(8)Samsara : cycle de renaissances, littéralement : transmigration perpétuelle, est un terme pour désigner l’océan de la vie toujours agité ; montant et descendant, le symbole de ce processus continu de toujours et encore naître, vieillir, souffrir et mourir. Vocabulaire, op. cit., p. 213.