Eglises d'Asie

POUR APPROFONDIR : Retour vers le futur : mise en œuvre d’une politique religieuse pré-moderne dans une Chine post-sécularisée

Publié le 22/09/2010




Après trente années de succès économique, les réformes initiées par Deng Xiaoping continuent de remodeler en profondeur la société chinoise. A l’approche du 18ème Congrès du Parti communiste chinois, qui devrait se tenir en octobre 2012, les organes dirigeants de la Chine populaire s’interrogeront peut-être sur la nécessité ou non de réformes politiques.

Parmi celles-ci figurent une réforme de la politique religieuse. En effet, le « réveil religieux » constaté par tous en Chine appelle à une refonte de la politique religieuse telle qu’elle a été définie dans le « Document 19 » de 1982. Le cadre fixé par ce document craque en effet de toutes parts sans que pour autant les autorités, au niveau central comme au niveau local, semblent en mesure d’élaborer une nouvelle politique.
Dans l’article ci-dessous, Richard Madsen expose les postulats sur lesquels repose la doctrine du gouvernement chinois en matière de politique religieuse. Si la thèse marxiste de la disparition inéluctable des religions a été abandonnée, les esprits, au sein des sphères dirigeantes chinoises, sont toujours prisonniers de la thèse de l’inexorable sécularisation des sociétés modernes. Toutefois, conscient des limites de cette dernière théorie, le pouvoir est à la recherche d’une approche qui lui permettrait de revoir sa politique religieuse dans le contexte d’une société « post-moderne ». Selon R. Madsen, il est fort probable que les dirigeants chinois, qui se perçoivent comme porteurs d’une destinée nationale glorieuse, revêtent des habits religieux à la manière dont les empereurs, détenteurs du « Mandat du Ciel », le faisaient naguère. Ce faisant, ils laisseront entiers les défis que posent le christianisme, l’islam et le bouddhisme tibétain à un système « religieux néo-impérial ».
Richard Madsen est professeur émérite et président du Département de sociologie de l’Université de Californie à San Diego. Il est l’auteur ou le co-auteur d’une dizaine de livres sur la culture chinoise, la culture américaine et les relations internationales. Le texte ci-dessous est une version légèrement remaniée d’une conférence prononcée à Philadelphie, à la Fondation Templeton, en mars 2010 ; il a été publié sur le site Internet du Foreign Policy Research Institute, un think tank américain *.

* http://www.fpri.org/enotes/201003.madsen.postsecularchina.html

 

 

La thèse de la sécularisation est un des piliers de la sociologie moderne. Il existe différentes versions de cette thèse, mais toutes expliquent que la religion va progressivement disparaître et/ou devenir insignifiante dans l’espace public des sociétés modernes. Dans certains pays, la sécularisation n’est pas seulement le socle d’une théorie descriptive, mais elle est au centre de politiques normatives. La politique du gouvernement chinois envers les religions se fonde explicitement sur les aspects descriptifs et normatifs de la thèse de la sécularisation.

De nombreux chercheurs en sciences sociales affirment toutefois que la thèse de la sécularisation n’est pas correcte et que nous avons besoin d’une théorie sociale pour penser un « au-delà » de la sécularisation afin de rendre compte des faits qui ne peuvent manquer d’être observés en ce début de XXIème siècle. La croyance et la pratique religieuses n’ont pas disparu et, dans de nombreuses régions du monde, elles jouent dans la vie publique un rôle plus évident que dans le siècle passé. De plus, les religions évoluent de façon dynamique, en prenant des formes nouvelles ou bien en faisant revivre des formes anciennes, et on constate qu’elles recomposent de manière originale leurs liens avec les Etats modernes et l’économie de marché. Cela conduit à une crise dans la théorie sociale moderne, mais aussi à des crises dans la pratique politique moderne.

Dans cet article, je tenterai d’expliquer comment cette crise se manifeste dans la politique chinoise. Cette recherche est fondée en partie sur des documents scientifiques qui ont été présentés au Bureau politique du Parti communiste chinois. Il est en effet désormais fréquent que de hauts fonctionnaires chinois présentent pour avis des documents de travail relatifs à de nouveaux principes théoriques ou à des questions politiques, à des réunions d’experts nationaux et, parfois, étrangers. Ces présentations donnent souvent une bonne indication de la direction dans laquelle la haute direction politique chinoise s’oriente. Ces discussions théoriques menées par des universitaires chinois qui ont l’oreille du pouvoir et augmentées de mes propres observations à propos de l’évolution de la politique religieuse du pays, amènent au développement qui va suivre concernant la position officielle de la Chine envers la religion.

Contrairement aux gouvernements démocratiques qui pour la plupart visent à demeurer neutre face à la religion parce qu’ils postulent que la religion est une affaire privée que l’Etat n’a pas à connaître, le gouvernement chinois met en œuvre une politique active vis-à-vis de la religion. Cette politique est menée par l’Administration d’Etat des Affaires religieuses (SARA), anciennement appelé Bureau des Affaires religieuses, ainsi que par le Département du Front uni du Parti communiste. Mais, l’Administration d’Etat pour les Affaires religieuses l’affirme elle-même, cette politique est un échec complet, et continuera de l’être tant que le principe qui la guidera sera dominé par la théorie de la sécularisation. Il existe des signes, en effet, que le gouvernement chinois reconnaît cet échec et est à la recherche d’une théorie « post-sécularisée » (‘post-secular’) lui permettant de refonder sa politique vis-à-vis de la religion.

La politique du Parti communiste chinois vis-à-vis de la religion

La politique du gouvernement chinois vis-à-vis de la religion a été explicitée dans le « Document 19 », promulgué en 1982 par le Comité central du Parti communiste et intitulé « Le point de vue fondamental sur la question religieuse au cours de la période socialiste de notre pays » (1). Le document a été rédigé dans le cadre du programme des premières réformes initiées par Deng Xiaoping et se caractérise par un rejet des thèses ultra-gauchisantes de la Révolution culturelle, période durant laquelle il fut activement tenté d’oblitérer toute trace de la religion dans la vie sociale en Chine. Depuis un quart de siècle, les politiques menées par Pékin ont certes connu des inflexions et des évolutions mais on peut considérer que ce document demeure la base de la politique religieuse chinoise.

La préface du Document 19 s’inspire de la théorie classique de la sécularisation : la religion est un phénomène historique et, en tant que tel, contient son « propre cycle d’émergence, de développement et de mort ». La fin viendra avec la modernisation. La version chinoise de cette théorie a ceci de particulier que, bien entendu, la religion au début des temps modernes est un opiacé destiné à soulager la misère née de l’oppression de classe. Avec le triomphe de la révolution socialiste, cette oppression de classe devrait être disparaître. Mais la religion ne s’éteindra pas rapidement en raison du décalage culturel : « La conscience du peuple est en retard sur les réalités sociales ; la pensée et les habitudes anciennes ne peuvent pas disparaître totalement en une courte période. » Ainsi, « les membres du Parti doivent admettre la persistance de la question religieuses [même] sous un régime socialiste. (…). Ceux qui cherchent à s’appuyer sur les décrets administratifs ou d’autres mesures coercitives afin d’éradiquer d’un seul coup la pensée et les pratiques religieuses n’ont pas compris la façon dont le marxisme envisage la question religieuse. Ils sont totalement dans l’erreur et feront beaucoup de mal. »

Cela ne signifie pas, bien sûr, que le Parti doive adopter un « laissez-faire » généralisé envers la religion. Cela veut dire que sa politique doit aller dans le sens du « respect et de protection de la croyance religieuse (…) jusqu’au moment où la religion disparaîtra d’elle-même ». Chaque personne doit être libre de croire ou non en une religion ou de ne pas croire. Mais « nous, communistes, sommes athées et devons sans relâche propager l’athéisme ». Il semble être quelque peu contradictoire de proclamer le respect pour la religion avec un tel rejet absolu de sa valeur de vérité et un tel engagement à propager l’athéisme. Le Document 19 tente d’éviter la contradiction en déclarant que « le nœud de la politique de la liberté religieuse est de faire de la question de la croyance une affaire privée, l’un des choix individuels libres que peut faire le citoyen ». Ainsi, la religion est tolérée aussi longtemps qu’elle ressort d’une préférence privée, sans influence sur la vie publique.

Bien que les théoriciens occidentaux de l’ère post-moderne soient très loin d’être d’accord entre eux au sujet de la religion, il est clair qu’ils se retrouveraient sur un même terrain commun pour critiquer les postulats de base de la politique chinoise (2). Tous notent que la croissance et le déclin des religions ne suivent pas le modèle linéaire revendiqué par la politique chinoise. Tous soulignent que la religion non seulement persiste, mais continue d’évoluer de manière dynamique dans les sociétés modernes. Ils reconnaissent qu’il existe des « modernités multiples », définies par différentes interactions entre la croyance et les pratiques religieuses et le développement politique et économique moderne (3). Ils indiquent aussi que la religion ne peut généralement pas se limiter à la sphère privée, mais que, pour le meilleur ou pour le pire, elle fait activement partie de la vie publique (4). Enfin, ils se méfient des définitions qui conçoivent la religion dans des termes trop ethnocentriques, fondés sur l’expérience historique occidentale (5).

Si l’on considère l’évolution de la société chinoise d’aujourd’hui, on ne peut que constater le renforcement de la théorie post-séculariste.

La religion en Chine aujourd’hui

Après avoir été plus que sévèrement réprimées au cours de la Révolution culturelle (1966-1976), les activités religieuses, de toutes sortes, sont devenues de plus en plus visible dans la société chinoise. Selon les statistiques officielles, il y a environ 100 millions de croyants en Chine. Mais selon un récent sondage dont les résultats ont été publiés par un journal officiel chinois, il y a au moins 300 millions de croyants en Chine. Selon un universitaire bien informé que j’ai interrogé au cours de mes enquêtes récentes, la direction du Parti communiste chinois elle-même s’inquiète de la véracité de ces chiffres et, soupçonnant une sous-estimation, commandite de vastes programmes de recherche visant à obtenir des statistiques plus précises. Selon Peter Ng, directeur émérite du Centre d’études des religions chinoises à l’Université chinoise de Hongkong, pas moins de 95 % des Chinois ont des pratiques religieuses (si l’on inclut les rites associés à la célébration des fêtes, des mariages et des enterrements ou encore ceux pour obtenir santé et chance dans les moments importants de la vie) (6).

Une des raisons qui explique la disparité des différentes statistiques est l’inadéquation des catégories utilisées à la fois par le gouvernement et les principaux universitaires en Chine afin de définir la religion. Comme nous l’avons vu, dans les déclarations officielles en Chine, la religion est définie en termes de croyance privée s’exprimant au sein de groupes gérés par des institutions qui n’interfèrent en aucun cas avec les sphères de l’économie et de la politique. Cela correspond à la définition moderne de la religion développée par les universitaires occidentaux au XIXème siècle, basée, consciemment ou non, sur le concept de sécularisation du protestantisme occidental. Sur la base de cette définition, le gouvernement chinois reconnaît cinq, et uniquement cinq, religions en Chine : le taoïsme, le bouddhisme, l’islam, le catholicisme et le protestantisme. De fait, au moins une partie des manifestations de la religion observées en Chine sont organisées par ces institutions distinctes, dotées d’une direction reconnue et pratiquée au sein de groupes de croyants qui y viennent de leur plein gré. Ces institutions officiellement approuvées sont placées sous la supervision des « Associations patriotiques », elles-mêmes chapeautées par l’Administration d’Etat des Affaires religieuses (SARA) et le Département du Front uni du Parti communiste.

Toute activité religieuse ne relevant pas des cinq religions officiellement reconnues est absente des statistiques officielles. Cela comprend des religions aussi répandues dans le monde que le christianisme orthodoxe russe, le judaïsme, les mormons ou bien encore les baha’i. Mais cela peut aussi inclure les activités rattachées aux cinq religions reconnues mais qui ne s’expriment pas dans les Associations patriotiques supervisées par l’Etat que nous venons de nommer. Ainsi, les catholiques « clandestins » ou les protestants des « Eglises domestiques » – pour désigner ceux des catholiques ou des protestants dont la pratique religieuse s’exprime en-dehors des structures officiellement agréées – ne sont pas comptés dans les statistiques officielles (même s’ils peuvent apparaître, au moins en partie, dans des enquêtes récentes non officielles mais néanmoins fiables).

Même si nous mettons de côté le caractère arbitraire du choix des cinq religions officiellement reconnues, nous ne pouvons que reconnaître l’inadéquation patente de la définition de la religion en Chine. Celle-ci est fondée sur l’opposition entre la religion et la « superstition ». La plupart des rituels sont en lien avec les fêtes de village et le culte dans les temples à la campagne, qui renaissent aujourd’hui avec beaucoup de vigueur, sous une forme qualifiée de « superstition féodale ». Il sont davantage une pratique communautaire qu’une adhésion à une croyance personnelle et ne sont pas organisés par des institutions clairement distinctes de la vie économique et politique locale. Mais les ethnologues modernes souhaiteraient comptabiliser ces pratiques à travers lesquelles des centaines de millions de personnes en Chine cherchent un sens à leur existence et renforcent les liens communautaires, comme étant du domaine religieux.

Piégés à l’intérieur des limites conceptuelles qu’il s’est fixé, le gouvernement chinois ne peut prendre en compte qu’une petite partie des rituels, des mythes et des croyances auxquels adhèrent ses citoyens. On trouvera ici quelques exemples de manifestations de type religieux qui ont retenu l’attention des autorités :

Les responsables de la préparation de l’Exposition universelle de Shanghai de 2010 (7) ont réalisé qu’ils devaient mettre à disposition des lieux de culte pour les juifs, les chrétiens orthodoxes, les mormons et les bahaïs, même ces croyants n’appartenaient pas aux cinq religions reconnues. Et pour que Shanghai ait l’air de ressembler à n’importe quelle grande cité du monde, il devrait y avoir des églises, des temples et des synagogues pour ces croyants, non seulement sur le site lui-même de l’Exposition, mais dans la ville elle-même. (Pour soutenir la prétention à être une ville cosmopolite du monde contemporain, Shanghai devait faire plus que Pékin, qui, pendant la durée des Jeux olympiques, s’était contentée d’ouvrir des lieux de culte pour les religions « non reconnues », mais les avaient gardés sous haute surveillance pour les clore à nouveau aussitôt les Jeux terminés.)

Autre exemple : au cours des trente ans qui ont suivi le début de la période de réforme, le christianisme protestant a connu une croissance explosive. Il y avait moins d’un million de protestants avant l’établissement de la République populaire de Chine en 1949 et, sous le régime maoïste, les religions étaient sévèrement contenues. Mais depuis 1979, le nombre des protestants a augmenté de façon exponentielle. Une estimation prudente (acceptée de fait par de nombreux spécialistes reconnus des questions religieuse en Chine) est d’environ 50 millions de fidèles (8) (Certains responsables protestants eux-mêmes prétendent qu’il y a plus de 100 millions de fidèles.) La part la plus importante de cette croissance s’est faite en dehors du Mouvement des trois autonomies, l’Association patriotique mise en place pour régir les lieux de culte protestants reconnus officiellement.

La croissance la plus rapide se constate parmi les assemblées évangéliques et pentecôtistes, où est professée une théologie millénariste, tenant la fin du monde pour imminente et l’enlèvement au Ciel des croyants tandis que le monde traversera de grandes tribulations avant la deuxième venue du Christ. La plupart de ces nouveaux chrétiens chinois se préoccupent de questions spirituelles et ne cherchent pas à s’engager dans une activité politique qui pourrait hâter la fin du monde. Il existe certaines sectes, toutefois, qui considèrent leur foi comme un mandat pour amener un changement radical dans ce monde. L’attitude du gouvernement chinois à l’égard des « Eglises domestiques » non enregistrées demeure méfiante, très méfiante même, tant les autorités n’apprécient pas que certains des citoyens chinois se soucient de réflexion eschatologique. Les Eglises domestiques ont connu une croissance si rapide cependant, que le gouvernement ne peut ni les arrêter ni les ignorer. Ainsi, au sein des autorités, certains en sont venus à distinguer entre les protestants évangéliques qui adoptent une attitude spirituelle relativement passive à propos du millénaire qui s’ouvre et la petite minorité qui recèle un potentiel de confrontation sur le terrain politique.

Comme les protestants qui sont en dehors du Mouvement des trois autonomies ne sont pas sous la coupe de l’Administration d’Etat pour les Affaires religieuses, d’autres agences du gouvernement central en ont profité pour entrer en contact avec ceux des dirigeants de ces « Eglises domestiques » qui sont perçus comme ne présentant pas de danger pour l’ordre établi et qui, de plus, souhaitent prendre leurs distances par rapport aux mouvements religieux militants. Malgré tout, des agences plus répressives, comme la Sécurité publique, ont des approches moins conciliantes quant au développement des « Eglises domestiques », et ont effectué de nombreuses arrestations de leurs dirigeants pendant la première moitié de l’année 2009.

Le gouvernement dit qu’il accorde la liberté religieuse aux bouddhistes tibétains. Mais il diabolise le dalaï-lama, freine considérablement la croissance des monastères et s’arroge le droit de déterminer la réincarnation de tout futur lama. Il prétend qu’il agit ainsi parce que le dalaï-lama est une personnalité politique plutôt qu’un chef religieux, que les monastères sont davantage des organisations politiques que des lieux de prière et enfin que le gouvernement a la responsabilité de déterminer qui doit diriger tous les secteurs de la société. Il prétend également qu’il lutte plus contre un séparatisme ethnique que contre une croyance religieuse. Mais il lui est presque impossible de faire la différence entre les deux et toutes ses tentatives pour y parvenir n’ont fait qu’accroître le zèle religieux tibétain, qui est une composante du nationalisme tibétain.

En fin de compte, ce sont littéralement des millions de temples qui ont été construits ou reconstruits dans les régions rurales. Le rythme de cette reconstruction semble d’ailleurs s’être accéléré au cours de la dernière décennie. La construction de ces temples et la célébration des liturgies qui y sont pratiquées ne sont en aucune façon un simple retour aux traditions anciennes. Les rituels traditionnels, les pratiques et les mythes anciens se sont adaptés aux technologies modernes, à l’irruption des images numériques et à celle d’Internet. Ils ont été reconfigurés pour répondre aux attentes des villageois, qui ne sont plus des paysans, mais des ouvriers d’usine, des commerçants ou des salariés (9).

On pourrait multiplier les exemples. Ce qu’ils montreraient est que de très nombreuses formes de religions, non seulement revivent en Chine, mais s’y développent rapidement, et y évoluent en établissant de nouvelles connections avec l’économie moderne et avec l’Etat. Les catégories théoriques que le gouvernement chinois utilise pour définir la religion et déterminer les différences entre religion et superstition (et implicitement les relations entre religions « moderne » et « pré-moderne ») sont incapables d’appréhender ces changements. Les hypothèses de sécularisation qui sous-tendent la politique religieuse du gouvernement – à savoir que la religion disparaîtra progressivement et inévitablement, même si elle ne le fait pas aussi vite qu’on était tenté de le penser autrefois – ne tiennent pas la route.

Il en résulte un échec complet de cette politique, de l’aveu même de ses défenseurs – politique qui visait à freiner la croissance de la religion, à la confiner à la sphère privée, à l’empêcher d’empiéter sur la politique et les questions ethniques. En dépit de tous les efforts visant à contrôler sa croissance, la religion s’est développée rapidement et a submergé tous les systèmes mis en place en Chine pour la surveiller et la contrôler. Les méthodes maladroites pour supprimer des religions indésirables ont abouti en fait à intensifier les conflits d’inspiration religieuse avec l’Etat. Les tentatives de déconnexion de la religion des conflits ethniques n’ont fait qu’ajouter une dimension religieuse supplémentaire aux luttes purement ethniques. L’échec est suffisamment patent pour que la direction du Parti communiste ait commencé à l’admettre et à chercher une nouvelle approche de la question religieuse.

Avancer à tâtons vers une nouvelle politique

La première réaction à l’abandon de l’ancien système a été de tolérer des réponses expérimentales différentes aux problèmes religieux locaux, tout en maintenant officiellement en place la structure du Document 19.

Mais en l’absence de toute structure théorique qui aurait pu lui servir de guide, la nouvelle politique s’est révélé un mélange incohérent de politiques locales disparates. Le Document 19 envisageait un cadrage attentif de cinq religions officielles par un bureau officiel des affaires religieuses, jusqu’au moment où ces religions auraient lentement, mais inévitablement, disparu. Mais la société chinoise d’aujourd’hui est un vrai mélange bourdonnant de religions qui va bien au-delà de ce qu’avait pu imaginer le Document 19 et bien au-delà de la portée des organisations que le Document 19 avait chargées de gérer les religions. Il s’en suit que de nombreuses agences gouvernementales qui n’avaient jamais reçu mission de s’occuper de religion se sont maintenant risquées à prendre des positions dans ce domaine.

Ainsi, par exemple, à Wenzhou, des « patrons chrétiens » – des entrepreneurs locaux qui sont devenus chrétiens et ont aussi souvent persuadé leurs employés de le devenir – négocient directement la construction d’églises avec l’administration locale plutôt qu’avec l’Administration d’Etat des Affaires religieuses, et souvent dans le cadre d’opérations d’investissement. Il y a maintenant tellement d’églises à Wenzhou que cette ville est appelée « la Jérusalem de Chine » (10).

A Shanghai, l’administration locale a décidé de construire des locaux pour des religions qui n’étaient pas incluses dans les cinq officiellement reconnues afin de faire bonne figure devant le reste du monde lors de l’Exposition universelle de 2010. C’est la municipalité qui en a décidé, sans en référer à l’Administration d’Etat des Affaires religieuses ou au gouvernement central.

Mais ces initiatives qui concernent des « religions mondiales » en provenance de l’Occident sont éclipsées par d’autres, locales, qui s’adressent aux religions indigènes et qui croissent rapidement. Dans certaines provinces, l’administration locale a résolu le problème des « superstitions féodales » en rebaptisant certaines manifestations de la religion populaire. Il s’agit maintenant du « patrimoine culturel non matériel ». Le ministère du Tourisme et celui des Affaires culturelles créent des « musées » pour préserver et exposer cette culture, mais lesdits musées font, en fait, office de temples (11).

Dans certaines régions, l’administration locale tolère, par exemple, l’existence d’« Eglises domestiques » non déclarées ou bien de communautés catholiques « clandestines ». (Et parfois, la tolérance est facilitée par quelques pots-de-vin.) Dans d’autres régions, et parfois sans avertissement, la Sécurité publique débarque, pour des raisons en lien ou non, avec ces Eglises. Ainsi, du mouvement des « Eglises domestiques » ont émergé des groupuscules militants, qui, comme Dongfang Shandian (‘L’éclair de l’Orient’) (12), prétendent que Dieu a ordonné que le Parti communiste soit détruit. Classé comme « culte malfaisant », L’éclair de l’Orient a été également accusé de l’enlèvement par la force de membres de sectes rivales. Il est évident que ces groupes sont soigneusement étiquetés comme des « cultes malfaisants » et vigoureusement attaqués par la police – même si celle-ci n’a pas encore réussi à les détruire. Quant à l’Eglise catholique, le gouvernement redoute l’influence du Vatican. Dans les années 1980, le Vatican a encouragé la croissance d’une Eglise catholique clandestine militante (cette Eglise regroupe les deux tiers de l’ensemble des catholiques). Toutefois, au début des années 2000, le Saint-Siège a reconnu la légitimité de plus de 90 % des évêques de la partie officielle de l’Eglise et en 2007, le pape a publié une lettre enjoignant aux évêques de l’Eglise clandestine de se réconcilier avec les évêques de l’Eglise officielle (13). Néanmoins, la police a arrêté récemment un évêque clandestin qui se préparait à se réconcilier avec l’évêque officiel de son diocèse. La raison invoquée a été que la réconciliation ne peut avoir lieu qu’à l’initiative du gouvernement et non pas du Vatican (14). Le gouvernement vit, en effet, dans la crainte d’une Eglise catholique unifiée qui serait sous l’autorité du Saint-Siège.

Les forces de la Sécurité publique ont toujours été à l’affût d’une extension de leur mission pour circonvenir les nouvelles menaces religieuses – même imaginaires – touchant la sécurité nationale. La plus spectaculaire de ces extensions s’est produite en 1999 lorsque le mouvement Falungong a pris au dépourvu le gouvernement en organisant une grande démonstration pacifique à Pékin, à l’extérieur des murs qui abritent la haute direction du Parti communiste. La réaction du gouvernement a été de classer le Falungong parmi les « religions hétérodoxes » (xiejiao, dont la traduction officielle du gouvernement est « culte malfaisant ») et de lancer un ensemble de mesures très musclées. Ces mesures ont conduit à une nouvelle extension de l’appareil de sécurité nationale, notamment à la création du Bureau « 610 » (ainsi désigné, parce que reprenant les chiffres de la date de sa création, le 10 juin 1999). Cette police secrète court-circuite le système judiciaire pénal normal en ne rendant compte directement qu’à la direction du Parti. Elle coordonne la recherche d’informations, les arrestations, les poursuites et les incarcérations, souvent sans même l’excuse d’un examen judiciaire. Elle a des unités qui pénètrent dans tous les échelons de la société. Bien qu’à l’origine, elle ait été crée pour détruire un « culte malfaisant », elle a maintenant étendu son pouvoir aux dissidents politiques et aux autres manifestations qui menaceraient la suprématie du Parti. Cette organisation a été récemment rebaptisée « Bureau de la Sécurité d’une Société harmonieuse » (15).

Les initiatives prises dans le sens d’une tolérance accrue pour quelques activités religieuses sont donc contrebalancées par de nouvelles méthodes de répression qui en concernent d’autres. Il ne semble pas qu’il y ait beaucoup de coordination entre ces différentes branches, qui vont chacun leur train au rythme des ambitions des différentes unités bureaucratiques qui en sont à l’origine. Reconnaissant l’incohérence profonde de ses différentes politiques, le Parti est à la recherche d’un nouveau cadre théorique, qui serait à même de guider son approche de la religion. Ce cadre semble opérer un renversement du passé vers le futur, loin d’une version marxiste moderniste du sécularisme, mais bien plutôt vers une version modernisée de l’hégémonie du sacré de la Chine impériale.

La nouvelle hégémonie du sacré de la Chine impériale

De la dynastie des Ming à la dynastie des Qing (i.e. du XIVe au XXe siècle), l’empereur de Chine était le Fils du Ciel. Son devoir premier était d’assurer la médiation entre le Ciel (considéré comme une divinité) et la Terre. La légitimité de son pouvoir se fondait sur cette fonction sacrée, dépendant bien sûr d’un Mandat du Ciel, pouvant être perdu en cas de comportement impérial répréhensible. L’empereur remplissait son rôle en accomplissant des rituels primordiaux à l’intention du Ciel, dans sa capitale et ailleurs, afin d’assurer la bénédiction de la divinité sur ses sujets. L’empereur cumulait ainsi les rôles dévolus en Occident au roi et au pape.

L’empereur devait décider ce qui était un « enseignement juste » et un « enseignement déviant » – et puisqu’en Chine, l’enseignement était intimement mêlé aux rites et aux mythes, cette différence était, en fait, une distinction entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie (pour employer une terminologie occidentale moderne). Cette distinction n’était pas fondée sur une doctrine, mais plutôt sur les pratiques des fidèles des différents enseignements. Pour cette raison, beaucoup d’historiens occidentaux pensent que cette « orthodoxie » et cette « hétérodoxie » devraient plutôt être désignées par les termes d’« orthopraxis » et d’« hétéropraxis » (16).

Bien que les élites, qui étaient les principaux conseillers de l’empereur, aient été formées dans la tradition confucéenne, qui gardait ses distances avec toute forme de pratique religieuse populaire, les empereurs se sont rarement attaqués aux cultes populaires ; ils les ont au contraire souvent encouragés. Les rites et les mythes étaient un « enseignement juste », orthodoxe, s’ils consolidaient des relations hiérarchiques convenables dans les familles, contribuaient à construire de solides communautés ancrées dans l’agriculture locale, et renforçaient ainsi la stabilité sociale acquise au pouvoir impérial. Quant aux monastères bouddhistes et taoïstes pris dans leur ensemble, les empereurs les maintenaient en place grâce à leur patronage, leur permettant de prospérer, tout en s’assurant de la loyauté de leurs chefs à l’empereur. Cependant, des sectes rassemblant de nombreuses communautés différentes contrevenaient à la séparation des hommes et des femmes, qu’ils autorisaient à prier ensemble sur la base d’une totale égalité, prêchant la fin imminente des temps présents et parfois servaient de base à la rébellion – il va sans dire que de telles organisations étaient dénoncées comme hétérodoxes et vigoureusement combattues.

Cependant, les caractéristiques permettant d’établir une distinction entre ces religions étaient souvent ambiguës. Quand le christianisme catholique fut introduit en Chine au XVIe siècle par les missionnaires jésuites, la cour impériale se livra à d’intenses débats pour savoir s’il convenait de considérer cet « enseignement étranger » comme orthodoxe ou hétérodoxe. Les jésuites parvinrent à convaincre l’empereur que leur enseignement était compatible avec ceux des autres enseignements qui soutenaient le pouvoir impérial, et l’empereur Kangxi déclara en 1692 le catholicisme « enseignement orthodoxe ». Mais lorsque le pape s’éleva contre l’interprétation du christianisme que professaient les jésuites, contredisant par le fait même le jugement qu’avait porté l’empereur, ce dernier déclara le christianisme « enseignement hétérodoxe ». La qualification d’orthodoxie ou d’hétérodoxie pouvait ainsi osciller, mais l’arbitre infaillible de ces distinctions restait toujours l’empereur (17). Le directeur de l’Institut des religions du monde de l’Académie chinoise des sciences sociales, Zhuo Xinping, a souligné dans un récent article que le principe de base de la politique impériale à l’égard de la religion était que « le gouvernement était le maître et la religion le serviteur (zhengzhu, jiaocong) ».

En 2008, Xi Jinping, important dirigeant du Parti communiste qui est le successeur présumé de l’actuel secrétaire général Hu Jintao, a déclaré que le Parti était maintenant « un parti dirigeant » plutôt qu’un « parti révolutionnaire ». Le Parti trouvera maintenant sa justification dans son rôle de promotion du développement économique, de défense de l’intégrité territoriale et de mise en valeur de son riche héritage culturel. Le maître mot du régime actuel est « l’harmonie sociale », une notion aux accents confucéens. Cela est annoncé, surtout, pour mettre en avant « la stabilité sociale ». Dans le domaine religieux, du moins, l’approche semble donc désormais davantage redevable aux grands empereurs Ming et Qing, qu’à Mao Zedong.

L’article de Zhuo Xinping commence par une longue introduction sur la place de la religion dans l’histoire chinoise et sur les relations entre l’Etat et la religion au temps des empereurs. Elle comprend une discussion de la théorie marxiste. Dans les années 1990, il y eut un grand débat dans les milieux intellectuels sur « la théorie de l’opium » – l’affirmation de Marx selon laquelle « la religion était l’opium du peuple ». Mais le point le plus important du débat fut que le marxisme y a été traité comme une science sociale et non pas comme un dogme sacré. Il pouvait être soumis de ce fait aux règles scientifiques de la vérification empirique et de l’interprétation théorique. L’histoire des dirigeants de la Chine dans leur rôle de protection et de promotion de l’héritage culturel chinois était devenu une base plus fondamentale pour la politique religieuse, que ne l’était la théorie marxiste.

Il y a, en effet, une beaucoup plus grande tolérance concernant certaines formes de la religion que du temps de Mao et à plus forte raison que durant les deux premières décennies de l’ère de la Réforme. Dans la ligne des annonces officielles du gouvernement, des chercheurs comme Zhuo Xinping ont insisté sur le fait que la pierre angulaire de la politique religieuse était la garantie constitutionnelle de la liberté religieuse. Mais il s’agissait d’une liberté religieuse de nature différente de celle de la tradition libérale occidentale. D’une certaine façon, soulignent Zhuo Xinping et beaucoup d’autres intellectuels chinois, la politique chinoise au sujet de la liberté religieuse accorde un plus grand soutien à la religion que ne le font bon nombre de pays, comme les Etats-Unis, qui insistent sur une stricte séparation entre les Eglises et l’Etat (18). Au nom de ce principe libéral de séparation, le gouvernement s’interdit d’apporter un quelconque soutien économique direct aux Eglises. Mais en Chine, le gouvernement paye réellement la construction des églises et les salaires des fonctionnaires religieux – au moins ceux des personnes qui appartiennent aux Associations patriotiques, officiellement reconnues.

Ainsi, dans son nouvel avatar, le Parti, soi-disant laïc, revêt une aura sacrée. Il se présente désormais comme le porteur d’une destinée nationale religieuse. Il accomplit des rituels publics spectaculaires comme les cérémonies d’ouverture des Jeux olympiques de Pékin – cérémonies qui évoquent puissamment l’héritage culturel glorieux du confucianisme, du bouddhisme et du taoïsme, mais ne fait aucune mention ni à Mao Zedong, ni même au socialisme. Ce qui peut conduire à de nouvelles formes de tolérance et de répression. Dans le passé, le culte pratiqué au temple du village était qualifié de « superstition féodale » et interdit au nom du modernisme marxiste. Avec l’émergence de la nouvelle politique, le culte pratiqué au temple du village est bien vu, tout comme les fêtes religieuses populaires. Il faut même les encourager (bien que les milieux cultivés soient sceptiques sur la part de vérité qu’ils recouvrent) aussi longtemps qu’ils rendent heureux les villageois, ou qu’ils attirent peut-être quelques touristes. Comme le gouvernement impérial d’autrefois, le Parti communiste dirigeant considère le polythéisme d’un point de vue utilitariste : une multitude de cultes locaux qui divisent la société rurale et la rend incapable d’une action de masse. Les communautés chrétiennes posent davantage de problèmes, dans la mesure où elles relèvent d’une religion étrangère, qui ne fait pas partie du patrimoine culturel chinois. Mais, tant qu’elles s’intègrent correctement – ce qui en pratique signifie qu’elles acceptent le principe du gouvernement-maître et de la religion-serviteur –, elles peuvent être tolérées.

Avec l’effondrement d’une politique religieuse fondée sur la thèse de la sécularisation, les dirigeants du Parti sont donc retombés dans les vieux thèmes d’un âge impérial merveilleux. Mais, à une époque où les mouvements religieux se sont globalisés, ce n’est pas non plus le mieux dont on puisse rêver. Le problème est en fait compliqué par deux phénomènes : le premier découle du pouvoir exercé par l’Etat chinois, le deuxième découle de la faiblesse de ce même Etat à une époque caractérisée par la mondialisation.

Les défis de la mondialisation dans le domaine de la religion

Les empereurs Ming et Qing avaient rencontré des difficultés avec les religions issues de « l’Age Axial » (cette période de l’histoire de l’humanité identifiée par le philosophe allemande Karl Jaspers, au cours de laquelle les grandes idées philosophiques et les principales religions sont apparues (19), ces religions qui enseignaient le culte d’un Dieu transcendant le monde, ou qui affirmaient des principes transcendant les frontières de tout empire et pouvant être invoqués pour demander des comptes à tout souverain sur la terre. Les empereurs cherchèrent à éliminer ces religions, sauf si elles devenaient complètement « indigénisées » – c’est-à-dire devenues des partisans convaincus de l’ordre social en place et du pouvoir impérial. Le catholicisme fut déclaré enseignement hétérodoxe par les empereurs Qing après que le pape se fut élevé contre le mode d’intégration que les empereurs avaient accepté.

A mesure que la Chine émerge au rang de puissance mondiale majeure, le Parti dirigeant ne craint plus de déployer la gloire de la Chine en exportant dans le monde entier « le patrimoine culturel non matériel » de celle-ci. Le gouvernement ouvre des « Instituts Confucius » en Europe et en Amérique pour favoriser l’enseignement de la langue et de la culture chinoises. Avec les Jeux olympiques, l’Exposition universelle, les troupes artistiques officielles et les films qui célèbrent la gloire du passé, le gouvernement propage l’héritage confucéen, taoïste et bouddhique de la Chine. Le type de religion qu’il souhaite exporter est une religion profondément enracinée dans la culture chinoise han, dont les élites du passé ont bien voulu accepter la formule « gouvernement-maître, religion-serviteur » et qui célèbre la gloire de la Chine dans sa composante ethnique Han. Toutefois, bien qu’il veuille exporter son héritage « culturel non matériel », le Parti dirigeant ne souhaite pas pour autant en importer. S’il reste assez ouvert à l’importation d’une culture populaire commerciale mondialisée, il est plutôt méfiant quant à l’intrusion d’une culture religieuse universelle.

C’est pourquoi le christianisme, l’islam et le bouddhisme tibétain posent de sérieux obstacles à l’hégémonie religieuse néo-impériale. Bien que sous de nombreux aspects, l’Eglise catholique de Chine ait été intégrée, « indigénisée », sa théologie continue d’exiger de sa hiérarchie une vraie loyauté au pape. Le gouvernement chinois concède aux catholiques l’acceptation de l’autorité « spirituelle » du pape, mais il se réserve le droit de définir l’exacte frontière entre le spirituel et le temporel. D’un autre côté, le pape pense que c’est lui qui dispose de ce droit. La mondialisation de la communication facilite toujours davantage le passage de l’information de la Chine et vers la Chine. Il en est de même de l’influence exercée par les problèmes de l’Eglise. La globalisation crée ainsi la menace d’une influence étrangère sur les catholiques, chaque jour plus difficile à éliminer. Les négociations entre le gouvernement chinois et le Vatican quant à la normalisation de leurs relations diplomatiques durent depuis vingt ans, mais sont actuellement dans une impasse. Le problème de fond est que le Vatican cherche pour les catholiques plus de liberté religieuse que le gouvernement ne souhaite en accorder. De plus, le gouvernement chinois craint que, même si le Vatican accepte ses conditions de façon formelle, le pape n’ait suffisamment d’autorité morale pour continuer à influencer les catholiques au-delà de tout contrôle.

Le christianisme protestant en Chine est beaucoup plus décentralisé et ne présente pas la menace que constituerait un pouvoir ecclésiastique autoritaire tentant d’imposer sa version de l’orthodoxie à des fidèles chinois. Mais, en tant que religion mondiale, il contient le risque d’être soumis à des influences, propagées par les médias modernes (souvent parfaitement maîtrisés par les missionnaires d’aujourd’hui) et en provenance de toutes les parties du monde. Aussi intégré, « indigénisé» que puisse être en Chine le protestantisme, il restera en lien avec des mouvements spirituels situés à l’étranger et sera sujet à leur influence. Un gouvernement libéral et laïc ne trouverait pas beaucoup à redire face à une influence religieuse aussi cosmopolite. Mais un gouvernement qui revendique un « Mandat du Ciel » moderne ne peut pas, en principe supporter ce genre d’ascendant. L’évolution probable de cette situation devrait être une tentative du parti dirigeant chinois de restreindre la propagation du christianisme, tout en en encourageant effectivement la renaissance de pans entiers de la religion populaire chinoise – mais cette restriction ne sera probablement pas très efficace et la croissance du christianisme continuera de prêter à controverse dans les milieux évolués, pour aboutir, en ce qui le concerne, à une politique apparemment arbitraire et incohérente.

Depuis ses débuts, le bouddhisme a transcendé toutes les frontières délimitées par les races et les nationalités. Toutefois, une grande part du bouddhisme pratiqué par les Chinois han en Chine continentale s’est toujours identifiée de très près à la culture chinoise han et ses dirigeants ont toujours accepté la supervision de l’Etat. Toutefois, au cours des cinquante dernières années, le bouddhisme tibétain a fait voler en éclats la frontière des nationalités tibétaine et mongole, pour devenir une religion mondiale ayant des partisans enthousiastes en Amérique et en Europe, aussi bien que sur d’autres continents. Depuis son départ en exil, le dalaï-lama est devenu une personnalité mondiale, reçu et respecté comme un grand chef spirituel par les papes et les présidents du monde entier. Sa position, tout autant que son charisme lui ont valu le respect de la plupart des Tibétains. Ces derniers ont d’ailleurs une foule de raisons non religieuses de résister au colonialisme des Chinois Han. Mais leur appartenance à une religion, dont le chef révéré se trouve en dehors du contrôle du gouvernement chinois, fait que leur résistance n’en est que plus menaçante pour ledit gouvernement. Selon la logique de l’hégémonie impériale du sacré, tous les lamas devaient en principe accepter la suzeraineté spirituelle de l’empereur chinois, même si, en pratique, ils pouvaient jouir d’une grande latitude pour pratiquer leur religion. En suivant la même logique de l’hégémonie impériale du sacré, les dirigeants du Parti se sont embarqués dans une campagne qui allait bien au-delà de la critique des positions politiques du dalaï-lama au Tibet et visait en fait l’homme lui-même, en le diabolisant. Il est dépeint sous les traits d’une malignité égale à celle d’un Oussama ben Laden, ne pouvant en aucun cas prétendre à une quelconque autorité spirituelle. Compte tenu de l’immense popularité mondiale du dalaï-lama, de semblables attaques se sont révélées contreproductives dans l’opinion publique et n’ont fait qu’accroître le zèle religieux des Tibétains assaillis de toute part.

Enfin, un islam mondial est un sérieux défi à l’hégémonie néo-impériale du sacré adoptée par la Chine. La dynastie des Qing au XIXe siècle et le gouvernement de la République dans les années 1930 ont eu, tous les deux, à faire face à des soulèvements de la minorité ouïghour dans l’Est de la Chine. Les Ouïghours sont des musulmans, mais leur foi islamique n’était pas nécessairement la cause majeure de leurs précédentes rébellions. En fait, ils pratiquaient différentes variantes de leur religion, qui les divisaient en face d’un ennemi commun, plutôt qu’elles ne les unissaient. Mais la mondialisation a mis les Ouïghours musulmans en contact avec des mouvements islamiques dans le monde entier. Il existe donc des raisons objectives pour que le gouvernement chinois s’inquiète du radicalisme qui peut naître de ce renouveau religieux, mais sa réaction a semblé si extrême qu’elle a été à l’encontre de l’effet escompté. Ainsi, au nom de la lutte contre « le séparatisme », des responsables chinois ont commencé à attaquer la pratique islamique elle-même. Pendant le ramadan en 2008 par exemple, ils ont contraint les hommes à raser leur barbe, ont restreint l’accès aux mosquées et découragé la pratique du jeûne. Cela ne peut s’expliquer que par l’affront que représente un islam mondialisé à l’hégémonie néo-impériale du sacré. De telles mesures ne peuvent qu’ajouter des griefs religieux aux autres griefs que les Ouighours ont contre les Chinois Han et potentiellement rapprocher les mouvements ouighours des mouvements mondiaux de l’islam politique. Il ne semble pas que de tels rapprochements se soient produits lors des soulèvements ouïghours de juillet 2009. Mais l’hostilité généralisée du gouvernement chinois envers l’islam mondial jette dangereusement de l’huile sur le feu des rancunes ethniques.

Grâce à sa puissante « muraille de Chine » contrôlant les accès à Internet et à ses ressources massives en matière de surveillance, si le parti dirigeant chinois peut neutraliser l’ascendant des mouvements religieux qui sont en train de s’universaliser, il lui est probablement impossible de bloquer complètement celle-ci. De plus, une répression même partielle de ces influences expose la Chine à l’action des mouvements luttant pour la liberté religieuse, qui s’affirment de plus en plus dans le monde.

Cela ferait échouer une politique modelée selon l’hégémonie religieuse du pouvoir à l’époque impériale. La seule façon pour la Chine d’empêcher les mouvements religieux mondiaux, qui vont en s’universalisant, de saper cette politique, est de devenir si puissante qu’elle puisse fixer les termes de ses relations avec le reste du monde, ou, au moins, avec l’Asie. Elle pourra alors utiliser son arsenal militaire et économique pour faire valoir que les règles universelles de la liberté religieuse ne s’appliquent pas à la Chine et que les religions universelles ne pourront entrer en Chine que si elles acceptent le principe du « gouvernement-maître » et de la « religion-serviteur ». Certains dirigeants chinois pensent qu’ils peuvent y parvenir.