Eglises d'Asie

Le moine Paisal Visalo : « Politisé et polarisé, le bouddhisme a perdu son rôle de guide moral en Thaïlande »

Publié le 25/04/2016




Phra Paisal Visalo, un moine bouddhiste thaïlandais appartenant à la tradition des bonzes de la forêt, orientés vers la pratique de la méditation, est l’abbé du temple Wat Pa Mahawan, un petit temple retiré dans une forêt de la province de Chaiyapum, dans le nord-est de la Thaïlande. Formé, avant son …

… ordination, dans le milieu des ONG, il est devenu l’un des bonzes les plus respectés du pays pour sa volonté de réformer l’administration monastique entravée par son archaïsme. Pour Eglises d’Asie, le journaliste Arnaud Dubus a visité Phra Paisal dans son temple de Chaiyapum pour s’enquérir de ses vues sur la crise dans laquelle se débat le bouddhisme thaïlandais et sur les liens entre bouddhisme et politique.

Eglises d’Asie : L’un des problèmes clés de la crise dans laquelle se trouve le Sangha, la communauté thaïlandaise des moines bouddhistes, vient-elle selon vous de l’absence de réformes ?

Phra Paisal : Le régime administratif de la communauté monastique a son origine dans les règlements édictés à l’époque du roi Chulalongkorn ou Rama V (règne : 1868-1910) et ce système s’est perpétué presque sans changements jusqu’à aujourd’hui. La Loi du Sangha actuel n’est pas très différente de la Loi du Sangha de 1902, c’est-à-dire un acte légal qui est vieux de plus d’un siècle. Le système actuel d’encadrement des moines bouddhistes n’est pas différent de celui utilisé sous la monarchie absolue.

A l’époque, il reposait sur l’unité géographique du monthon (1), il y avait dans chaque monthon un fonctionnaire, kha luang, en charge de la région et qui dépendait du centre, et toute la structure était gérée par le haut à partir de Bangkok.

En fait, ce système administratif était copié sur l’administration coloniale anglaise en Inde et en Birmanie. Maintenant, plus personne n’utilise ce type d’administration coloniale, mais la Thaïlande l’utilise encore. Bien sûr, il y a eu des changements. Les kha luang ont été remplacés par des gouverneurs de province, mais la base reste la même, c’est une structure archaïque.

En ce qui concerne l’administration monastique, il n’y a jamais eu de changements depuis cette époque. Il y a les chefs ecclésiastiques de région, les chefs ecclésiastiques de province, de district et de sous-district. Tous ces dignitaires sont regroupés dans le Conseil des Anciens, appelé le Conseil Suprême du Sangha. C’est totalement calqué sur l’administration du service civil d’il y a plus d’un siècle. C’est une structure totalement fossilisée.

Quant au système éducatif des moines, il ne diffère pas de ce qui existait sous le roi Vajiravudh ou Rama VI (règne : 1910-1925). Il n’y a eu aucune réforme depuis cette époque. En ce qui concerne l’administration monastique, il y a eu au moins deux Actes du Sangha depuis 1902, le premier en 1941 et le second en 1962, mais pour l’éducation les choses sont figées depuis un siècle.

Dans le passé, il y a eu des bonzes thaïlandais de grande envergure intellectuelle comme Phra Buddhadasa, il y en a encore aujourd’hui comme Phra Prayut Payutto ou vous-même. Comment peut-on expliquer dès lors qu’il n’y a pas eu de réforme de l’administration monastique ?

Dans la tradition monastique thaïe, il n’y a pas de place pour l’auto-réforme. Qu’il s’agisse du Sri Lanka, de la Birmanie ou de la Thaïlande, la réforme du Sangha est toujours venue des monarques. Le modèle a été le roi indien Ashoka depuis l’an 300 de l’ère bouddhique. A Ceylan, autour de l’an 700 de l’ère bouddhique, l’unification des nikaya (congrégations) a aussi été l’œuvre du monarque.

Même chose en Birmanie et en Thaïlande. Si on regarde les réformes dans le royaume de Chiang Mai, avant l’ère de Rattanakosin (1782), elles ont aussi été initiées par le roi (de Chiang Mai). Après le début de l’ère de Rattanakosin et la fondation de la dynastie actuelle, la Loi des trois sceaux qui organisait aussi la communauté monastique a été édictée par le roi Rama I (règne : 1782-1809). Près d’un siècle plus tard, le frère cadet du roi Chulalongkorn ou Rama V, le prince Wachirayanwarorot, était un bonze. Ainsi en Thaïlande, les réformes sont toujours venues de l’establishment.

Les moines thaïlandais réformateurs ont toujours été des moines qui étaient à la périphérie de l’organisation administrative monastique, ils étaient à la marge et se sont réformés eux-mêmes et leur monastère local, comme Phra Buddhadasa (2) ou Santi Asoke (3). Même chose au Sri Lanka et en Birmanie.

La seule fois dans l’histoire thaïlandaise où la réforme du Sangha est venue du pouvoir central est sous le roi Rama V ; elle a été surtout organisée par son frère cadet, le prince Wachirayanwarorot (4). Il était moine et il était le fils d’un roi et le frère d’un roi, c’est pour cela qu’il a pu mener une telle réforme. Le prince Wachirayan est une figure clé dans l’histoire du bouddhisme thaïlandaise ; il est une figure d’exception.

Cette centralisation a-t-elle d’une certaine manière créée un fossé entre les moines et les gens ordinaires ?

Le problème est que le Sangha est devenu trop proche de l’Etat. La Loi du Sangha de 1902 a nationalisé la communauté monastique. Avant les moines étaient enracinés localement. Quand Rama V est devenu roi, il a tout nationalisé et centralisé : la religion, la langue, la nourriture, la police et le système fiscal.

Les moines sont devenus très proches de la monarchie. A l’époque de Rama V, le Conseil Suprême du Sangha a été créé comme un comité qui devait conseiller le roi en matière de religion, mais il n’avait aucun pouvoir de décision ; celui-ci était détenu par le roi. Le vrai Patriarche Suprême est en fait le roi. Même après l’abolition de la monarchie absolue en 1932, l’Etat central a repris les pouvoirs du roi et le Sangha est resté sous le strict contrôle de l’Etat.

Par exemple, si le Patriarche Suprême veut nommer des bonzes à des positions importantes, les noms doivent en fait être d’abord proposés par un ministre. S’il s’agit de nommer un bonze à la dignité de Somdet (ndlr : la plus haute dignité dans la hiérarchie monastique), c’est le ministre de l’Education qui doit proposer le nom. Et comme on le voit avec la controverse actuelle en relation avec la nomination avortée de Somdet Chuang comme Patriarche Suprême, le problème se pose même pour le poste suprême du Sangha (5).

Concernant la controverse sur la nomination de Somdet Chuang comme Patriarche Suprême, il semble que le Premier ministre et chef de la junte, le général Prayuth Chan-ocha, estime qu’il a le pouvoir de bloquer le nom – celui de Somdet Chuang – proposé à l’unanimité par les 20 membres du Conseil Suprême du Sangha. Que dit exactement la Loi du Sangha de 1962 à ce propos ?

En fait, il y a eu en 1992 un amendement de la Loi du Sangha. Celle-ci dit exactement : le Premier ministre, sur recommandation du Conseil Suprême du Sangha, propose le nom du futur Patriarche Suprême qui doit être le membre du Conseil qui détient le titre de Somdej Phra Ratchakana (le plus haut titre) et qui est le plus âgé.

Le problème est que les membres les plus âgés du Conseil ont 95 ans, un âge où ils ne peuvent plus exercer aucune activité réelle. L’amendement de 1992 a donc modifié cet article en disant que le nom proposé par le Conseil Suprême du Sangha doit être le moine qui détient le titre de Somdet Phra Ratchakana depuis le plus longtemps.

L’expression « sur recommandation du Conseil Suprême du Sangha » peut être interprétée de deux façons : soit cela signifie que le Premier ministre n’est qu’un messager entre le Conseil et le roi, soit cela signifie que le Premier ministre a aussi une certaine marge de manœuvre quant au choix du candidat. La question n’est pas tranchée car le texte est ambigu.

Dans la relation étroite entre le Sangha et l’Etat que vous avez décrite, il est clair que l’Etat en bénéficie car il peut légitimer son pouvoir sur le pays en termes religieux, mais est-ce que le Sangha bénéficie aussi de cette relation ?

Le Sangha bénéficie aussi du soutien de l’Etat, par exemple du soutien financier. Tous les abbés de monastères en Thaïlande reçoivent un salaire mensuel de l’Etat. C’est la même chose pour les chefs ecclésiastiques à tous les niveaux. Les temples reçoivent aussi des fonds pour les frais de construction et de rénovation, ainsi que pour l’organisation des écoles dans l’enceinte des temples.

En ce qui concerne les moines importants qui sont dans les plus hauts échelons de la hiérarchie, ils bénéficient aussi de l’Etat en termes de prestige. Ces moines de haut rang sont ravis de recevoir le soutien de l’Etat et de leurs relations étroites avec le pouvoir. C’est pour eux une question d’intérêt personnel.

Comme vous savez en Thaïlande, le prestige repose sur les connexions, sur les réseaux. Connexions signifient pouvoir et argent. Les bonzes de plus haut rang, les Phra Somdet Phra Ratchakana, sont proches du Premier ministre. Ils peuvent demander des faveurs, demander que tel membre de leur famille soit nommé gouverneur, que tel autre soit nommé à un haut poste dans la police. Quand je parle de prestige, je ne veux pas dire le type de prestige qui gonfle l’ego, mais celui qui est lié aux intérêts personnels de la personne et de son clan. En Thaïlande, les connexions sont essentielles.

Depuis le roi Rama VI, l’identité nationale thaïlandaise repose sur trois piliers : la nation, la religion, le roi. Religion ici signifie bouddhisme. Mais ce pilier religieux, n’est-il pas aujourd’hui très fragilisé ?

Certains baptisent cette idéologie Nation-Religion-Roi une idéologie monarchiste et nationaliste, une combinaison entre la nation et le roi, c’est une idéologie enracinée en Thaïlande.

Dans la transition difficile que connaît la Thaïlande, le bouddhisme pourrait jouer un rôle de guide moral. Mais le problème est que le pays est devenu très polarisé. Toutes les institutions sont fragilisées. Aucune d’entre elles ne peut être regardée comme neutre. Elles sont soit « rouge », soit « jaune » (6). Les gens qui sont acceptés par les deux bords sont très rares, parce que qui que l’on soit, on sera classé dans un camp ou dans l’autre. L’attitude est celle-ci : vous êtes soit avec nous, soit contre nous. Si vous êtes avec nous, on vous écoute, si vous êtes de l’autre côté, on ne vous écoute pas. Une des conséquences est que, dans la société, les leaders avec une pleine conscience de leurs actes sont peu nombreux.

Pourquoi une telle polarisation ?

Cela s’est accumulé depuis une décennie. Cela a commencé avec la lutte politique entre les Chemises jaunes et les Chemises rouges. Le problème est que tout est devenu politisé en Thaïlande. Il n’y a plus de questions morales, il n’y a que des questions politiques. Prenez le cas du présentateur-vedette de la télévision Sorayuth Suthassanachinda qui dû démissionner de son emploi après avoir été condamné pour corruption (7). Tout le monde a présenté ce cas comme une question morale : peut-on garder son travail dans une chaîne de télévision si on a été condamné pour corruption. Mais dans les faits, c’est une question politique. La moralité c’est la question de savoir ce qui est juste et ce qui ne l’est pas. Mais la politique c’est la question de savoir : à quel groupe il appartient ? Si Sorayuth appartient à notre groupe, on l’ovationne, mais s’il appartient au groupe adverse, on le vilipende. Ou encore, si ceux qui appellent à la démission de Sorayuth appartiennent à la même faction que nous, nous sommes d’accord avec eux, mais si ceux qui demandent son départ appartiennent au clan opposé, nous allons défendre Sorayuth. Ce n’est donc plus une question de justice morale, mais juste de savoir à quel clan appartient Sorayuth.

Tout est question de savoir qui bénéficie de la situation. Il y a des intentions cachées derrière toutes les questions d’actualité.

Est-ce que la ‘scientifisation’, la rationalisation du bouddhisme opérée depuis le prince Wachirayan a fait disparaître la dimension sacrée du bouddhisme thaïlandais et amené, par contrecoup, l’érosion de la moralité dans le pays ?

La moralité n’a pas encore disparu. Le prince Wachirayan a choisi la voie de la rationalisation, et, comme le dit le dalaï lama, la moralité peut être rationalisée. Il dit qu’il ne faut pas être obnubilé par le ‘sacré’. Toutes les religions peuvent utiliser des principes moraux plus ou moins semblables. La rationalité scientifique et la moralité ne sont pas séparées.

Prenez les défenseurs des droits des animaux, ils ne font pas valoir la notion de péché pour lutter contre les mauvais traitements des animaux, mais la notion de raison, le concept des droits. Il ne faut pas tuer les animaux, les animaux ont des droits comme nous.

Ce qui entrave la moralité, c’est l’égoïsme qui est liée à la société sécularisée.

La proximité étroite en Thaïlande entre le bouddhisme et le pouvoir d’Etat est-il un des problèmes principaux ?

Oui, parce que cela aboutit à l’exploitation du bouddhisme pour renforcer le sentiment nationaliste. La religion a été utilisée pour combattre le communisme, elle est utilisée pour combattre les ‘ennemis de l’Etat’, pour s’opposer à tous ceux qui ne sont pas des royalistes. Ceux-ci sont considérés comme ayant péché. Les gens qui s’opposent au gouvernement ne sont pas considérés comme Thaïs. On dit qu’ils manquent de gratitude, qu’ils devraient aller vivre à l’étranger.

La moralité bouddhique est exploitée par le pouvoir central à des fins nationalistes et politiques. Par exemple, sous le roi Rama VI, le bouddhisme a été utilisé pour justifier la participation du Siam à la première guerre mondiale. Un bonze de haut rang avait dit que le bouddhisme soutenait l’engagement dans la guerre, et, sur cette base, le roi Rama VI a donné le feu vert pour l’engagement des troupes. L’idée à la base était toujours la même : le bouddhisme doit soutenir la nation.

Le bonze activiste Phra Buddha Isara (8) dit que bouddhisme et politique vont de pair. Il affirme que le bouddhisme doit être politique et que la politique doit être bouddhique. Qu’en pensez-vous ?

Je suis en partie d’accord. La politique doit reposer sur l’éthique et cette éthique peut venir du bouddhisme. Cela peut aider le domaine politique à aller dans le sens du peuple, à combattre la corruption. La religion a le devoir d’influencer la politique. Les bonzes thaïlandais jouaient ce rôle dans le passé.

Mais il faut distinguer entre deux choses. Si la politique milite pour une éthique bouddhique, c’est parfait, mais si la politique milite pour la suprématie de la religion, c’est mauvais. Ce serait comme durant le Moyen-âge, quand la politique était au service de la religion et ordonnait de tuer et de brûler au nom de la religion catholique ceux qui pensaient différemment. Les catholiques tuaient les luthériens et les protestants tuaient les catholiques. C’est la politique au service de la suprématie religieuse, mais dépourvue de moralité.

C’est toute la question de savoir si ce qui doit être mis en avant dans la religion est la suprématie ou la moralité. La question du « comment ? » est cruciale. Comment faire en sorte de donner priorité à l’éthique dans la politique. Certains disent que les moines bouddhiques doivent jouer un rôle de contrôle et de direction de la politique. Ce n’est pas sûr, car la théocratie est une variante de la dictature, comme on peut le voir en Iran, ou au Vatican dans le passé. Les bonzes doivent-ils devenir eux-mêmes des politiciens ? Le bouddhisme répond non, mais les bonzes peuvent influencer la politique. Mais les activités politiques elles-mêmes doivent rester le domaine des laïcs.

Le Bouddha lui-même a joué un rôle de médiateur pour apaiser les conflits entre plusieurs petits royaumes du nord de l’Inde – certains des rois impliqués avaient des relations de parenté avec lui. C’est un exemple de rôle politique dans un but éthique.

Quelle est votre perspective sur Wat Dhammakaya (9) ?

Je n’approuve ni leurs enseignements, ni leurs méthodes. Leurs enseignements sont en contradiction avec les enseignements du Bouddha à tous les niveaux, de la notion de mérite jusqu’au concept du Nibbhana (Nirvana en sanskrit). Si c’était du bouddhisme Mahayana (10), je n’y ferais pas attention. Beaucoup de formes du bouddhisme Mahayana dispensent des enseignements qui diffèrent du bouddhisme originel, mais cela ne nous émeut pas. Leurs méthodes n’essaient pas seulement d’endoctriner les gens subrepticement, mais elles visent à les tromper, comme lorsque que l’abbé du temple, Phra Dhammachayo, a raconté à ses disciples avoir visité Steve Jobs dans sa maison céleste après sa mort (11).

Est-ce que le temple Dhammakaya est dangereux pour le bouddhisme thaïlandais ?

Oui, je le pense, car les moines du temple dispensent beaucoup d’enseignements erronés, par exemple sur l’attha et l’anattha (« l’Etre et le non-Etre »), qui constituent l’enseignement le plus élevé du dhamma. Les moines dirigeant le temple Dhammakaya ont aussi une très forte ambition. Ils veulent contrôler le bouddhisme pour imposer leur propre interprétation de la religion. Ils se mêlent de la politique à la fois pour obtenir un pouvoir sur la communauté monastique et pour pouvoir se protéger des critiques. Et ils essaient de diffuser ce pouvoir, d’étendre leur influence.

Comment réformer l’administration monastique ?

Il faut décentraliser et imposer la transparence à tous les niveaux, du niveau financier au niveau des campagnes de promotion organisées par les temples jusqu’à celui des services dispensés par ces temples.

Ensuite, il faut réformer l’enseignement des moines, c’est une question cruciale. Les livres écrits il y a un siècle par le prince Wachirayan et qui constituent 90 % des livres utilisés actuellement pour l’éducation monastique peuvent encore être utilisées, mais il faut que cette éducation soit dispensée dans tous les temples ce qui n’est pas le cas. C’est une simple question de management.

Un autre problème est que cet enseignement est fondé en très grande partie sur la mémorisation. Cela met les bonzes sous une forte pression pour réussir les examens monastiques, mais dans le même temps on ne leur demande pas de penser et ce qui leur est enseigné n’a aucun rapport avec leur vie pratique. L’enseignement du pali (12), par exemple, comment voulez-vous utilisez cela dans votre vie pratique ? Cette insistance absolue sur la mémorisation détruit toute motivation d’apprendre pour les moines.

(eda/ad)