Eglises d'Asie

Semaine de prière pour l’unité des chrétiens : quel panorama œcuménique en Chine ?

Publié le 18/01/2016




Ce lundi 18 janvier 2016 s’ouvre la « Semaine de prière pour l’unité des chrétiens ». Comment cette semaine est-elle vécue en Chine ? Que signifie-t-elle dans ce pays où parmi les cinq religions officiellement reconnues figurent non pas le christianisme (aux côtés du bouddhisme, du taoïsme et de …

… l’islam), mais le catholicisme et le protestantisme ? Au sein même des communautés chrétiennes, dans un pays où à l’évidence les conversions au christianisme sont nombreuses, comment cet appel à l’unité est-il perçu, reçu ?

Pour tenter de répondre à ces questions, nous vous proposons l’analyse ci-dessous. Les lecteurs d’Eglises d’Asie en connaissent l’auteur ; il s’agit du chercheur Michel Chambon. Français, doctorant en anthropologie à Boston University (Etats-Unis), Michel Chambon est théologien catholique ; il effectue actuellement un séjour d’une année en Chine continentale afin d’y mener des recherches de terrain.

 

Semaine de prière pour l’unité des chrétiens : quel panorama œcuménique en Chine ?

par Michel Chambon

A l’heure de la Semaine de prière pour l’unité des chrétiens, promue à la fois à Genève par le Conseil œcuménique des Eglises et à Rome par le Conseil pontifical pour la promotion de l’unité des chrétiens, nous proposons ici un bref panorama des Eglises et communautés chrétiennes existant en Chine afin de mieux comprendre la situation actuelle et les enjeux de l’unité dans ce grand pays où le christianisme connaît un réel dynamisme.

D’après la Constitution chinoise, il y a seulement deux grandes « religions » chrétiennes dans le pays, le protestantisme ou jidujiao (Eglise née de la fusion en une seule Eglise nationale des Eglises protestantes historiques) et le catholicisme ou tianzhujiao (Eglise catholique) (1). Pourtant, la situation est bien plus riche et subtile que ce que ce cadre légal désuet laisse croire. Chacun sait en effet que les excès de la période maoïste suivis des velléités trop pressantes du pouvoir post-1979 a conduit ces deux entités religieuses, catholique et protestante, à se subdiviser entre groupes légalement enregistrés et groupes faisant fi de toute reconnaissante étatique. Mais ce facteur politique est loin d’être le seul pertinent pour expliquer les lignes de différenciation et les fractures qui caractérisent le riche bouillonnement du christianisme en Chine.

Le premier facteur à prendre en considération est celui de l’Histoire. En effet, ni les efforts des Eglises elles-mêmes, ni les efforts du Parti communiste ne sont parvenus à effacer les clivages qui marquaient en interne les sphères catholiques et les sphères protestantes de la Chine pré-1949 (date de l’arrivée au pouvoir du Parti communiste chinois). Coté protestant, les grandes dénominations (adventistes, anglicans, baptistes, congrégationalistes, méthodistes, pentecôtistes, etc.) et les grands puissances protestantes (Etats-Unis, Royaume-Uni, Allemagne, Norvège, Suède, etc.) s’étaient chacune de leur côté lancées à la conquête de l’Empire du Milieu pour y implanter leur propre tradition religieuse. Quand bien même des efforts d’unification de ces communautés chrétiennes furent tentés dès le début du XXe siècle, des distinctions théologiques majeures et des compétitions d’influences demeuraient en 1949 au point de nourrir encore aujourd’hui la fragmentation du protestantisme chinois. Ainsi, les adventistes – soucieux de célébrer le samedi et de respecter divers interdits alimentaires – restent de nos jours farouchement distincts du reste des protestants chinois.

Coté catholique, la situation est similaire en bien des points. La compétition entre les puissances catholiques (France, Espagne, Portugal, etc.) et entre les grandes congrégations religieuses (dominicains, franciscains, jésuites, lazaristes, MEP, etc.) ont créé une sphère catholique chinoise pré-1949 très éclatée. Même si le Saint-Siège tenta avant l’avènement communiste d’uniformiser l’administration ecclésiastique du pays, les dissensions entre territoires et traditions spirituelles restèrent vivent. Ce legs de l’Histoire explique jusqu’à aujourd’hui encore certains refus d’unité au sein de communautés catholiques. Par exemple, certains groupes refusent d’être administrés par tel ou tel diocèse du fait que leur juridiction ecclésiale pré-1949 n’était pas celle d’aujourd’hui.

Le poids de l’Histoire se fait également sentir vis-à-vis des séquelles de la semi-colonisation que la Chine a subie. En effet, les alliances variées entre canonnières occidentales et goupillons chrétiens qui marquèrent le XIXe siècle et le début du XXe siècle ont associé dans les esprits chinois christianisme et colonialisme. Le soulèvement des Boxers entre 1899 et 1901 témoigne de ce brûlant problème du siècle dernier. Ainsi, dès les années 1910-1920, les milieux catholiques et protestantes improvisèrent en ordre dispersé face à ce ressentiment anti-occidental. Coté catholique, on finit par encourager l’ordination d’évêques autochtones au risque de voir les ressources et l’administration des diocèses tomber dans des luttes de clan et d’ethnies chinoises. Coté protestants, divers prédicateurs chinois créèrent dans différentes régions du pays de nouvelles Eglises entièrement libérées de toute supervision étrangère (Eglise du Vrai Jésus zhenyesu jiaohui, Assemblée chrétienne jidutu juhuichu, Famille de Jésus yesu jiating, etc.) et cultivèrent leur démarcation des Occidentaux au point d’en altérer parfois le cœur de la foi chrétienne (l’Eglise de Vrai Jésus rejette par exemple la foi en la Trinité). Ces églises, appelées parfois « indigènes », sont aujourd’hui encore très importantes dans le protestantisme chinois et vivent relativement séparées des Eglises protestantes chinoises issues de la fusion des traditions historiques occidentales (anglican, luthérien, calviniste, méthodiste, etc.). Notons enfin que le ressentiment toujours très fort vis-à-vis de la semi-colonisation occidentale explique aussi la prudence avec laquelle certains chrétiens Chinois peuvent aborder le mouvement œcuménique actuel. Ce mouvement prôné par les grandes dénominations internationales est en effet parfois perçu comme une nouvelle stratégie d’assujettissement (on retrouve des méfiances similaires en Afrique).

Au delà de ces facteurs historiques qui aident à mieux comprendre la constellation chrétienne en Chine, il faut pointer à présent d’autres éléments qui déchirent aujourd’hui encore l’unique manteau du Christ en Chine. Nous nous limiterons à trois facteurs clés (un facteur socio-économique, un facteur culturel, et un facteur international), même si l’analyse mériterait d’être largement affinée.

Le premier élément vient des récents grands changements socio-économiques du pays. En effet, la prodigieuse expansion économique de la Chine depuis 1979 a conduit des millions de Chinois à quitter leurs campagnes pour rejoindre les villes. Ces migrants ont dû faire face au mépris des populations urbaines et développer leurs propres réseaux de solidarité. L’appartenance ecclésiale n’a donc pas échappé à ces stratégies socio-économiques. Par exemple, la discrimination latente que les Cantonais diffusent à l’égard des nouveaux venus ne parlant pas cantonais ou parlant mandarin avec un accent non local est tel qu’on la retrouve jusque dans les communautés chrétiennes. Quiconque navigue un peu entre catholiques « souterrains » et catholiques « officiels » de la ville de Canton sera surpris de noter combien l’origine géographique explique pour beaucoup la distinction entre ces deux communautés et ces deux clergés. A Shanghai, de nombreuses « Eglises domestiques » (communautés protestantes non enregistrées légalement) ont fleuri au sein des migrants qui ne parlent pas toujours shanghaïen mais qui se sont éduqués et enrichis en trente-cinq ans de boom économique. Le modèle ecclésial développé dans ces communautés protestantes répond spécifiquement aux besoins de populations récemment implantées et cherchant à résister à la mainmise (économique et ecclésiale) des populations traditionnellement présentes. Ainsi, à l’échelle du pays, les migrations économiques et la xénophobie latente nourrissent une réelle fragmentation des communautés chrétiennes.

Un autre facteur de division est le fond religio-culturel de la civilisation chinoise. Celui-ci est caractérisé, entre autres, par une sacralisation millénaire des écrits religieux et une très forte autonomisation des cultes traditionnels honorant une multitude de dieux locaux. Dès lors, ce contexte produit l’émergence constante de nouvelles sectes locales qui se revendiquent chrétiennes en s’appropriant les écrits chrétiens tout en modifiant totalement le contenu de la foi chrétienne. Dans la longue et croissante liste de ces sectes, la plus connue et remuante de toutes est « L’Eclair de l’Orient » (Dongfang Shandian), fondée dans les années 1990 dans le Heilongjiang autour de la réincarnation féminine de Jésus ! Les adeptes de cette secte prédisent une fin du monde imminente et prodiguent de multiples rituels de guérison. Aussi, ces divers groupes religieux recrutent principalement dans les réseaux protestants chinois en faisant du prosélytisme à la sortie des cultes des églises « conventionnelles ». Ainsi, la multiplication et propagation constante de ces sectes pseudo-chrétiennes dans l’espace chinoise brouillent le paysage chrétien et complexifient considérablement le rapport entre Eglises. Ces sectes augmentent ainsi la méfiance et la compétition entre les Eglises et rendent délicate tout démarche œcuménique de profondeur.

Un dernier facteur est l’influence parfois ambiguë de l’ouverture du pays au reste du monde. Quand bien même cette ouverture post-1979 favorise globalement le mouvement œcuménique, notamment en permettant aux Eglises chinoises de prend part aux réseaux chrétiens internationaux et de découvrir d’autres traditions et pratiques, certains missionnaires étrangers s’opposent frontalement à l’œcuménisme et influencent activement les chrétiens chinois. C’est notamment le cas des nombreux missionnaires coréens (majoritairement protestants mais parfois catholiques aussi) qui sont marqués par leur propre contexte national et qui sont très actifs dans le Nord-Est de la Chine.

Pourtant, la galaxie chrétienne en Chine n’est pas seulement un univers fragmenté et divergent. On peut discerner dans la société chinoise et parmi les chrétiens chinois un certains nombres de médiations insufflant un chemin de respect mutuel, de convergence et peut-être d’unité.

Tout d’abord, on relèvera qu’au sein des Eglises elles-mêmes nombre de pratiques, de techniques d’apostolat et de façon de parler transcendent les séparations et différenciations entre chrétiens. L’ensemble des protestants partagent par exemple un même vocabulaire chinois pour parler de Dieu, des personnes bibliques, des notions de la foi. Ce vocabulaire est cependant assez différent de celui des catholiques (le mot Dieu par exemple : pour les catholiques chinois, c’est 天主 (Tianzhu) ; pour les protestants chinois, c’est 上帝 (Shangdi) ; le « maître du ciel » d’un côté, l’« empereur d’en-haut »). De même, de nombreux hymnes liturgiques identiques se retrouvent chantés dans les différentes traditions et communautés chrétiennes. On note aussi d’importants emprunts mutuels pour ce qui est des techniques de prédication, de l’étude biblique ou des activités pour les jeunes. Dans la ville où nous conduisons nos recherches, c’est aussi une seule et même personne qui est employée par tous les chrétiens de la ville (adventiste, Assemblée chrétienne, Eglise catholique, Eglise protestante historique, Eglise du Vrai Jésus) pour organiser et présider les obsèques qui se passent obligatoirement au funérarium de la ville. Cette personne, qui est reconnue et acceptée par tous les chrétiens, refuse de vendre ses services aux familles non chrétiennes. Tous ces exemples montrent qu’il y a donc en Chine un réel œcuménisme de pratique qui vaut par bien des aspects le seul dialogue œcuménique.

Ensuite, la pression du gouvernement sur tous les groupes chrétiens a créé entre eux une culture de « communion d’infortune ». Les chrétiens chinois partagent une histoire commune qui les lie et la pression politique qu’ils connaissent insuffle entre eux un esprit de relatif respect mutuel. De plus, quand bien même ces groupes ne travaillent pas ensemble, ils se côtoient via les structures que le gouvernement a mises en place pour les administrer. Dans les faits, les pasteurs ou responsables chrétiens se retrouvent régulièrement à des sessions de formation communes organisées par l’administration. Au risque d’être paradoxal, il faut donc noter que le Parti communiste chinois n’est pas seulement un facteur de division des Eglises mais aussi un facteur de connaissance réciproque et de communion a minima. Ainsi, du fait de l’histoire et du contexte politique du pays, les rapports entre les Eglises en Chine sont plutôt cordiaux et respectueux (ce qui contraste avec la situation globale de l’œcuménisme en Corée du Sud ou à Hongkong).

Enfin, il est intéressant de relever que, dans la population en générale, les xinyesu ou « croyants en Jésus » sont perçus comme un tout distinct par rapport aux xinfo ou « croyants en Bouddha » (le terme bouddha ici renvoie en fait à toutes les divinités que la Chine peut compter). Il semble que la traditionnelle ligne de démarcation religieuse qui fut longtemps en Chine entre bouddhistes et taoïstes, puis confucéens et religieux, se mue aujourd’hui en une dichotomie entre chrétiens et « bouddhistes ». Dans ce contexte, les Eglises chrétiennes (la diversité protestante et l’Eglise catholique) sont perçues par la majorité de la population chinoise comme un tout plus ou moins homogène et clairement apparenté. Cette perception populaire pousse les chrétiens à se concevoir eux-mêmes encore plus comme une seule et même famille.

En conclusion, nous voyons bien que l’œcuménisme en Chine existe avec ses forces et ses faiblesses, ses subtilités et ses difficultés. Quand bien même la-dite « Semaine de prière pour l’unité des chrétiens » n’intéresse guère les catholiques et les protestants chinois (même si le Conseil chrétien de Chine est membre du Conseil œcuménique des Eglises), tous ont conscience de partager une même filiation et de devoir mieux honorer la prière de Jésus pour que tous soit un afin que le monde croie (Jean 17,21).

Michel Chambon

(eda/ra)