Eglises d'Asie

La Cour suprême examine le statut de l’islam dans la Constitution

Publié le 17/03/2016




Le 29 février dernier, la Cour suprême du Bangladesh a débuté les auditions en vue d’examiner une pétition visant à remettre en cause le statut de l’islam dans la Constitution du pays. A l’origine d’inspiration laïque, la Constitution a été amendée en 1988 pour faire de l’islam « la religion de …

… l’Etat ». Même si la décision que rendront les juges de la plus haute instance judiciaire du pays est encore incertaine, le simple fait que la Cour suprême se saisisse de cette question a été saluée par les responsables des minorités religieuses.

Selon Mgr N. D’Cruze, évêque catholique de Sylhet et président de la Commission pour le dialogue interreligieux de la Conférence épiscopale du Bangladesh, les attaques dont les minorités religieuses ont eu à souffrir ces derniers temps sont la conséquence indirecte du statut particulier accordé à l’islam dans la Constitution. « Quand un Etat accepte officiellement qu’une religion ait le statut de ‘religion d’Etat’, il met des barrières à l’harmonie entre les communautés car il accorde une suprématie à une religion particulière et soumet ainsi les autres religions à un statut d’infériorité », a déclaré l’évêque catholique à l’agence Ucanews, en ajoutant qu’il « espérait et demandait que toutes les religions présentes au Bangladesh jouissent d’une égalité de traitement en terme de statut et de respect ». Les chrétiens représentent 1 % de la population du Bangladesh.

Des responsables de la communauté hindoue, qui rassemble entre 8 et 10 % des 156 millions de Bangladais, sont allés dans le même sens. Selon Govinda Chadra Pramanik, secrétaire de la Bangladesh National Hindu Grand Alliance, « l’islam en tant que religion d’Etat exerce une pression psychologique sur les minorités et place celles-ci en position de vulnérabilité. La Cour suprême se doit de prendre la bonne décision et de supprimer [l’amendement de 1988] ».

République laïque ou nation islamique ?

Ce débat constitutionnel n’est pas nouveau au Bangladesh, les juges suprêmes se saisissant en effet aujourd’hui d’une pétition déposée en… 1988. A l’époque, une douzaine de personnalités avait remis en cause la légitimité de l’amendement constitutionnel instaurant l’islam en religion d’Etat. Ils avaient ensuite abandonné la procédure, estimant que les juges leur seraient défavorables. Aujourd’hui, alors que le pays est secoué par des tensions religieuses et l’essor d’un courant islamiste, la réouverture de cette pétition est donc unanimement saluée par les représentants chrétiens, hindous, bouddhistes et musulmans chiites, qui forment les principales minorités religieuses du Bangladesh.

L’histoire du Bangladesh, qui a proclamé son indépendance en 1971, butte en effet sur la définition de son identité. Pays laïque ou nation islamique ? Certes, l’islam sunnite occupe une place prépondérante dans un Bangladesh qui revendique une tradition tolérante et modérée. La population de ce pays très densément peuplé est composée à 90,2 % de musulmans, lui conférant la position démographique de troisième pays musulman au monde, derrière l’Indonésie et le Pakistan. Mais en 1972, le Bangladesh s’est doté d’une Constitution fondée sur une identité linguistique et laïque. Ce n’est qu’en 1988 que le régime militaire, dirigé par le dictateur Hussein Muhammad Ershad, a décidé de l’amender pour faire de l’islam la religion de l’Etat. Depuis, un puissant courant politique et intellectuel cherche à rétablir le principe historique de laïcité nationale.

Des minorités religieuses inquiètes

Cet enjeu identitaire cristallise l’opposition entre deux idéologies incarnées par le camp des « laïcs » et par celui des « islamistes ». « Les relations entre religion et Etat sont centrales dans l’histoire de la partition de l’Inde et du Pakistan en 1947, mais aussi dans l’histoire du projet de la nation bangladaise depuis sa création au 1971 », explique Samuel Berthet, historien et maître de conférences à l’université de Shiv Nadar, en Inde. En effet, le Bangladesh a d’abord été le Pakistan Oriental, avant de s’émanciper en 1971 du frère ennemi pakistanais dans une guerre de libération extrêmement violente. Cette guerre pour l’indépendance a fait entre 300 000 et 3 millions de morts, selon les sources. Les milices pro-pakistanaises, qui défendaient le principe d’une nation liée à l’islam, ont tenté de réprimer les sécessionnistes.

« Au moment de la création du Bangladesh, la référence à la religion était ainsi associée à la tutelle pakistanaise, alors que la laïcité était associée au projet de nation bangladaise, poursuit l’historien. Graduellement, sous l’effet de l’influence et des échanges grandissants avec le Moyen-Orient, les équilibres et les perceptions ont évolué. La notion de majorité religieuse a été utilisée comme une justification à l’idée d’une religion d’Etat, après avoir été inscrite en 1988 dans la Constitution par un régime autoritaire. Cette influence, qui touche une partie importante de la population, pèse de tout son poids politique dans une démocratie reposant sur un système majoritaire. Cependant, le principe de religion d’Etat a aussi un impact sur la situation des minorités. Et pour les partisans du Bangladesh dans son projet originel, l’abandon de la référence à une religion d’Etat reste primordial. Cette revendication est devenue synonyme de garantie pour la liberté d’expression, mais aussi pour la liberté de pratiquer sa religion, quelle qu’elle soit. »

La décision que rendra la Cour suprême est ainsi perçue comme un jugement portant sur ces libertés. En 2011, une décision avait déjà permis de rétablir le principe de laïcité, mais la Ligue Awami, déjà au pouvoir à l’époque, n’avait pas osé aller jusqu’à détrôner l’islam de son statut constitutionnel. Ce parti de centre gauche, dirigé par le Premier ministre Sheikh Hasina, craignait de s’aliéner une partie de son électorat musulman. Et il fait face à la Begum Khaleda Zia, chef de file de l’opposition et dirigeante du Parti nationaliste du Bangladesh (BNP), allié au puissant parti islamiste du Jamaat-e-Islami. Dès 1991, le BNP a soutenu le statut constitutionnel de l’islam, défendant l’idée que cette religion est celle de la très grande majorité de la population. Et les deux femmes, dont la rivalité farouche emporte le Bangladesh dans un cycle de blocages politiques, incarnent deux visions antagonistes de l’histoire et de l’identité du Bangladesh.

Montée des violences islamistes dans la société

Aujourd’hui toutefois, le contexte semble plus favorable à une introspection nationale. Une partie de la population ne voit pas d’un bon œil la récente montée islamiste, source de tensions et de violences. Les attaques perpétrées pour des motifs religieux se sont multipliées au cours de ces dernières années, notamment à l’encontre de la minorité hindoue. Les auteurs présumés appartiendraient à des groupuscules islamistes. Dès 2012, les islamistes s’en sont pris également aux jeunes militants des droits de l’homme et de la démocratie qu’ils ont accusés d’être « athées ». L’année suivante, de nombreux intellectuels ont été menacés et parfois tués. En 2015, six d’entre eux ont été assassinés. Les extrémistes ont également ciblé les minorités religieuses en lançant des attentats contre des représentants des communautés ahmadi, chiite et chrétienne. Deux étrangers, un Italien et un Japonais, ont été exécutés par balle à l’automne dernier. L’un des agresseurs autoproclamés de récentes attaques n’est autre que l’Etat islamique (et celui-ci vient de revendiquer le meurtre, ce 14 mars, d’un sunnite devenu prédicateur chiite, Abdur Razzak, tué à l’arme blanche), dont l’éventuelle implication laisse pourtant les spécialistes sceptiques. Le gouvernement, accusé de mal protéger les minorités et les intellectuels menacés, réfute de son côté toute présence étrangère sur son sol.

Dans ce climat difficile, relancer une pétition de 1988 qui met en cause le statut de l’islam ne manque pas d’audace. L’argument sur lequel se penchent actuellement les juges est le suivant : la reconnaissance de l’islam en religion d’Etat contredit le principe de laïcité de l’Etat. Shahriar Kabir, le premier pétitionnaire, demande donc à la Cour suprême de trancher. Selon lui, l’article 2A de la Constitution, qui fait de l’islam « la religion d’Etat de la République », s’oppose à l’article 12, qui vise à défendre « la laïcité (secularism) et la liberté religieuse » en interdisant à l’Etat de favoriser telle ou telle religion. L’article 2A, dans sa totalité, se lit ainsi : « La religion d’Etat de la République est l’islam, mais l’Etat a l’obligation de faire respecter un statut et un droit égal dans la pratique des religions hindoue, bouddhiste, chrétienne et autres. » Pour peser leur décision, les juges s’apprêtent à ouvrir un lourd dossier : la place de l’islam dans la société bangladaise.

Derrière le débat constitutionnel se joue aussi le sort des minorités religieuses du Bangladesh. « Ces minorités ont été reléguées au rang de citoyens de seconde classe de la république », a déclaré Subrata Chowdhury, l’avocate qui représente les pétitionnaires. Inévitablement, la procédure judiciaire devrait exacerber les tensions. Les groupes islamistes radicaux menacent de lancer des protestations si la Cour suprême en venait à révoquer l’amendement de 1988. Ils demandent que les juges annulent la pétition lors de la prochaine audience qui se déroulera le 27 mars. « Tout effort visant à renoncer au statut de l’islam portera atteinte et diffamera la religion », a déclaré le mufti Mohammad Faezullah, à la tête du parti islamiste Islamic Oikya Jote (IOJ). Un communiqué du puissant Hefajat-e-Islam (‘protecteurs de l’islam’) va plus loin : « Les musulmans de tous horizons descendront dans la rue. Le feu de la résistance s’enflammera à travers tout le pays. »

(eda/vd)