Eglises d'Asie – Chine
La situation de l’Eglise catholique au prisme des relations entre Eglise et Etat
Publié le 26/02/2016
… dans une interview diffusée depuis Hongkong, de sa volonté de développer des relations avec la Chine sur la base de l’amitié et du respect mutuel. A Pékin, les observateurs attendent l’issue d’une réunion qui aurait dû se tenir au plus haut niveau en décembre dernier déjà et dont l’objet serait une redéfinition de la politique religieuse du Parti et du gouvernement.
Face à une telle actualité, il est intéressant de s’éloigner un instant du flot des nouvelles quotidiennes pour se plonger dans le temps long et étudier la conception que se font les dirigeants chinois de la nature du lien entre religion et exercice du pouvoir politique. Richard Madsen est professeur émérite de sociologie et directeur de recherches à l’Université de Californie, à San Diego, aux Etats-Unis. Il est également directeur de la Fudan University, le centre d’études sur la Chine contemporaine de l’Université de Californie. Il est un spécialiste parmi les plus avisés de cette question.
Le texte qui suit est sa contribution au 9e Colloque catholique européen consacré à la Chine qui a eu lieu à Konstancin et Varsovie, en Pologne, du 10 au 13 septembre 2015 et dont le thème était : « Les défis de l’évangélisation – Chine et Europe ». Il a été publié en novembre 2015 par Religions & Christianity in Today’s China, le e-journal de China-Zentrum, centre catholique d’études de la Chine installé à Sankt-Augustin, en Allemagne. Sa traduction en français est de Charles de Pechpeyrou.
« En Chine, les relations entre l’Eglise et l’Etat sont un mélange complexe et instable de politique lénino-stalinienne et de pratique impériale traditionnelle. Aucun de ces deux éléments ne s’adapte correctement aux réalités de la société chinoise contemporaine et ils ont tous les deux des conséquences non désirées. Dans cet essai, je vais étudier successivement les politiques lénino-staliniennes et les pratiques impériales, puis analyser leurs conséquences pour la santé de l’Eglise catholique en Chine et pour la stabilité à long terme de l’Etat chinois.
La politique lénino-stalinienne
La politique du communisme soviétique à l’égard de la religion a été modelée par les conflits entre les bolcheviks et l’Eglise orthodoxe russe. L’Eglise orthodoxe russe avait été instituée comme Eglise d’Etat par une loi et, jusqu’en 1905, le fait de quitter cette Eglise était un délit qui pouvait être puni. La liturgie de l’Eglise imprégnait profondément le mode de vie des paysans russes et elle était indispensable pour qu’ils puissent donner un sens à leur vie et éprouver un sentiment d’appartenance à la communauté. Après la révolution de 1917, les communistes considérèrent l’Eglise comme une dangereuse force d’opposition. En 1922, Lénine lança une politique destinée à paralyser l’Eglise et à effacer son influence sur la société russe. Cette politique fut pleinement institutionnalisée par Staline et finalement exportée dans tous les autres pays communistes alliés de l’Union soviétique (1).
Quels étaient les principaux éléments de cette politique ?
Le premier était d’inscrire la liberté de croyance religieuse dans la Constitution (cela servait à inciter les gens à abandonner l’Eglise dominante au profit d’autres croyances). Le deuxième était de confisquer aux Eglises la plupart de leurs biens, de supprimer leurs activités éducatives et sociales et de les réduire à des fonctions purement liturgiques. Le troisième était d’emprisonner ou même d’exécuter les principaux dirigeants de l’Eglise dominante ; le motif officiellement invoqué n’était pas religieux : c’était le fait qu’ils combattaient la révolution. Le quatrième était de créer des groupes de membres du clergé et de laïcs favorables au régime afin qu’ils participent aux attaques contre les dirigeants de l’Eglise, et d’encourager les dirigeants des religions minoritaires à s’associer également à ces attaques. Le cinquième était, après avoir détruit l’équipe dirigeante de l’Eglise dominante, de lui donner des successeurs dociles. L’Eglise dominante devenait ainsi un organisme soumis, une coquille vidée de sa substance. Le dernier était d’attaquer (peut-être avec l’aide des dirigeants, désormais soumis, de l’Eglise dominante) les religions qui avaient initialement aidé à attaquer l’Eglise dominante. Une organisation d’Etat chargée de contrôler la religion fut créée (semblable à l’Administration d’Etat pour les Affaires religieuses en Chine). En Union soviétique, cette politique a été couronnée de succès, tout au moins dans un premier temps. D’après Philip Walters, « en 1939 l’Eglise orthodoxe avait virtuellement cessé d’exister en tant qu’institution. (…) Il est probable qu’il ne restait pas plus de cent ou deux cents églises encore ouvertes, sur un total d’environ 46 000 avant la révolution ; le clergé et des laïcs étaient dans des camps de travail ; et seuls quatre évêques étaient encore en liberté » (2).
Toutefois, cette politique était suffisamment souple pour s’accommoder des changements qui survenaient dans le contexte national et international. Pendant la seconde guerre mondiale, Staline ouvrit des églises afin que leur énergie spirituelle participe à la défense de la patrie ; après la guerre et jusqu’à sa mort en 1953, il poursuivit cette politique de détente relative envers la pratique religieuse. L’Eglise avait été affaiblie et transformée en un instrument de soutien aux intérêts gouvernementaux, mais elle parvenait à accomplir certaines de ses fonctions liturgiques publiques, même si le nombre de ses membres était grandement réduit. Par la suite, Khrouchtchev mit cette politique en œuvre de manière beaucoup plus dure, car il cherchait à anéantir complètement la foi. Mais cela provoqua un contrecoup sous la forme de poches de foi aussi clandestines que ferventes. En conséquence, à l’époque de Brejnev, le régime mit fin à cette tentative de répression politique et en revint à la politique d’endiguement qui avait été appliquée dans les dernières années de la vie de Staline.
Après la seconde guerre mondiale, l’une des conditions pour faire partie du club des pays communistes était d’adopter la politique lénino-stalienne en matière de religion. Cependant, étant donné que cette politique avait été conçue pour s’opposer au pouvoir de l’Eglise orthodoxe russe, elle ne s’adaptait pas bien aux contextes non russes. En Pologne, par exemple, où l’Eglise catholique était perçue comme la principale gardienne de l’identité nationale, il était clair qu’une intervention musclée provoquerait une forte réaction nationaliste. C’est pourquoi les communistes polonais furent obligés d’accepter beaucoup plus de compromis que Staline ne l’avait fait avec l’Eglise orthodoxe en Russie. De leur côté, les dirigeants de l’Eglise catholique polonaise étaient également prêts à accepter des compromis avec le gouvernement pour assurer la survie des institutions.
En Chine, le problème était différent. La Chine impériale n’a jamais eu une Eglise institutionnalisée nationale, organisée hiérarchiquement. Le mot « religion » (avec sa référence d’origine protestante à une foi personnelle pratiquée au sein d’assemblées de fidèles) n’est entré dans le vocabulaire chinois qu’à la fin du XIXe siècle, sous la forme d’une transcription du terme allemand employé pour désigner la religion, en provenance du Japon. Par contraste avec cette religion « moderne », la plupart des pratiques rituelles des Chinois ordinaires étaient définies comme de la « superstition » (autre néologisme, introduit initialement dans le vocabulaire chinois par les jésuites au XVIIe siècle). Ces pratiques locales, profondément ancrées dans la vie rurale, puisaient dans les traditions confucéenne, taoïste et bouddhiste. Au début du XXe siècle, des réformateurs chinois avaient essayé de purifier et de moderniser ces traditions en les organisant au sein de cinq institutions, structurées hiérarchiquement et subordonnées à l’Etat – ce qui les faisait ressembler aux Eglises occidentales – tout en s’efforçant de détruire le culte syncrétique « superstitieux » rendu aux ancêtres et aux divinités locales qui permettait à la très grande majorité des Chinois de donner une signification à leur vie et d’avoir le sentiment de leur appartenance à la communauté (3).
Dans les années 1950, les communistes chinois déployèrent tout l’appareil stalinien : le Bureau des Affaires religieuses (devenu depuis l’Administration d’Etat des Affaires religieuses), les diverses « associations patriotiques » regroupant le clergé favorable au régime, l’emprisonnement des responsables religieux (des arrestations qui n’étaient pas explicitement motivées par leurs croyances religieuses – dont la liberté était officiellement protégée par la Constitution – mais par leurs « activités contre-révolutionnaires »), la suppression des activités des organisations religieuses dans les domaines éducatif et social. Mais les cinq religions ne possédaient pas, pour la plupart, une hiérarchie bien organisée comme celle de l’Eglise orthodoxe en Russie. L’organisation centralisée des Chinois Han bouddhistes et taoïstes était artificielle, n’ayant été développée qu’au XXe siècle. Les protestants étaient divisés en un grand nombre de dénominations. Seule l’Eglise catholique correspondait au modèle d’une organisation centralisée et hiérarchisée. L’Eglise catholique était une cible parfaite pour l’appareil stalinien de contrôle religieux – en particulier parce que, dans les années 1950, son chef était le pape Pie XII, dont l’anticommunisme ne souffrait aucun compromis – et le gouvernement dirigea toute la puissance de cet appareil contre les catholiques.
Des prêtres furent emprisonnés, des églises furent détruites, et un petit groupe d’évêques « patriotiques » fut recruté pour diriger l’Eglise, ce qui constituait un défi direct lancé au Vatican. La plupart des catholiques pratiquèrent discrètement leur foi dans l’intimité de leur domicile. L’effet global fut que la hiérarchie catholique fut presque complètement détruite et que les institutions centrales de cette Eglise furent vidées de leur substance. Toutefois l’Eglise ne fut perturbée que dans les grandes villes, où elle n’avait, de toute façon, jamais été très forte. Bien que cette répression ait été un succès pour la politique religieuse stalinienne de la Chine, son effet global sur le paysage religieux chinois fut limité. L’Eglise, après tout, ne représentait qu’environ 1% de la population chinoise.
De plus, la répression gouvernementale eut une conséquence imprévue : elle accrut le pouvoir des laïcs dans les communautés à la base. Du fait de la manière dont l’évangélisation s’était faite avant 1949, il était fréquent que des villages entiers, ou tout au moins des familles entières, soient catholiques ; l’identité catholique était transmise des parents aux enfants et le mode de vie catholique était enraciné dans tous les aspects de l’économie et de la société rurales. Dans ces circonstances, il était presque impossible de renoncer à son identité catholique, parce que, même si on était un catholique « tiède » qui ne respectait pas les commandements et ne priait pas régulièrement, il fallait au moins se faire enterrer selon le rite catholique pour garder le contact avec les ancêtres de sa famille. Dans les villages qui n’étaient pas chrétiens, la religion populaire traditionnelle était profondément intégrée dans la vie ; il en était de même pour l’Eglise catholique en milieu rural. C’était autant une religion populaire locale qu’une religion mondiale hiérarchisée et le démantèlement de la hiérarchie ne pouvait pas faire disparaître l’identité catholique. En réalité, le fait que le gouvernement s’en prenne à une identité dont les gens ne pouvaient pas se débarrasser même s’ils le souhaitaient pouvait aboutir à un approfondissement de cette identité et à un renforcement de la position de ceux qui essayaient de la protéger.
C’est pourquoi le démantèlement de la hiérarchie de l’Eglise en Chine permit aux communautés rurales de faire preuve de créativité dans leur manière de pratiquer leur foi. Dans les années 1950, beaucoup de communautés locales n’avaient plus de communication avec la hiérarchie catholique. Il y avait relativement peu de prêtres chinois disponibles pour diriger les communautés catholiques, en particulier dans les campagnes. Ceux de ces prêtres qui avaient coopéré avec l’Association patriotique créée en 1957 par le gouvernement manquaient de crédibilité aux yeux de la plupart des catholiques. Les communautés catholiques de villages étaient donc livrées à elles-mêmes. Comme cela s’était passé au XVIIIe siècle et au début du XIXe après la persécution du catholicisme provoquée par la Querelle des Rites, la vie des églises locales était dirigée par les leaders laïcs des communautés locales. Dans ces circonstances, on pouvait s’attendre à une diversité encore plus grande dans la manière dont les pratiques catholiques locales se développaient. Celles-ci comprenaient des cultes rendus à des martyrs modernes ayant souffert lors des diverses persécutions dont le point culminant avait été la Révolution culturelle (1966-1976), des guérisons miraculeuses, des exorcismes visant à chasser des démons, et des signes par lesquels la Vierge Marie indiquait qu’il fallait persévérer dans la marche en avant. Dans le livre qu’Henrietta Harrison a consacré à un village catholique du Shanxi, on peut découvrir les moyens particuliers grâce auxquels une communauté du Shanxi réagissait aux apparitions locales de la Vierge Marie à l’époque du Mouvement d’éducation socialiste (4). D’autres communautés doivent avoir vécu des expériences semblables, mais il est certain que chacune d’elles avait ses particularités (5).
Mal adaptées au contexte chinois, les politiques staliniennes du Parti communiste chinois, même mises en œuvre de la manière la plus brutale pendant la Révolution culturelle, n’ont donc pas réussi à éradiquer le catholicisme, ni, d’une manière générale, la plupart des formes de pratique religieuse populaire. En fait, elles ont ouvert la voie à de nouvelles formes de pratique (pas nécessairement considérées comme orthodoxes par le magistère) nées de l’initiative des communautés de base.
L’ère des réformes qui commença sous la direction de Deng Xiaoping en 1979 mis fin aux tentatives liées à la Révolution culturelle pour effacer la religion mais elle n’abandonna pas la politique lénino-stalinienne. La politique officielle de base en matière de religion qui a servi de guide pendant l’ère des réformes est définie dans le « Document 19 », promulgué en 1982. Elle ressemble à la version « allégée » des politiques religieuses lancée au cours des dernières années de Staline et réactivée sous l’ère Brejnev. Fidèle aux prémisses de l’idéologie marxiste, elle affirme que la religion va graduellement disparaître sous l’effet des forces de modernisation, mais elle reconnaît que la religion ne peut pas être éradiquée rapidement par la force politique et que le recours à cette force pourrait être, en réalité, contre-productif. De là, elle s’efforce de contrôler la religion en limitant sa pratique à la vie privée et en plaçant tous ses leaders sous étroit contrôle gouvernemental. La seule fonction légitime de la religion est de servir l’Etat socialiste.
Mais cette politique reste peu et mal adaptée à la vie en Chine, ce qui fait qu’elle a échoué dans tout le pays. Des millions de temples locaux ont été bâtis ou rebâtis dans les campagnes et il y a eu une explosion de la pratique religieuse populaire. Le christianisme protestant a connu une croissance exponentielle, passant de moins de un million de protestants en 1949 à peut-être plus de 50 millions aujourd’hui. Et l’Eglise catholique a progressé régulièrement, passant de quelque 3 millions de catholiques en 1949 à peut-être 14 million aujourd’hui. Dans tous les cas, ce sont les formes de religion bien intégrées dans la vie des communautés locales qui se sont bien développées, plutôt que celles qui sont contrôlées par des hiérarchies officielles. Les groupes organisés localement autour d’un temple et les sectes (au sens d’écoles) populaires dirigées par des leaders charismatiques ont plus de vigueur que l’Association bouddhiste chinoise et l’Association taoïste chinoise qui sont organisées de manière bureaucratique. Des « Eglises à la maison » ou « Eglises domestiques » non enregistrées et souvent inspirées par des leaders laïques qui prétendent être inspirés directement par le Saint-Esprit connaissent une croissance plus forte que celles qui sont contrôlées par le Mouvement des trois autonomies (l’équivalent pour les protestants de l’Association patriotique des catholiques chinois). Le développement relativement lent de l’Eglise catholique est probablement dû au fait qu’elle dépend d’un clergé ordonné, qui est plus sujet à des contrôles de la part de l’Association patriotique, mais une partie de la croissance la plus vigoureuse, en particulier dans les campagnes, provient des éléments non enregistrés, « clandestins », de l’Eglise.
Comme je l’ai découvert à l’occasion de mes conversations avec des fonctionnaires du Département du Front Uni, il est évident même pour ces gens bien informés que la politique religieuse officielle ne fonctionne pas correctement. C’est, de leur propre aveu, un échec. La pratique religieuse continue à progresser et les tentatives de prise de contrôle des hiérarchies religieuses ont abouti, par métamorphose, à l’apparition de nouvelles formes de pratique religieuse au niveau des communautés de base, que l’Etat ne peut pas contrôler facilement.
Jusqu’à présent, il n’a pas été possible pour les membres du Parti communiste d’admettre officiellement que la vieille politique stalinienne est inapplicable. C’est pourquoi les fonctionnaires chargés de maintenir des relations harmonieuses entre la religion et l’Etat ont eu recours à toutes sortes de politiques, souvent incohérentes, pour « traverser la rivière en tâtant les pierres ». En ce qui concerne l’Eglise catholique, cela a abouti à des différences, d’une région à l’autre, en matière de restrictions imposées à la pratique religieuse. Les abattages de croix et les démolitions d’églises qui ont eu lieu à Wenzhou ces derniers temps n’ont pas été étendus à d’autres provinces. L’installation officielle de Mgr Wu Qinjing ne signifie pas nécessairement que Ma Daqin va être accepté par le gouvernement comme évêque de Shanghai. Sur le papier, la politique officielle du Parti et de l’Etat en ce qui concerne la religion paraît systématique et rationnel, mais, étant donné que cette politique est inapplicable, la pratique réelle du gouvernement est incohérente, arbitraire et imprévisible.
Toutefois, il y a lieu de se demander si les formes disparates de pratique locale ne vont pas converger peu à peu. Xi Jinping paraît décidé à rationaliser et à centraliser le système de gouvernement dans tous les domaines de la vie et à chercher un moyen de le faire qui soit adapté à la culture chinoise plutôt qu’à la théorie occidentale, en vue d’un « Grand rajeunissement de la nation chinoise ». En ce qui concerne la religion, cela conduit à un ensemble de stratégies qui s’inspirent davantage de Kangxi et Qianlong que de Lénine et Staline.
La nouvelle hégémonie sacrée impériale
Dans la Chine des dynasties Ming et Qing, l’empereur était le Fils du Ciel. Sa responsabilité première était de servir d’intermédiaire entre le Ciel (considéré comme une divinité) et la Terre. La légitimité de son autorité était fondée sur ce rôle sacré, qui dépendait bien entendu d’un Mandat du Ciel qui pouvait être perdu en cas d’actes répréhensibles commis par l’empereur. Celui-ci remplissait son rôle en accomplissant, dans sa capitale et ailleurs, d’importants rituels destinés au Ciel afin d’attirer les bénédictions de celui-ci sur ses sujets. L’empereur combinait les rôles occidentaux du roi et du pape (6).
Une partie de son rôle d’empereur consistait à faire la distinction entre « le véritable enseignement » et « l’enseignement déviant » – et, étant donné que « l’enseignement », en Chine, était étroitement mêlé au rituel et au mythe, c’était une distinction (pour utiliser un langage occidental moderne) entre l’orthodoxie et l’hétérodoxie. Cette distinction était fondée principalement non pas sur des doctrines mais sur les pratiques des adeptes des différents enseignements. C’est pourquoi beaucoup d’historiens occidentaux estiment que, au lieu des termes « orthodoxie » et « hétérodoxie », on devrait utiliser « orthopraxis » et « heteropraxis » (7).
Bien que les élites dont faisaient partie les principaux conseillers de l’empereur aient été élevées dans une tradition confucéenne sceptique à l’égard de la plupart des formes de pratique religieuse populaire, les empereurs ne cherchaient habituellement pas à réprimer – ils avaient même tendance à les encourager – les cultes villageois, qui s’inspiraient en général d’un mélange de traditions taoïstes, bouddhistes et confucéennes. Ces rituels et ces mythes étaient un « véritable enseignement » orthodoxe s’ils consolidaient les relations hiérarchiques convenables au sein des familles, s’ils contribuaient à la constitution de communautés vigoureuses enracinées dans l’agriculture locale et si, de ce fait, ils soutenaient par là même la stabilité sociale sous la domination impériale. En ce qui concernait les grands monastères bouddhistes et taoïstes, les empereurs les contrôlaient grâce au mécénat impérial, qui les aidait à prospérer tout en assurant la loyauté de leurs dirigeants envers l’empereur.
Cependant, si des organisations sectaires rassemblaient des gens appartenant à un grand nombre de communautés différentes, contrevenaient aux distinctions de sexe en permettant à des hommes et à des femmes de prier ensemble comme des égaux, prêchaient une fin immanente de l’ère actuelle et devenaient parfois la base d’organisations pour une rébellion, elles pouvaient être considérées comme hétérodoxes et être fortement persécutées.
Souvent, les faits pouvant justifier une telle distinction étaient ambigus. Lorsque le christianisme catholique fut introduit en Chine au XVIe siècle par des missionnaires jésuites, il y eut beaucoup de débats à la cour impériale pour savoir si cet « enseignement étranger » devait être considéré comme orthodoxe ou comme hétérodoxe. Les jésuites finirent par convaincre l’empereur que leur enseignement était compatible avec les autres enseignements qui appuyaient le pouvoir impérial et, en 1692, l’empereur Kangxi déclara que le catholicisme était un « enseignement orthodoxe ». Mais lorsque le pape condamna l’interprétation du christianisme qui était proposée par les jésuites, contredisant ainsi le jugement de l’empereur, celui-ci déclara que le christianisme était un enseignement hétérodoxe. Les définitions de l’orthodoxie et de l’hétérodoxie pouvaient être échangées, mais l’arbitre infaillible de telles distinctions était toujours l’empereur (8). Comme l’a remarqué Zhuo Xinping dans une étude qui a fait date, le principe de base de la politique impériale en matière de religion était que « le gouvernement est le maître et la religion le serviteur (zhengzhu, jiaocong) ». L’histoire de la manière dont les dirigeants chinois ont protégé et valorisé l’héritage culturel de leur pays devient donc pour la politique religieuse une base plus fondamentale que la théorie marxiste.
De telles discussions dessinent une politique dans laquelle l’Etat tolère une large gamme de pratiques religieuses, tolérance aujourd’hui présentée comme un respect pour le « pluralisme culturel ». Il y a en effet une tolérance beaucoup plus grande à l’égard de certaines formes de religion qu’à l’époque de Mao et pendant les deux premières décennies de l’ère des Réformes (les années 1980 et 1990). Mais il ne s’agit pas d’une tolérance libérale, fondée sur un droit à la liberté d’association religieuse et sur une séparation entre l’Eglise et l’Etat. Elle est fondée sur le vieux principe impérial selon lequel le gouvernement est le maître et la religion le serviteur. L’Etat se réserve la prérogative de déterminer quelles sont, parmi les différentes pratiques, les « vraies religions » orthodoxes et les « cultes mauvais » hétérodoxes. Cette distinction est principalement fondée sur les implications pratiques de chaque religion : celle-ci contribue-t-elle, ou non, au développement d’une « société harmonieuse » sous la direction du Parti-Etat ? Pour être pleinement légitime, une religion doit contribuer activement à l’édification de la société harmonieuse. Si elle n’y contribue pas activement, l’Etat doit prendre la responsabilité de guider cette religion de manière à ce qu’elle s’acquitte de ses obligations. Si elle n’accepte pas d’être guidée, l’Etat doit l’écraser.
Dans sa nouvelle incarnation, le Parti, qui en principe est séculier, prend une aura sacrée. Il se présente maintenant comme porteur d’un destin national sacré. Il accomplit des rites publics spectaculaires tels que les cérémonies d’ouverture des Jeux olympiques de Pékin – cérémonies qui ont puissamment évoqué le glorieux héritage culturel du confucianisme, du bouddhisme et du taoïsme mais n’ont fait aucune référence à Mao Zedong ni même au socialisme.
Cela peut aboutir à de nouvelles formes de tolérance ou de répression religieuses. Il y a peu, le culte local qui avait lieu au temple d’un village était considéré comme une « superstition féodale » et il était réprimé au nom de la modernisation marxiste. Dans la nouvelle politique qui se met en place, le culte pratiqué au temple local et les fêtes religieuses populaires sont souvent rebaptisés « héritage culturel intangible » et bel et bien encouragés (malgré le scepticisme des élites éduquées quant à leur contenu de vérité), tant qu’ils satisfont les villageois et que, peut-être, ils génèrent un peu de tourisme. Comme le gouvernement impérial jadis, le Parti communiste au pouvoir est favorable au polythéisme – à une multitude de cultes locaux qui font que la société rurale reste divisée et incapable d’une action de masse. Les communautés chrétiennes posent davantage de problèmes parce qu’elles sont fondées sur une religion étrangère qui n’appartient pas à l’héritage culturel chinois. Mais aussi longtemps qu’elles ont un caractère indigène – ce qui signifie, concrètement, qu’elles acceptent le principe du gouvernement-maître et de la religion-serviteur –, elles peuvent être acceptées. Même les communautés chrétiennes organisées, au niveau local, selon le principe du culte à la maison, des Eglises domestiques, en dehors du cadre du Mouvement des trois autonomies, pourraient être acceptées aussi longtemps que leur fonction première semble être d’inciter les gens à constituer des familles fortes et à travailler dur et qu’elles ne s’opposent pas aux forces de police de la société harmonieuse. L’encouragement donné aux cultes populaires locaux semble en effet avoir permis au gouvernement de ralentir le développement du christianisme évangélique dans les campagnes. Le Dieu chrétien est alors intégré dans un panthéon de dieux locaux, qui maintiennent la division au sein de la population rurale.
Cependant, si la conception qu’a Xi Jinping des relations entre les Eglises et l’Etat est, dans les faits, celle des empereurs des dynasties Ming et Qing, il se pourrait que le catholicisme et les autres formes de christianisme ne s’en tirent pas aussi bien que les religions fondées sur le bouddhisme et le taoïsme. A long terme, un gouvernement absolutiste ne peut faire pleinement confiance à aucune forme de christianisme. Comme les musulmans, les chrétiens croient en un Dieu qui transcende le monde et qui a établi des principes moraux universels qui transcendent les frontières de n’importe quel empire et peuvent être utilisés pour demander des comptes à n’importe quel dirigeant terrestre. La principale valeur, pour l’Eglise, c’est l’amour, et celui-ci peut être fortement sollicité pour respecter la culture chinoise et contribuer à une société harmonieuse. Cependant, la dimension prophétique ne peut jamais être complètement effacée et il y a toujours la possibilité qu’elle soit mise en œuvre face à l’injustice. De plus, l’Eglise locale voudra toujours rester en communication avec l’Eglise mondiale.
Une transition incomplète
La politique de l’Etat chinois en matière de religion est donc dans une phase de transition. On pourrait dire que la forme de cette politique est encore lénino-stalinienne mais que son esprit est impérial. Le vieux système lénino-stalinien est toujours là. Le Département du Front Uni et l’Administration d’Etat pour les Affaires religieuses, ainsi que les diverses « associations patriotiques » jouent encore un rôle important et ils sont peuplés de bureaucrates tout à fait réfractaires au changement. Mais les fonctionnaires affectés à ces agences sont souvent des individus de second ordre, ayant connu des échecs relatifs dans le système méritocratique qui préside aux attributions de postes. Peut-être Xi Jinping va-t-il essayer de réformer les agences qui assurent le contrôle étatique afin de les rendre plus efficaces. Ling Jihua, le chef du Département du Front Uni (rétrogradé à ce poste il y a plusieurs années, à la suite de l’implication de son fils dans un scandale), vient d’être convaincu de corruption ; peut-être son successeur sera-t-il quelqu’un de plus efficace et de plus loyal à Xi.
Si le Département du Front Uni et l’Administration d’Etat pour les Affaires religieuses étaient mieux organisés et plus efficaces, cela pourrait conduire à une position plus généreuse et plus accommodante à l’égard du bouddhisme et du taoïsme, ces grandes traditions dont Xi Jinping a dit qu’elles représentaient le génie du peuple chinois. Mais des organismes d’Etat mieux gérés pourraient vraiment rendre la vie plus difficile pour les catholiques et les autres chrétiens. Au mois de juillet, à Wenzhou, des fonctionnaires locaux ont envoyé des moines bouddhistes chanter devant un temple protestant dont les fidèles étaient en train de protester contre l’arrachage de sa croix. Il semble que l’opération ait visé à provoquer et à intimider les chrétiens. Un autre fait indique que, dans la ligne de la politique impériale traditionnelle, le gouvernement privilégie les religions indigènes (même si, bien évidemment, le bouddhisme a été importé d’Inde) par rapport au christianisme : c’est la promotion du confucianisme, qui est explicitement considérée, tout au moins par certains de ses partisans, comme un moyen de contrecarrer l’extension du christianisme.
Le retour de la vieille politique impériale est lié à la tentative de l’Etat de légitimer son pouvoir en faisant appel non pas à l’idéologie marxiste mais au nationalisme. Cette tentative apparaît clairement dans une récente directive du Parti qui interdit les discussions à propos des « valeurs universelles », mais aussi dans un renforcement du « grand pare-feu », de la « Grande muraille de Chine », qui crée des restrictions à l’utilisation de manuels étrangers dans les universités, ou encore dans les manifestations de force organisées dans les mers situées à l’Est et au Sud de la Chine. Cette attitude est liée à la fierté compréhensible qu’inspire au peuple chinois l’accès de son pays à la richesse et à la puissance, mais également au sentiment d’insécurité que ressent le Parti communiste chinois qui cherche à donner une nouvelle base à sa légitimité. Tant que cette propagation d’un nationalisme peu sûr de lui persistera, il y a peu de chances, à mon avis, que les relations entre Pékin et le Vatican soient normalisées et l’Eglise catholique va continuer à être soumise à une lourde pression politique. Mais en fin de compte, lorsque la Chine sera rassurée quant à sa position dans le monde, son gouvernement pourrait découvrir qu’il a plus à perdre qu’à gagner en suivant les stratégies des Ming et des Qing en matière de gestion de la vie religieuse. Dans un monde moderne globalisé, l’effort qu’il faut constamment déployer pour être l’arbitre suprême de la vie religieuse constitue un poids insupportable pour le gouvernement. L’une des raisons de ce phénomène est, paradoxalement, la puissance même de l’Etat chinois moderne ; une autre raison résulte de la faiblesse de n’importe quel Etat à notre époque de mondialisation.
L’Etat chinois moderne a le pouvoir de soumettre la société à une surveillance et à un contrôle beaucoup plus complets que l’Etat impérial. Et pour réaliser l’ambition sacrée d’exercer un avatar moderne du Mandat du Ciel, il doit essayer d’exercer ce contrôle. Dans la vieille Chine impériale, certaines pratiques religieuses donnaient aux gens une chance de sortir de la société et de se retirer dans des espaces libres, hors d’atteinte de l’Etat. Mais, en général, ce départ rendait ceux qui le pratiquaient tellement marginaux qu’ils devenaient inoffensifs pour l’ordre politique. Aujourd’hui, en raison même du succès obtenu par l’Etat chinois dans l’extension de son réseau de pouvoir, il y a peu d’espaces de liberté ; le fait de chercher à se retirer de ce monde peut donc prendre l’aspect d’un acte de résistance politique. De plus, même des événements qui ont lieu aux marges de la société peuvent avoir un effet sur les fondements du pouvoir de l’Etat. Enfin, du fait même des technologies de communication dont la modernisation réalisée par le gouvernement a doté la Chine, des groupes marginalisés peuvent établir des liens les uns avec les autres, échanger des idées et s’influencer mutuellement, ce qui rend l’évolution des communautés religieuses de base en Chine d’autant plus dynamique. Le gouvernement chinois est maintenant confronté à la lourde tâche de décider quels sont, parmi les changements en cours dans la société, ceux qui sont orthodoxes et ceux qui sont hétérodoxes. Les universitaires et les fonctionnaires chinois qui suivent les affaires religieuses sont en train d’adopter le modèle proposé par le sociologue sino-américain Yang Fenggang, à savoir qu’il y a, pour la religion, des marchés rouges (tout à fait légitimes), des noirs (illégitimes), et des gris (9). La stratégie du gouvernement est de repérer les points de gris dans les parties franchement rouges ou noires. Cependant, le marché gris est si vaste et si diversifié que c’est très difficile à faire et, en tout cas, cela demanderait une expertise d’un niveau difficile à trouver en Chine. Ainsi, un gouvernement fort stimule effectivement le dynamisme des progrès de la religion et peut-être sème-t-il les graines de sa propre destruction.
Un second problème résulte de l’incapacité du gouvernement chinois – ou de n’importe quel gouvernement moderne – de fermer ses frontières et de décider de la nature de ses relations avec le monde extérieur. A notre époque où les pays du monde dépendent les uns des autres, l’épanouissement économique, social et culturel de chaque pays demande une intercommunication ouverte, avantageuse de part et d’autre, avec l’œcoumène moderne. La plus grande période d’épanouissement culturel de la Chine pré-moderne se situe au temps de la dynastie Tang, une époque où une société qui se sentait en sécurité était ouverte aux croyances étrangères, y compris le bouddhisme, l’islam et le christianisme, qui empruntaient la Route de la Soie. La Chine, en comptant sur les modèles de gouvernance de sa grande tradition, pourrait vouloir court-circuiter les dynasties Ming et Qing pour adopter l’attitude d’ouverture caractéristique des Tang ; l’Eglise catholique aurait vraiment un rôle précieux et essentiel à jouer dans un tel monde.
Cependant, même si on peut l’espérer, je ne pense pas que cela se produise prochainement. D’ici là, l’Eglise catholique doit être fidèle à l’Evangile, manifester de l’amour pour tous les Chinois et du respect pour tous les aspects authentiques de la culture chinoise, dans la conviction que, en fin de compte, tout finit par s’arranger au mieux pour ceux qui aiment Dieu. »
(eda/ra)