Eglises d'Asie

A propos de la liberté concédée à une Eglise enchaînée

Publié le 16/02/2016




On l’appelle le Great Firewall (金盾工程) par analogie avec la Grande Muraille de Chine. L’expression désigne le considérable appareil humain et technique mis en place par le ministère de la Sécurité publique pour filtrer et censurer les contenus qui sont publiés sur l’Internet chinois. La …

… politique des censeurs du gouvernement et du Parti n’est pas tant d’effacer les critiques qui pourraient être publiées à son encontre, que d’empêcher les mécontents de se mettre en réseau pour agir collectivement.

Dans l’article ci-dessous, on lira une analyse pertinente de ce phénomène et des implications concrètes qui en découlent pour l’Eglise catholique en Chine. Comme Internet, l’Eglise peut être considérée comme étant un réseau, et comme pour Internet, on constate que si les autorités chinoises laissent un certain degré de liberté individuelle aux catholiques, elles veillent activement à ce que l’Eglise ne puisse s’organiser et s’exprimer en tant que corps social autonome. L’article traduit ici en français par la Rédaction d’Eglises d’Asie est paru le 26 décembre 2015 dans les colonnes du Hong Kong Sunday Examiner, l’hebdomadaire en langue anglaise du diocèse catholique de Hongkong, sous le titre : « Freedom of religion for a Church in chains ».

 

« De par sa nature, le cyberespace transcende les frontières, les rend obsolètes, faisant ainsi du contrôle des données, de l’accès ou des usages d’Internet une activité quasiment perdue d’avance. Pourtant, les Etats-Unis détiennent la plupart des clés autorisant la mise en œuvre de tout verrouillage, surveillance ou blocage informatique. C’est en effet dans ce pays que se trouvent les treize dispositifs d’allocation d’adresses IP, ce qui donne aux Américains une longueur d’avance dans les jeux de manipulation.

Toutefois, lors de la Conférence mondiale sur Internet qui s’est tenue le 16 décembre 2015 à Wuzhen, dans la province du Zhejiang, le président du pays doté sans aucun doute du dispositif de censure le plus développé au monde en termes de contrôle des informations et des images, le président Xi Jinping donc, a insisté sur la nécessité de développer un cyberespace préservé de toute hégémonie et de toute ingérence dans les affaires intérieures d’une nation souveraine.

Malgré son allure de mantra, répété par la Chine au sujet de presque toutes les affaires internationales, la rhétorique du président chinois sonne néanmoins comme un plaidoyer en faveur d’une préservation de l’intimité et de la vie privée dans un monde de plus en plus transparent. Et ce alors même que le gouvernement chinois exerce un contrôle étroit sur ses internautes, bloquant les moteurs de recherche internationaux, les sites web et les réseaux sociaux de partage d’informations.

En Chine, on estime qu’environ un demi-million de censeurs sont à l’affût de tout ce qui est considéré comme un flux d’informations dangereux ; et cet appareil de contrôle du Net n’a cure des limites évoquées par Xi Jinping lors de la conférence, et que les dangers de la pornographie, ou même du terrorisme et du trafic de drogue sont censés illustrer.

La censure n’est pas chose nouvelle en Chine. Celle des médias est active depuis l’avènement du régime communiste en 1949, et a eu un rôle essentiel dans le contrôle de l’information, non seulement par ce qui est censuré, mais aussi par ce qui est permis ou même encouragé.

La critique individuelle est tolérée, l’expression collective bannie

Toutefois, la censure en Chine ne se limite pas aux médias ; elle s’est étendue au contrôle des activités quotidiennes des ONG, quel que soit leur créneau, aussi bien donc aux ONG commerciales qu’à celles à but non lucratif – les religions ne faisant pas exception, l’Eglise catholique notamment.

La censure d’Internet emprunte le même chemin. « Qu’est-ce qui est censuré et pourquoi ? » est la question cruciale que se pose toute organisation implantée en Chine ou ayant affaire avec elle. Le lissage de l’information ne vise pas seulement d’ailleurs à éloigner les idées considérées comme toxiques, le gouvernement s’attachant aussi à faire les louanges d’un espace de partage qui s’avère finalement bien pratique pour collecter des informations.

D’où d’ailleurs, à l’échelle nationale, la création de ses propres réseaux sociaux.

Une importante étude, menée à l’Université de Harvard aux Etats-Unis et portant sur la censure d’Internet en Chine, donne un aperçu de la logique sous-tendant ce contrôle renforcé.

Dirigée par Gary King, Jennifer Pan et Margaret Roberts, l’étude a collecté afin de les analyser des millions de « posts » diffusés sur les réseaux sociaux et issus de 1 400 fournisseurs d’accès chinois.

L’étude, intitulée « Comment la censure en Chine autorise la critique du gouvernement, mais étouffe toute expression collective », cite notamment deux messages qui sont apparus sur les réseaux sociaux chinois locaux – l’un censuré, l’autre non.

Le post censuré se lit ainsi : « J’ai toujours pensé que l’histoire moderne de la Chine était faite de progrès et de révolutions. A la fin de la dynastie Qing, des progrès ont été observés dans tous les domaines. Mais, après le soulèvement de Wuchang (1), tout fut perdu. Le Parti communiste chinois promettait déjà l’avènement d’un gouvernement démocratique et constitutionnel lors de la guerre de résistance contre le Japon. Pourtant, soixante ans plus tard, cette promesse n’est toujours pas honorée. »

Le post non censuré maintenant : « La Chine souffre aujourd’hui d’un manque de transparence et de l’absence d’une véritable mise au clair concernant les responsabilités qui devraient être attribuées à Mao. Dans les années 1980, Deng a introduit des réformes politiques structurelles. Toutefois, après Tiananmen, tous les projets ont été systématiquement mis en attente… La démocratie adoptée au sein du Parti est juste une excuse pour perpétuer un régime de parti unique. »

Si ce post n’a pas été censuré, ce n’est pas en raison d’une quelconque faille dans le dispositif de censure, puisque la plupart des posts qui sont supprimés sont repérés le jour même de leur apparition, seulement quelques-uns étant retirés avec un délai de quelques jours.

Les posts censurés sont ceux qui ont un potentiel fédérateur

Toutefois, le post qui suit – portant sur une démolition de logements aux effets catastrophiques – a été censuré. Les auteurs de l’étude pensent qu’il l’a été en raison de son potentiel rassembleur susceptible de gagner un soutien populaire, et ce bien qu’il fasse l’éloge du gouvernement.

Voici le post en question : « [Le 26 mai 2011], les explosions à la bombe ont conduit non seulement à la tragédie de sa mort, mais aussi à celle de plusieurs agents de l’Etat. Même si nous pouvons corroborer ce qu’a dit Qian Mingqi sur Weibo [l’un des plus importants réseaux sociaux de Chine], à savoir que la démolition de sa maison [pour faire place à une autoroute] a été la cause d’un grand traumatisme personnel, nous ne pouvons que condamner le fait qu’il ait cherché à se faire justice lui-même (…). Le gouvernement n’a cessé d’ériger des lois visant à protéger les intérêts des citoyens concernés par la démolition de leurs propriétés immobilières (…). L’augmentation de la valeur des dédommagements concernant les logements détruits excède ainsi l’inflation. Dans de nombreux cas d’ailleurs, cette compensation peut aller jusqu’à changer pour le mieux le destin de toute une famille. »

L’étude de l’Université de Harvard conclut qu’« être mal vu n’est pas une menace pour le pouvoir (gouvernemental), tant que ce dernier parvient à étouffer les discussions en rapport avec des événements susceptibles de donner naissance à une action collective – autrement dit à tuer dans l’œuf tout risque de voir émerger un pouvoir concurrent du pouvoir en place, un pouvoir concurrent qui aurait la capacité à influer sur les comportements collectifs du peuple chinois ».

Au regard de cette situation, l’étude considère que les Chinois sont individuellement libres, mais collectivement contraints [NdT : l’expression utilisée est « collectively in chains »].

Les auteurs avancent sans équivoque que le gouvernement considère toute action un tant soit peu collective échappant à son contrôle comme une marque d’anarchie menant in fine au chaos et au désordre.

Les politiques de censure du gouvernement chinois visent ainsi à limiter l’action collective en affaiblissant les liens sociaux, de sorte que toute initiative, sur Internet ou non, débouchant potentiellement sur une action collective, se trouve dans le collimateur de la censure.

L’Eglise catholique est comparable à un réseau

En tant que communauté, les catholiques chinois n’ont pas été trop critiques envers le gouvernement – si ce n’est envers son ingérence dans les affaires internes de l’Eglise –, et pourtant la censure exercée envers toutes les activités de l’Eglise a toujours été extrêmement stricte.

Sur Internet, le moindre post susceptible de générer une action collective ou de faire se réunir des personnes n’échappe pas au contrôle de la censure.

En dehors d’Internet, l’Eglise catholique ne connait pas de frontières et possède un réseau international : sa nature même l’exige.

La censure des activités de l’Eglise vise souvent à empêcher les paroisses, les diocèses ou les membres de l’Eglise de nouer des relations et de partager ensemble, tout comme elle vise à isoler l’Eglise chinoise des influences étrangères.

Cependant, tout en s’efforçant d’endiguer les liens que l’Eglise de Chine peut nouer avec l’Eglise universelle, le gouvernement est sensible à l’image qu’il renvoie sur la scène internationale. Ainsi, deux articles conséquents sur l’Eglise ont été publiés récemment dans le China Daily – une publication en langue anglaise à destination des étrangers – en prévision de la tenue prochaine d’une réunion du Parti communiste sur le thème de la religion.

Le premier, en date du 12-13 décembre 2015, évoque la rénovation de la cathédrale Saint-Ignace à Shanghai et tresse les louanges du gouvernement pour son respect de la liberté religieuse et pour la sécurité publique effective qu’il garantit. Le second, daté du 19 novembre, s’intéresse au séminaire national de Pékin ; il contient notamment l’interview longue et détaillée d’un séminariste en cinquième année d’études.

Cependant, le gouvernement continue de prendre des mesures strictes pour empêcher les responsables de l’Eglise de s’exprimer de manière un peu trop libre – ce qui amène d’ailleurs un évêque à déclarer : « S’il est facile de tenir une paroisse, il est difficile de diriger un diocèse. »

Toute organisation dont les membres ne peuvent s’exprimer librement et sereinement ne peut que connaître des difficultés à terme. Quel que soit le résultat de la réunion tant attendue sur la religion, annoncée pour ce mois-ci par le Parti communiste, les dirigeants chinois devraient avoir cette phrase en tête, même s’il est probable que le gouvernement chinois continuera à tolérer la liberté religieuse sur un plan individuel tout en tenant, dans le même mouvement, l’Eglise enchaînée. »

(eda/ra)