Eglises d'Asie

Une décision de justice relance le débat sur la place des juridictions islamiques dans le système judiciaire malaisien

Publié le 07/01/2016




« On ne sait s’il faut rire ou pleurer lorsqu’un tribunal civil conseille à une non-musulmane de s’adresser à un tribunal islamique pour faire valoir ses droits civils. » C’est en en ses termes que le MIPAS (Malaysian Indians Progressive Association), association défendant les intérêts de la minorité …

… indienne de la population malaisienne, a commenté le jugement rendu le 30 décembre dernier par la Cour d’appel de Putrajaya à propos d’une affaire relative à un couple divorcé se disputant la garde de ses enfants. La décision de justice vient relancer un débat, récurrent ces dernières années, à propos de l’ordre juridictionnel dans le pays et du rôle respectif des tribunaux civils et des tribunaux de la charia.

L’affaire est la suivante : en 1993, deux Malaisiens se marient ; tous deux sont hindous, K. Pathmanathan et Indira Gandhi, et contractent un mariage civil. En avril 2009, le mari, K. Pathmanathan, converti à l’islam sous le nom de Muhammad Riduan Abdullah, enlève ses trois enfants du domicile conjugal, à savoir Prasana Diksa, alors âgée de 11 mois, Karan Dinish, 11 ans, et Tevi Darsiny, 12 ans, avant de les « convertir » à la religion musulmane. En mars 2010, un tribunal civil donne la garde des enfants à leur mère, mais le père refuse d’obtempérer à ce jugement, arguant du fait qu’une cour de la charia lui a déjà accordé la garde des enfants. En juillet 2013, sa désormais ex-femme, Indira Gandhi, obtient un jugement de la Haute Cour d’Ipoh, capitale de l’Etat de Perak, en Malaisie péninsulaire ; les juges déclarent inconstitutionnel le fait de forcer un mineur à se convertir à une autre religion sans le consentement des deux parents.

Le 30 décembre dernier, la Cour d’appel de Putrajaya s’est donc prononcé en appel du jugement prononcé en juillet 2013 et, à deux juges contre un, la cour a statué que, concernant Tevi Darsiny, désormais majeure, il appartenait à la jeune fille de décider par elle-même de son appartenance religieuse, mais que concernant les deux enfants encore mineurs (dont la plus jeune, désormais âgée de 7 ans, vit avec son père tandis que Karan Dinish vit auprès de sa mère), « la détermination de la validité de [leur] conversion à la religion musulmane était une question d’ordre strictement religieux et relevait par conséquent exclusivement de la juridiction de la cour de la charia ».

Dans cette affaire, le père des enfants n’était pas seul à interjeter appel ; cinq autres parties étaient à ses côtés : le Bureau des Affaires islamiques de l’Etat de Perak (JAIPk), le Registre des musulmans, l’Etat de Perak, le ministère de l’Education ainsi que le gouvernement fédéral de Malaisie. Le nombre et la qualité des parties présentes aux côtés du père devenu musulman dit assez l’importance que cette affaire revêt aux yeux des pouvoirs publics malaisiens.

Pour l’avocat de la plaignante, l’affaire revêt également une importance « capitale » car elle souligne l’impasse dans laquelle se trouvent enfermées les personnes non musulmanes en Malaisie : d’une part, il est impensable qu’un tribunal de la charia se prononce jamais en faveur d’une non-musulmane cherchant à faire reconnaître la nullité de la « conversion » de ses enfants mineurs à l’islam ; et d’autre part, une non-musulmane ne peut pas attendre davantage de secours de la part de la Cour fédérale – tribunal de dernière instance dans le système judiciaire civil – depuis que celle-ci a déclaré légal le fait qu’un père puisse convertir ses enfants à une religion sans le consentement de son épouse.

Les réactions ont été nombreuses à l’annonce du verdict du 30 décembre. Sur les trois juges, Malais et musulmans, qui ont examiné l’affaire, le juge qui s’est exprimé en faveur de la plaignante a publiquement fait savoir les raisons de son désaccord avec ses deux collègues. Il a notamment fait valoir qu’« afin d’éviter de créer de la défiance et pour favoriser l’harmonie » entre les communautés ethniques et religieuses composant la Malaisie, « tous les Malaisiens devaient adhérer strictement aux Rukun Negara », les ‘principes de la nation’ mis en place après les dramatiques émeutes « interraciales » de mai 1969, principes dont découle le fait que les tribunaux de la charia ne sont pas censés avoir juridiction sur les non-musulmans.

Le MIPAS, par un communiqué du 4 janvier, a appelé le gouvernement fédéral à « imaginer une formule gagnant-gagnant » pour sortir par le haut de cette affaire qualifiée de « complexe ». Il appelle de ses vœux la création d’un Bureau des non-musulmans directement placé sous les ordres du Premier ministre, à l’instar du Jakim ou Bureau de développement islamique malaisien, de manière à ce que les non-musulmans soient certains de ne pas avoir affaire à un tribunal de la charia.

Quant aux milieux proches de l’opposition, le collectif Bersih a estimé que la décision de justice du 30 décembre était « alarmante » et que les Malaisiens ne devaient pas s’y laisser prendre : au-delà de l’aspect « tragi-comique » du feuilleton judiciaire entamé il y a plus de dix ans par Indira Gandhi, les juges de la Cour d’appel ont rendu une décision « lourdes d’implications ».

Après l’affaire de l’usage du mot ‘Allah’ par les chrétiens, cette affaire de droit civil vient relancer le débat sur la place des juridictions islamiques dans le système judiciaire malaisien. Face à une population de moins en moins encline à se laisser enfermer dans des critères étroitement définis d’appartenance « raciale » et religieuse, il est urgent, notent nombre de juristes malaisiens, de définir une fois pour toutes, le rôle respectif des tribunaux civils et des tribunaux de la charia, tout comme il est nécessaire de préciser la hiérarchie des lois entre la Constitution fédérale, les lois fédérales et les lois votées dans les différents Etats de la Fédération de Malaisie.

Sur 28 millions d’habitants, la Malaisie compte environ 8 % de citoyens d’origine indienne.

(eda/ra)